En remportant pour la troisième fois consécutive les élections législatives, l’AKP islamo-conservateur a confirmé combien il disposait d’une profonde assise électorale dans son pays. En engrangeant plus de 50 % des voix, il se retrouve même en position de force pour engager une réforme de la Constitution destinée à solder davantage encore l’héritage laïque et kémaliste de la République. Toutefois, on aurait tort de voir dans cette réforme annoncée un quelconque coup de force.
En effet, outre le fait qu’elle s’appuie sur un processus démocratique sans faille, cette révision résulte d’une mutation en profondeur d’une société turque décidée à cultiver d’un même mouvement les préceptes moraux issus de son identité musulmane et son aspiration à davantage de libertés politiques et économiques. Alors que ce modèle de “modernisation sans occidentalisation” inspire peu ou prou certains acteurs du printemps arabe, les élections turques confirment donc que le monde musulman est bel et bien en ébullition. Dans un éditorial publié au lendemain des élections législatives turques, Mehmet Altan, titrait “La révolution anatolienne continue” (Star Gazete, 13/06/11). De fait, l’AKP, non seulement en tant que parti mais aussi en tant que conscience de l’Anatolie profonde a remporté les élections. Elle parachève l’intégration de la périphérie rurale aux centres urbains. Elle jette des ponts entre l’État et la société en se faisant l’interprète des masses conservatrices. Enfin, sans remettre en cause ouvertement la nature laïque de la République,elle en donne une interprétation de plus en plus ouverte.
La démocratie communautaire
À l’exception du Parti démocrate dans les années cinquante, aucune formation, dans l’histoire de la Turquie contemporaine,n’avait remporté trois scrutins d’affilée.Comme son prédécesseur, l’AKP est parvenu à rassembler l’ensemble de la droite turque du centre à son extrême.Toutefois, si les dirigeants du Parti démocrate avaient capté l’électorat conservateur et musulman, ils n’en étaient pas moins issus du sérail kémaliste. Or, les cadres de l’AKP ont un profil différent.Originaires de la petite bourgeoisie provinciale, ils ont effectué leurs premières armes dans les rangs de la droite radicale et sont restés marqués par leur engagement au sein des divers partis islamistes précédemment interdits.
À l’inverse du volontarisme kémalisme qui voulait, à travers une révolution culturelle, créer un homme nouveau, l’action de l’AKP se veut davantage en phase avec l’homme concret et son bien être tant spirituel que matériel. La Turquie de Kemal s’est construite à la pointe de la baïonnette sur l’alliance du chapeau melon et de la caserne. Celle d’Erdogan a fait la jonction entre la mosquée et l’esprit d’entreprise. Son message : islam et modernité sont compatibles.
Auteur de La nouvelle puissance turque, Tancrède Josseran explique : “Les raisons de la victoire de l’AKP sont doubles. Sur le plan économique, la Turquie a atteint une moyenne de 8 % de croissance annuelle ; l’inflation est terrassée, les investissements étrangers sont passés en 10 ans de 1,2 milliard à près de 20 milliards de dollars… Toutefois, le ‘tout libéral’ de la politique économique de l’AKP a été compensé par le développement de réseaux caritatifs efficaces à destination des plus démunis. C’est là que le slogan du parti prend toute sa valeur : ‘Je veux l’AKP parce que je veux un authentique service’. Outre les confréries religieuses, l’AKP utilise l’étroit maillage de ses municipalités pour fournir gratuitement aliment de bases, charbon ou soins de santé. De fait, la privatisation partielle du secteur de la santé et l’instauration d’un chèque pour en bénéficier ont permis une amélioration à tous points de vue. Enfin, pour ce qui relève des aspects politiques, le charisme et la personnalité d’Erdogan ont un rôle de catalyseur auprès des masses qui l’identifient comme l’un des leurs. L’AKP se pose en porte-parole du pays réel et des Turcs noirs marginalisés par le système laïc”
La carte électorale est révélatrice des forces à l’œuvre en Turquie. On observe un mouvement d’est en ouest. Si l’AKP a légèrement décliné dans le Sud-est du pays, en raison d’une forte mobilisation des autonomistes kurdes, il amplifie ses scores sur le plateau anatolien. Sur la côte de la Mer Égée, fief kémaliste, l’AKP progresse et talonne le Parti républicain du peuple (CHP).
En réalité, le vote AKP découle d’un réflexe communautaire : 88 % des électeurs de la formation islamiste se considèrent avant tout comme musulmans. Pour Tancrède Josseran, “l’AKP trouve dans le modèle holistique de l’époque ottomane, deux idées force : ceux qui ont la même religion, quelle que soit leur origine, ont les mêmes intérêts politiques, économiques, sociaux. L’appartenance collective prime sur les affinités individuelles. Les intérêts des croyants ne sont pas ceux des non-croyants”. Cette pression sociale ou pression de quartier (mahalle baskisi) revient à transformer un droit à la différence légitime en une injonction d’appartenance à une identité d’origine imposée. Elle entraîne logiquement une modification des comportements sociaux.
Auteur d’un rapport intitulé, Being different in Turkey, la sociologue Binnaz Toprak, souligne ainsi que les villes d’Anatolie interdisent l’expression de comportements individuels en décalage avec le groupe dominant. Ainsi à Erzeroum, en période de ramadan tous les restaurants exceptés ceux de la gare routière et de l’hôpital public sont fermés. À Kayseri, dans l’unique restaurant servant de l’alcool,des policiers en faction devant l’établissement relèvent l’identité des clients.
Une opposition éclatée
Reste que cette évolution résulte d’un processus électoral sans faille.En effet,95 % des électeurs turcs sont représentés à l’assemblée à Ankara. L’électorat concentre ses suffrages sur quatre grands partis.Aucune des petites formations n’est parvenue à dépasser la barre des 2 %.
Avec 25 % des voix et 3 millions d’électeurs en plus, le Parti républicain du peuple (CHP), progresse. S’il a évité de mener campagne sur les questions religieuses, la plupart des électeurs lui ont accordé leur suffrage au CHP parce qu’ils le considèrent comme le gardien du caractère laïc du régime. 67 % des électeurs du CHP se disent disciples d’Atatürk (2). Ces Turcs blancs, souvent originaires des Balkans, sont à l’origine des Européens islamisés. À cet égard, la répartition géographique du vote républicain est saisissante. La Thrace (Kirklareli,Tekirdag, Edirne) et le pourtour occidental de la côte égéenne (Izmir,Aydin, Mugla) constituent leurs bastions.
Mais, en réalité, la bonne tenue du CHP est trompeuse. Si le parti kémaliste enregistre quelques progrès sur le plateau anatolien, il le doit essentiellement au profil de son nouveau leader Kemal Kiliçdaroglu. Originaire de Tunceli, Kiliçdaroglu a massivement engrangé les voix de la communauté alévie (musulman hétérodoxe) dont il est issu.Déchiré entre un courant social-démocrate et une aile nationale-républicaine, le CHP peine à renouveler ses référents idéologiques et à sortir de son ghetto sociologique. Dans les régions kurdophones,son score avoisine les 2 %…
En engrangeant 13 % des suffrages exprimés, le Parti d’action nationaliste (MHP) a, de son côté,réussi à maintenir son groupe parlementaire.Victime d’un chantage à la vidéo sexuelle,sa disparition aurait permis à l’AKP, dans le cadre du système en vigueur, de récupérer ses sièges et d’obtenir ainsi la majorité absolue… Mais la manœuvre a eu l’effet inverse de celui escompté : elle a donné au MHP une image de martyr, victime “d’une machination organisé par une confrérie religieuse d’outre-Atlantique”, pour reprendre l’expression d’un de ces dirigeants. Sociologiquement proche de la base électorale de l’AKP, le MHP réalise également des scores honorables sur la côte égéenne. Cette dichotomie influe sur la direction du parti qui oscille entre deux ailes. La première, incarnée par son président Devlet Bahçeli représente une approche nationale conservatrice, hostile à l’Union européenne, attaché à l’État unitaire mais favorable à une libéralisation du port du foulard. Inversement, la ligne nationaliste-révolutionnaire refuse catégoriquement tout compromis avec l’AKP et n’est pas hostile à un rapprochement avec la gauche kémaliste. Cette seconde posture n’est pas sans danger car lors du référendum constitutionnel de septembre 2010, les électeurs de régions habituellement acquises au MHP, ont voté pour la réforme proposée par l’AKP.
Le Parti de la paix démocratique (BDP) est le second grand vainqueur du scrutin avec l’AKP. Si le score de la formation autonomiste kurde reste modeste (6 %), elle a cependant réussi à faire élire plus d’une trentaine de députés. Le BDP a profité de l’enlisement de l’ouverture kurde initié par l’AKP. Significativement beaucoup de Kurdes qui avaient voté en 2007 pour Erdogan par solidarité contre l’establishment militarokémaliste ont reporté cette fois leurs voix sur les candidats du BDP. En outre,bien que caractérisé à l’origine par une indifférence marquée envers la religion, le BDP a évolué en accueillant des personnalités proches de l’islam politique.
Vers un nouveau pacte social ?
Un fait est toutefois incontournable : le mouvement de Tayip Edogan est devenu littéralement hégémonique. Preuve de cette démesure, la plate-forme électorale de l’AKP dresse désormais des perspectives jusqu’en 2023, anniversaire de la fondation de la République… Dans un tel système, la concurrence entre les partis s’efface et laisse place à une compétition entre les cadres d’une même formation.
Cependant, le triomphe de l’AKP est à nuancer. Comparé aux deux scrutins précédents, l’AKP augmente en pourcentage mais hérite d’un groupe parlementaire légèrement réduit.Avec 326 sièges, la formation d’Erdogan frôle la barre fatidique des 330 députés qui lui aurait permis de faire ratifier la réforme de la Constitution par voie parlementaire. Or, c’était là l’enjeu central du scrutin.
L’AKP a en effet entrepris de prendre le contrôle des bastions institutionnels encore sous la coupe de l’establishment laïc. En 2007, il a pris le contrôle de la présidence de la République, puis, à la faveur d’un amendement constitutionnel déposé en septembre 2010 il a mis fin à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Jusqu’à cette date, le pouvoir judiciaire s’autorégulait par cooptation. Ultime ligne de défense des élites laïques, il avait la fâcheuse habitude de bloquer les projets de lois de l’AKP, comme celui sur le port du voile dans les universités. Cette indépendance a pris fin. Dorénavant les membres de la Cour constitutionnelle ainsi que ceux du Haut conseil des juges et des procureurs (équivalent de notre Conseil supérieur de la magistrature) sont nommés par le gouvernement.On assiste donc à une fusion progressive des trois pouvoirs sous la houlette de l’AKP. Ultime étape, la nouvelle constitution doit permettre d’en finir une fois pour toutes avec les reliquats de l’autoritarisme laïc.
Le futur projet de constitution doit dans l’esprit d’Erdogan insister sur la diversité des appartenances, autoriser l’enseignement du kurde à l’école, procéder à une décentralisation poussée des institutions, accorder davantage de place à l’expression des croyances sur la place publique. Tancrède Josseran, analyse : “Les articles de la Constitution qui assimilent de manière exclusive, la langue et l’identité ethnique turque au fait national sont directement visés. En particulier, l’article 3 qui stipule que ‘l’État turc, avec sa patrie et sa nation, est une identité indivisible. Sa langue est le turc’.”
C’est ici que le projet de société du parti islamiste prend toute sa dimension. Il s’agit pour l’AKP de refonder le pacte social et de l’enraciner dans l’espace et le temps. Le discours de victoire d’Erdogan prononcé au soir du 12 juin du haut du balcon du siège de l’AKP à Ankara est, à cet égard,révélateur de la volonté des islamistes turcs de renouer avec leur plus longue mémoire.
La nation turque est à l’image de l’Anatolie,un creuset. Aussi,comme le souligne le quotidien Hürriyet, dans son édition du 13 juin 2011, le Premier ministre a-t-il pris soin de parler des “citoyens de Turquie” en se plaçant sous les auspices “d’Allah, le clément, le mi parler des “citoyens de Turquie” en se plaçant sous les auspices “d’Allah, le clément, le miséricordieux”. Et de déclarer “qu’il y a 74 millions de vainqueurs, Turcs, Kurdes, Zazas, Arabes Tcherkesses, Lazes, Géorgiens, Roums, (ceux qui viennent des Balkans), Turkmènes”. Pas question toutefois de voir dans cette énumération une quelconque apologie de la diversité sur un mode occidental. Car, dans l’esprit d’Erdogan et de ses partisans, ce qui rassemble cette multitude de peuples est une tradition commune et le souvenir partagé de l’empire ottoman. Pour Tancrède Josseran, l’utilisation du slogan, “Notre nation a gagné, la démocratie a gagné”, est caractéristique du cocktail idéologique de l’AKP : “L’utilisation du terme ‘millet’(nation) par les islamistes turcs est symptomatique de la confusion entre appartenance nationale et confessionnelle. À l’époque ottomane, la notion de ‘millet’ renvoyait en effet à la religion pratiquée. Des groupes aux langues et aux origines différentes pouvaient avoir la même religion et par conséquent la même nationalité (Turcs et Kurdes par exemple étaient inclus dans la même nationalité).Dans un pays peuplé quasi exclusivement de musulmans, le terme de ‘millet’ désigne sans ambiguïté la première communauté confessionnelle,c’est-à-dire en Turquie : l’islam”. Dans son discours, Erdogan recourt également au concept islamique de “helallesme”, c’est-à-dire de “pardon mutuel des offenses”. Dans sa bouche, elle prend la valeur de consensus, de l’unanimité indispensable pour gouverner. En ce sens, les vues d’Erdogan dépassent la seule Turquie. Si bien que, dans une envolée aussi lyrique que géopolitique – qui étonnerait fortement ceux qui voient en lui un “européen convaincu” – il s’est exclamé après les élections : “Aujourd’hui, Istanbul a remporté une victoire, mais c’est aussi une victoire pour Sarajevo, pour Izmir comme pour Beyrouth,une victoire pour Ankara comme pour Damas :une victoire pour Diyarbakir comme pour Ramallah, Naplouse, Jénine, pour la Cisjordanie, pour Jérusalem et pour Gaza” (Hurriyet, 13/06/11). On ne saurait mieux caractériser combien la Turquie entend désormais s’affirmer comme un modèle pour tous les peuples musulmans qui entendent concilier islam, démocratie et modernité.
Pour aller plus loin :
- La nouvelle puissance turque. L’adieu à Mustapha Kemal, par Tancrède Josseran, Éditions Ellipses,, 219 p. 17 € ;
- Being different in Turkey, Research Report on Neighbourhood Pressure,sous la direction de Binnaz Toprak, Bogazci Üniversitesi, 147 p. (librement téléchargeable sur le site de l’ Open Society Foundation, à l’adresse suivante www.aciktoplumvakfi.org.tr/pdf/tr_farkli_olmak.pdf)