Sep 152016
 

L’espace cosmique n’échappe pas à l’esprit de conquête

L’été 2016 est particulièrement riche en actualités dans le domaine spatial. Alors que la sonde Mars Reconnaissance Orbiter permet à la NASA de diffuser des images spectaculaires de la « planète rouge », les scientifiques chinois viennent de dévoiler le modèle d’un robot censé atterrir sur Mars en 2020.

Et si l’agence spatiale russe (Roskosmos) annonce qu’elle enverra son premier touriste dans l’espace d’ici deux ans, Virgin Galactic vise ses premiers vols commerciaux dès 2017, ayant obtenu le 1er août l’aval de la FAA, l’agence américaine en charge de la réglementation aérienne, pour lancer de nouveaux tests.

Plus que jamais, ainsi que nous le soulignions il y a près de cinq ans, « le spatial est à la fois un territoire de puissance et de développement commercial » (note CLES n°45, Géopolitique de l’espace, 01/12/2011).

Au-delà des enjeux de puissance et des démonstrations de force, les États entendent en effet exploiter les formidables possibilités civiles offertes par la conquête de l’espace. Lequel s’érige en territoire d’une compétition géopolitique associant États et entreprises.

Géopolitiquement, l’espace apparaît en 1957, dans le contexte de la guerre froide : les États-Unis décident de répondre au défi que vient de leur lancer l’URSS, avec le lancement du premier satellite artificiel, Spoutnik, qui survole de facto le territoire américain.

« La conquête de l’espace naît dans un monde bipolaire structuré par le fait nucléaire et profite des progrès réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale par l’Allemagne pour développer une nouvelle arme de guerre à longue portée, les missiles V2, rappelle la géographe Isabelle Sourbès-Verger, du Centre Alexandre Koyré (CNRS/EHESS). Ainsi, les décideurs qui ont financé les premières technologies spatiales avaient en tête des préoccupations très concrètes : renforcer leur position stratégique face à un adversaire. »

Un objectif qui suppose, dans la lutte que se livrent capitalisme et communisme pour représenter le « progrès », une forte mobilisation idéologique, médiatique, et bien sûr économique et financière. Mais qui repose d’abord sur une capacité militaire, de nature balistique.

Les capacités spatiales, reflets de la puissance

Sans surprise, après être sortis vainqueurs de la guerre froide, notamment via l’Initiative de défense stratégique (IDS) ou « guerre des étoiles » promise en 1983 par le président Reagan aux Soviétiques, les États-Unis restent encore largement en tête des puissances spatiales.

L’espace est pour eux une « Nouvelle Frontière » (J.-F. Kennedy, 1960), et leurs moyens budgétaires étaient estimés à 40 Mds€ en 2014, dont la moitié consacrée aux dépenses militaires, avec pour résultats des sauts technologiques majeurs, mais aussi d’importantes marges bénéficiaires pour les industries spatiales américaines.

Selon le cabinet BSI Economics, cela représentait 0,39 % du PIB en 2007 et 46 € par habitant en comptant l’ensemble des budgets des agences publiques concernées.

La Russie s’est redressée ces dernières années en retrouvant sa deuxième place, avec 6 Mds€, suivie de près par l’Europe avec 6 Mds€ également (mais moins de 0,03 % du PIB), puis la Chine avec 5 Mds€.

Le Japon voit ses capacités industrielles et technologiques réelles obérées par son statut de « vassalité » à l’égard des États-Unis.

Il est cependant actif, et mène par exemple des études en commun avec la France et l’Allemagne pour développer un démonstrateur de lanceur réutilisable à l’horizon 2020 : « L’agence japonaise apporte son savoir-faire en matière de moteur cryogénique réutilisable, l’Europe sa base de lancement en Guyane » (L’Usine nouvelle, 03/06/2016).

L’affirmation croissante des nations asiatiques

Même si ses ambitions dans ce domaine datent des années 1960, avec un premier satellite en 1970, la Chine n’est devenue une nation qui compte dans le spatial que depuis les années 1990, avec des lancements de fusées réguliers et des missions habitées.

Le projet 921 ou Shenzhou (« vaisseau céleste ») est annoncé officiellement en 1998 et en 2003, alors que la navette américaine Columbia se désintègre à son retour sur Terre à Cap Canaveral, la Chine devient la troisième nation à envoyer, par ses propres moyens, un homme dans l’espace, le taïkonaute Yang Liwei.

En 2015, même si les chiffres sont invérifiables, le pays aurait investi près de 90 Mds€ dans ses aventures spatiales selon RFI (25/08/2016), qui précise que « c’est une cause nationale et source de fierté ».

Pékin entend relever l’affront de l’échec d’une coopération avec la Russie pour une mission martienne en 2011, puis de la panne prématurée du véhicule téléguidé Lapin de Jade, pourtant lancé avec succès dans l’orbite lunaire fin 2013.

« Il faut savoir que lorsque le président Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2012, il a déclaré que l’innovation était l’un des piliers pour le développement du pays, rappelle RFI. Depuis, les annonces sur tel ou tel exploit s’enchaînent : Pékin a lancé [fin août 2016] un satellite à communication quantique, une première mondiale censée édifier un système de communications cryptées et donc résistant à toute tentative d’espionnage. »

Ce qui permet en retour à Washington de justifier la poursuite de ses efforts dans ce domaine…

New Delhi cherche également, par le spatial, la reconnaissance de son statut de puissance dans un monde multipolaire en devenir.

« Le remarquable succès de Mars Orbiter Mission, une sonde satellisée autour de la planète rouge en septembre 2014, suivie par la mise en service [en octobre 2015] de Astrosat, son tout premier observatoire astronomique, témoignent de cette vitalité et de cette volonté indiennes, et de la maturité de la technologie spatiale mise en oeuvre », relève le journaliste Serge Brunier dans Sciences&Vie (15/10/2015).

De fait, l’Inde maîtrise aujourd’hui toute la chaîne spatiale, depuis les lanceurs jusqu’aux satellites, en passant par les sondes et la base spatiale.

Les Indiens veulent s’affirmer stratégiquement face à leurs voisins chinois, japonais, coréens – voire pakistanais et iraniens.

Mais pas seulement.

En réussissant, au printemps 2016, le lancement d’un modèle réduit de navette spatiale, New Delhi entend aussi se positionner sur le marché des véhicules spatiaux à bas coûts : « L’Inde doit affronter une concurrence intense de groupes privés qui développent leur programme de navettes réutilisables, après l’abandon par la NASA de son programme de navette spatiale en 2011, observe le quotidien Les Échos (23/05/2016). Ces navettes réutilisables doivent réduire fortement les coûts par rapport à un lanceur traditionnel et économiser le matériel ».

Ouvrant, au-delà du marché de niche que constituerait le « tourisme spatial », de nouvelles possibilités aux acteurs économiques.

Quelle place pour les acteurs privés ?

Le spatial est un marché, où opèrent déjà de nombreux acteurs privés : consortiums d’opérateurs de lancement ; opérateurs des sites de lancement qui fournissent également les moyens de communication et de suivi jusqu’à la mise en position du satellite dans l’espace ; fabricants de fusée, pour beaucoup issus de l’industrie militaires (missiles balistiques) ; fabricants enfin, qui réalisent les sondes et autres satellites qui seront mis en orbite suivant les besoins des clients…

Les agences d’État comme l’européenne ESA reroupant pourtant 22 pays membres ne sont donc plus seules en course.

Elles agissent de plus en plus, soit comme un client à part entière sans capacité propre de lancement, soit en finançant ou en gérant des bases de lancement afin de garantir les niveaux de qualité requis et maîtriser leur calendrier.

Reste que le modèle d’industrie spatiale est un bon exemple d’écosystème à forte valeur ajoutée.

En Europe, la filière réalise un chiffre d’affaires de 7,25 Mds€, dont 3,1 Mds€ à l’export, et emploie 38 000 personnes (chiffres 2014, BSI Economics).

La présence des acteurs privés est consubstantielle à l’aventure spatiale. Mais elle accompagne plutôt qu’elle ne remet en cause la stratégie et la hiérarchie des États. En témoigne le marché des satellites, dont la majorité est désormais à usage commercial, principalement pour les communications.

À eux trois, les États-Unis, la Russie et l’Europe possèdent les deux tiers des engins actuellement en orbite. Et parmi les dix pays qui se partagent 83 % des capacités de lancement, on retrouve les États-Unis avec 424 mises sur orbite en 2010 (45 %), l’Europe (11 %), la Russie (10 %), la Chine (6 %), le Japon (4 %) et l’Inde (2 %) – Arabie Saoudite, Israël et Brésil comptant chacun pour 1 % de ce marché en plein essor.

« La dépense publique joue un rôle clé sur la dynamique du secteur, souligne BSI Economics. Les gouvernements et leur agence spatiale sont à la fois du coté de la demande (acheteurs de satellites et de lancements) et du côté de l’offre puisque les agences spatiales travaillent de concert avec les entreprises privées nationales du secteur. »

Caractéristique des secteurs stratégiques, cette symbiose entre acteurs publics et privés s’explique par l’aspect « dual » – à la fois civil et militaire – des capacités mises en oeuvre.

Une dualité que l’on retrouve dans la double nature de l’aventure spatiale, où compétition rime avec coopération, ainsi que l’illustre parfaitement la station spatiale internationale ISS consacrée à la recherche scientifique.

Pour aller plus loin :

  • « Espace et géopolitique », par Isabelle Sourbès-Verger, in L’information géographique n°74, Armand Colin, 2010/2, p. 10-35 ;
  • L’économie spatiale : vers l’industrie et au-delà, rapport de BSI Economics, 14/04/2016, www.bsi-economics.org ;
  • « Le programme spatial habité chinois : hier, aujourd’hui et demain ? », Rêves d’Espace, 22/06/2016, https://reves-d-espace.com.

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