Lignes claires et situations complexes
La publication, au mois de septembre dernier, du second tome des meilleurs ennemis, de David B. et Jean-Pierre Filiu, racontant en textes et en images les relations entre États-Unis et Moyen-Orient, souligne à quel point la bande dessinée et la géopolitique ont souvent partie liée.
Depuis quelques années, le 9e art connaît d’ailleurs une vague de publications qui véhiculent peu ou prou une vision géopolitique. Pour le meilleur et pour le pire… Entre bulles et balles, peut-on voir émerger une « géopolitique dessinée » des conflits du monde actuel ? Par ailleurs, le monde de la bande dessinée n’échappe pas à la réalité des rapports de forces économiques et symboliques mondiaux.
Il possède des centres, des périphéries et des lignes de fractures. Et constitue un enjeu financier majeur, le seul marché français étant estimé à 352 m€ en 2013, selon Le Monde. D’où l’intérêt pour la bande dessinée qui s’est manifesté lors du Festival de Géopolitique de Grenoble en 2013, avec une exposition et des rencontres qui lui étaient consacrées. Aujourd’hui, alors que cet intérêt reste vivace, il apparaît utile d’en proposer une approche renouvelée.
Le monde de la bande dessinée est un monde de conflits. De conflits réels, de conflits possibles et de conflits improbables. On y revit la guerre civile au Liban, avec le réalisme cru de Ari Folman dans Valse avec Bachir (Casterman, 2009).
On y découvre des résistants normands en lutte contre des SS à la recherche de la sépulture perdue de Rollon (Vikings de Weber et Sieurac, Soleil Productions, 2010- 2011).
On y voit même Superman affrontant Hitler dans La mort de Superman (Panini Comics, 2008)…
Mais le monde de la bande dessinée, ce sont aussi des enjeux économiques très concrets. Où coexistent et parfois s’affrontent commercialement plusieurs grands marchés et centres de production éditoriale.
Le monde de la BD : centres et périphéries
La bande dessinée est dominée par les grands pôles d’une Triade qui organise la production et la diffusion des albums et revues spécialisées. En Europe, le grand foyer demeure l’école franco-belge. Chez nos voisins en particulier, on trouve, au- tour des éditions Dupuis et Casterman, des héros qui explorent le monde.
Parfois, ils montrent l’héritage de la domination européenne. On peut citer Tintin, bien sûr. Au-delà des mauvaises querelles autour de Tintin au Congo, ce héros éternellement jeune constitue la matrice du regard des Européens sur le monde, de la menace soviétique (Tintin au pays des Soviets, 1930) à la grande criminalité internationale (Coke en stock, 1958), en passant par la nécessaire maîtrise des ressources (Tintin au pays de l’or noir, 1949)…
Certes, les albums datent maintenant de plus d’un demi- siècle, mais ils peuvent encore témoigner de logiques actuelles. La polémique en 2001 sur la traduction chinoise de Tintin au Tibet est à ce titre éloquente. L’éditeur chinois tenta d’imposer comme titre Tintin au Tibet chinois, avant de se heurter au refus catégorique des ayants droit d’Hergé. Une manifestation parmi d’autres de l’enjeu géopolitique insoupçonné des œuvres du 9e art!
La bande dessinée américaine, pour sa part, est marquée par la culture des Comics. Avec la coexistence de deux géants éditoriaux : DC Comics et ses 28 milliards de dollars de chiffre d’affaires, Marvel avec ses 40,2 milliards en 2010 (chiffres de L’Expansion). L’image du « superhéros » est ici prégnante, par antithèse des héros très humains de la BD européenne.
Outre-Atlantique, on n’observe pas le monde : on le façonne en dominant les forces de la nature et celles du « mal ».
Un mal tout d’abord nazi et fasciste, contre lequel est mobilisé Captain America dès les années 1940. Un mal venu de l’espace – mais tellement proche du totalitarisme communiste – dans les années de la Guerre Froide, avec Superman.
Un mal diffus et angoissant, dissimu- lé au cœur des mégalopoles avec Batman enfin, qui atteint sa pleine reconnaissance dans les années 1990 et 2000, notamment en raison de ses adaptations au cinéma.
Bref, des superhéros à l’image de la « seule nation indispensable au monde » selon Bill Clinton: triomphants et sans failles pendant l’apogée de la puissance américaine d’abord, plus humains et enclins aux doutes existentiels depuis les années 2000…
Le troisième pôle de dimension internationale est bien évidemment celui de la bande dessinée japonaise. Le manga propose une vision du monde marquée par la permanence des grands enjeux identitaires, et ce depuis les grands mangas fon- dateurs de Leiji Matsumoto (cf. l’article de Didier Giorgini dans la revue Conflits, « La géopolitique d’ Albator et de Goldorak », cité dans la note CLES n°145, 13/11/2014).
Le Japon est sans doute le pays qui aborde les enjeux les plus angoissants de la géopolitique. En témoigne par exemple la série Gen d’Hiroshima, publiée au Japon à partir de 1973, et dont la violence graphique est mise au service de l’histoire d’un jeune garçon confronté à l’holocauste nucléaire.
Plus généralement, les mangas contribuent sans conteste au soft power nippon : ils représentaient déjà 40 % des ventes d’albums en France en 2008, selon le site des éditions Glénat.
BD et conflits : un monde en noir et blanc ?
Dans le monde de la bande dessinée, on constate une croissance constante des publications consacrées aux lieux chauds et aux zones grises de la planète. Notre rencontre avec Jacques Glénat avait montré l’actualité de cette démarche (voir CLES hors-série n°6, « Pour une géopolitique de la BD », juin 2011).
Une des œuvres fondatrices dans ce registre est Persepolis (L’Association, 2000-2003). Marjane Sa- trapi y propose une lecture à la fois personnelle et argumentée du basculement de l’Iran dans le régime des Mollahs. Largo Winch, lui-même issu du chaos yougoslave, affronte depuis 2010 des menaces souvent en connexion avec la « finance criminelle » (Van Hamme et Philippe Francq, éditions Dupuis).
Plus récemment, le Québecois Guy Delisle narre avec acuité ses expériences d’expatrié dans des pays fermés ou des zones sous tensions: on peut citer son mémorable Pyongyang (L’Association, 2003), où il vit épié par son guide qui le suit comme une ombre, ses Chroniques birmanes ou encore ses Chroniques de Jérusalem (Delcourt, 2007 et 2011) – où il découvre et dépeint les acteurs du conflit israélo-palestinien.
D’autres auteurs se penchent sur les causes profondes de la situation actuelle au Proche et au Moyen-Orient. Lorsqu’il revient sur son enfance en Lybie et en Syrie dans les années 1970, Riad Sattouf donne à son album un titre évocateur: L’arabe du futur (Allary, 2014). Il y montre comment le rêve d’un monde arabe moderne se heurte dès cette décennie à l’absurdité des régimes dictatoriaux qui, paradoxalement, soutiennent cette modernisation.
D’autres éditeurs donnent une visibilité à certaines zones trop souvent considérées comme marginales. C’est le cas de la collection « L’Harmattan BD » consacrée à l’Afrique, et où est notamment abordée la guerre civile de 1997 au Congo dans Chroniques de Brazzaville (2012). Mais l’une des nouveautés les plus attendues par les bédéphiles était le tome II de Les meilleurs ennemis.
Nous lisons dans le 1er tome comment l’histoire des relations entre États-Unis et monde arabe ont commencé en 1803 avec l’intervention des Américains contre les pirates sévissant au large de la Tripolitaine. Une histoire en écho à l’épopée de Gilgamesh.
Frédéric Potet explique dans Le Monde des livres (01/09/2011) le choix de « ce mythique roi sumérien parti combattre un démon sous prétexte de ‘garantir la sécurité de son peuple’ et ‘sauver l’humanité’, mais dans le but initial de s’emparer d’un bien précieux (des arbres gigantesques). On croirait entendre George W. Bush au moment de l’invasion en Irak, et l’on ne se trompe pas : les propos tenus par Gilgamesh et son ami Enkidou ont été tirés de déclarations prononcées par l’ex-président américain et Donald Rumsfeld en 2002 et 2003 »… Le second volume traite, dans la même veine, de la période 1953-1984.
BD et mondes possibles
Dernier pouvoir de la bande dessinée : celui de refaire le monde, en proposant des géopolitiques alternatives et des transpositions parfois hasardeuses. En ce sens, elle nous rappelle le pouvoir des séries américaines (cf. note CLES n°133, « Un monde mis en scène – La géopolitique selon les séries TV américaines », 15/05/2014).
Ainsi, de nombreux titres consacrés à l’univers des croisades affichent une vision désabusée de la guerre, qui révèle un regard très actuel – cf. par exemple la série Croisade de Philippe Xavier et Jean Dufaut (Le Lombard, depuis 2007).
Et la géopolitique va parfois se nicher là où on l’attend le moins. Ainsi, dans l’ouvrage La carte dans tous ses états (2011), où Vincent Marie consacre une très sérieuse étude au territoire des Schtroumpfs : « Le territoire des Schtroumpfs, une autre cartographie ».
Dans le monde de l’uchronie enfin, la bande dessinée traduit des géopolitiques fantasmées ou latentes. Et elle en dit long sur la part irrationnelle de notre perception du monde. Ainsi de la série « Jour J » (chez Delcourt), qui rencontre un vif succès depuis 2010. Les trois scénaristes ont proposé à un dessinateur différent de réaliser chacun des 18 albums prévus. Parmi ceux-ci, certains attestent d’une véritable passion pour la géopolitique. On peut citer Apocalypse sur le Texas (tome IX, 2012), où la crise de Cuba dégénère, ainsi que Vive l’Empereur ! (tome VII, 2011), dans lequel l’empire de Napoléon a survécu.
Même si certains thèmes brûlants sont escamotés, comment ne pas faire un lien entre certains fantasmes actuels et Colomb Pacha (tome XIII, 2013) ? Passé au service de l’islam, Christophe Colomb y découvre l’Amérique pour l’empire ottoman…
La bande dessinée est donc certes façonnée par la mondialisation.Mais elle propose des lectures pertinentes et/ou originales, susceptibles de nourrir une véritable réflexion géopolitique.
Pour aller plus loin:
- Apocalypse sur le Texas, par Fred Duval, Jean-Pierre Pécau, Fred Balchard et Bojan Kovacevic, collection « Jour J« , Delcourt, 54 p., 14,50 € ;
- Chroniques de Jérusalem, par Guy Delilse, Delcourt, 334 p., 23,40 € ; « Géopolitique dessinée« , in Le Monde des livres, 01/09/2011 ;
- Les meilleurs ennemis, tome II (1953-1984), par David B. et Georges Filiu, Futuropolis, 104 p., 18 € ;
- « Tintin au pays des censures« , in Valeurs actuelles, 22/09/2009.