La géopolitique selon les séries TV américaines
Les séries télévisées américaines sont un élément fondamental du Soft Power des États-Unis – plus efficaces encore que le cinéma dont on célèbre en ce moment, à Cannes, la grande fête annuelle et universelle. Ces séries, dont les budgets dépassent régulièrement ceux des films pour le grand écran, mettent souvent en scène la géopolitique mondiale et la place qu’y tient l’Amérique.
Agrégé d’histoire et enseignant en classes prépas, Ioanis Deroide est l’auteur d’un ouvrage éclairant sur ce sujet : Les séries TV, Mondes d’hier et d’aujourd’hui. Il y montre l’importance des enjeux stratégiques et des « représentations du monde » dans ces programmes destinés à inonder les écrans du monde entier. D’autres puissances cherchent à émerger sur ce secteur majeur de l’industrie de l’entertainment. Mais les séries américaines restent les seules à bénéficier d’une diffusion et donc d’une influence mondiale. Décryptage.
La plupart des séries produites aux États-Unis exaltent la puissance américaine en montrant que celle-ci est au service de valeurs universelles, c’est-à-dire occidentales. Même lorsque les scénarios et les personnages sont strictement « domestiques », c’est aussi une façon de garantir la diffusion mondiale – et donc les bénéfices – de ces programmes. Selon une logique qui relève d’abord du strict marketing : le journaliste économique Gaétan Supertino rappelle qu’en 2011, la seule série Les experts touchait 65,5 millions de téléspectateurs dans plus de 100 pays.
Des valeurs en séries…
« Si tu veux commencer à utiliser la puissance militaire américaine comme l’arme du Seigneur, tu peux le faire. Nous sommes la seule superpuissance qui existe encore. Tu peux conquérir le monde, comme Charlemagne. » Ainsi s’exprime Leo McGarry, conseiller du président des États-Unis Josiah Bartlet, dans la saison 1 de la série The West Wing, diffusée de 1999 à 2006. Comme le souligne Ioanis Deroide, il s’agit d’une allusion directe au discours sur l’état de l’Union prononcé par Bill Clinton en 1994 : « Nous sommes la plus grande puissance dans le monde… »
Même après les attentats du 11 septembre 2001, ce mélange de force et de messianisme reste le ressort de nombre de séries. On pense évidemment à 24 heures chrono, dont une nouvelle saison (24 Live Another Day) est d’ailleurs en cours de diffusion, plus de treize ans après le premier épisode. Dans Intelligence (2014), le téléspectateur suit le premier agent de renseignement connecté à internet grâce à un ordinateur implanté dans son cerveau : il incarne, face à la menace terroriste, la puissance et les bienfaits de la technologie mise au service de la justice.
La soif de justice et de liberté constitue d’ailleurs la principale motivation de bon nombre de ces héros. Au risque d’une certaine simplification des enjeux. Ainsi, les séries qui traitent des conflits en Afghanistan ou en Irak, comme The Unit (2006 à 2009) ou Generation kill (2008), ne se hasardent pas à en expliquer les causes ou les enjeux. Selon Ioanis Deroide, « hormis sur HBO, on ne se prononce pas vraiment sur la légitimité de la guerre : on se contente d’en déplorer le coût humain. »
Parmi les valeurs véhiculées par les séries américaines se trouve l’idée d’une nécessaire résistance à l’oppression. Comme les États-Unis n’ont jamais subi d’occupation militaire, ils ne peuvent produire l’équivalent d’Un village français. Mais l’allégorie est possible grâce aux… extra-terrestres ! La première série V, produite en 1985, montre une occupation déguisée et prédatrice d’aliens reptiliens. L’humanité (c’est-à-dire le peuple américain) se partage alors entre « collabos » et « résistants », lesquels finissent par sauver le monde grâce à leur alliance face à l’innommable.
Lorsque l’on ne met pas en scène une menace venue d’ailleurs, on peut créer de toutes pièces un monde et sa géopolitique. La série se rapproche alors du modèle du War Game, comme en atteste Game of Thrones (quatre saisons depuis 2011), où l’Heroïc Fantasy sert de vecteur à la description d’un monde certes imaginaire mais que l’on croirait tout droit sorti de manuels de géopolitique. N’est-ce pas l’éternelle recherche de la puissance qui oppose les sept royaumes ou familles (Stark, Lannister, Baratheon…), sur deux continents (Westeros et Essos), afin de s’arroger le Trône de Fer ?
L’affirmation de valeurs à vocation universelle est nécessaire pour Washington, car d’autres puissances s’intéressent à la production de séries télévisées. D’après le Scripted Series Report de Médiamétrie-Eurodata TV Worlwide, les productions turques, par exemple, sont devenues en 2013 les plus exportées au monde. Elles représentaient 36 % du total contre 32 % pour les États-Unis.
Mais ces productions s’exportent surtout dans le monde arabo-musulman et ne rapportent au pays que 150 millions de dollars, soit infiniment moins que leurs concurrentes américaines. Les séries russes exaltant le passé national, comme celle consacrée récemment à Dostoïevski, sont pour leur part clairement destinées, prioritairement, au marché intérieur. Les séries américaines continuent à être les seules disposant d’une influence mondiale, quand celles des autres pays peuvent être davantage considérées comme une résistance identitaire à la déferlante audiovisuelle de l’Amérique.
Les séries : une mise en scène des « méchants »
Ce sont moins les « gentils » que les « méchants » qui révèlent la vision géopolitique sous-jacente – et pas toujours inconsciente – des séries. Selon Ioanis Deroide, trois étapes peuvent être ici constatées.
Dans les années 1960, l’ennemi se résume au monde communiste, éventuellement sous couvert là encore d’extra-terrestres. Ces derniers ont en effet une fâcheuse tendance à être issus de planètes aux sociétés totalitaires et à tenter de s’infiltrer et de conquérir la terre, un espace paisible et économiquement développé… En témoigne en particulier l’épisode « The Shelter » (1961) de La Quatrième dimension (The Twilight Zone), une série de science-fiction de 156 épisodes diffusés de1959 à 1964 sur le réseau CBS.
Avec la fin de la guerre froide, « les scénaristes de télévision perdent une source d’inspiration bien commode« . Pour Deroide, la pensée de Fukuyama semble marquer les esprits des scénaristes. Ainsi du héros MacGyver qui, dès la troisième saison (1987), n’accomplit plus de périlleuses missions à l’Est. Glasnost et Perestroïka le réduisent à un rôle de bricoleur de génie…
Les attentats du 11 septembre 2001 ouvrent un champ nouveau. La menace est désormais terroriste et les engagements militaires américains révolutionnent l’imaginaire des spectateurs, leur ouvrant des espaces d’altérité autrefois peu pris en compte. Les studios de production veillent cependant, en général, à ne pas accréditer la thèse du Choc des civilisations (Samuel Huntington), en se refusant par exemple à « stigmatiser » l’Islam. Ainsi dans la série 24 précédemment citée, le héros, Jack Bauer, combat toutes les formes de terrorisme. Les scénaristes n’imaginent pas exclusivement des assassins issus du Moyen-Orient, mais aussi des Balkans ou encore des États-Unis eux-mêmes.
La menace devient polymorphe, omniprésente, mais aussi d’autant plus inquiétante. Avec Homeland (depuis 2011), on atteint un paroxysme : « Derrière l’intrigue à rebondissements multiples, [cette série] révèle une angoisse croissante de la société américaine face au chaos mondial et, surtout, face à ‘l’ennemi intérieur’« , analyse la revue de géopolitique Conflits (n°1, avril-mai-juin 2014).
Les séries : une catharsis géopolitique
La géopolitique dans les séries sert en fait la mise en scène par la puissance américaine de ses crises, mais aussi de sa capacité à les surmonter. L’une des forces du Soft Power américain consiste en effet à transformer en culture américaine – donc en business – la contre-culture que génère son hégémonie.
Depuis 2001, les scénaristes mettent davantage en relief les failles et les doutes de leurs héros. Un besoin déjà présent dans les séries traitant de la guerre du Vietnam, comme Tour of duty dans les années 1980. Toute l’intrigue de Homeland est ainsi basée sur le fait que le GI de retour au pays pourrait être un islamiste infiltré. L’agent qui mène l’enquête à son sujet est elle-même atteinte de troubles bipolaires.
Cette humanisation entend montrer que les États-Unis sont la seule puissance à assumer sa part d’ambiguïtés. Et donc susceptible de mener dans le monde une action honnête et morale. Homeland incarnerait-elle le nouveau paradigme géopolitique souhaité par le président Obama, par ailleurs grand fan de la série ? Le 11 septembre a également réactivé le mythe de la survie à une catastrophe inattendue. Battlestar Galactica (dans son reboot de 2003) commence ainsi par une attaque imprévue d’extra-terrestres qui anéantissent presque entièrement le genre humain. Falling Skies (2011) raconte la survie dans un monde colonisé par des aliens hostiles. Revolution (2013) est une relecture du roman de Barjavel, Ravage.
Dans tous les cas, ce qui est évoqué, c’est le mythe de la renaissance après la catastrophe, grâce à un retour aux valeurs fondamentales. De nombreuses séries sont par ailleurs truffées de références bibliques, comme l’idée de terre promise ou celle d’une fin du monde à laquelle seule une poignée d’élus pourrait survivre. Ces productions donneraient-elles à voir une lecture providentialiste de l’histoire, proche de celle des néoconservateurs ? Ou assisterions-nous à des pulsions de nature diférente, comme dans Alias où la géopolitique bascule irrémédiablement dans le fantastique et le paranormal ? Serait-ce une autre manière de refuser de voir le monde tel qu’il est ?
Chaque série peut bien sûr faire l’objet d’un décryptage singulier. L’on pourrait également souligner le communautarisme de bon nombre d’entre elles. Sur Disney Channel alternent les productions communautaires, avec un discours taillé sur mesure, et celles plus « transversales », mais avec un quota idéal d’Hispaniques, de Noirs, d’Asiatiques et de WASP. Reste que, prises dans leur ensemble, ces séries reflètent la façon dont les États-Unis se perçoivent et entendent conserver leur leadership dans un monde devenu multipolaire. La tragédie grecque ne servait-elle pas déjà à « purger les passions » dans la Cité pour garantir sa cohésion et sa puissance ?
Pour aller plus loin :
- Les séries télévisées, Forme, idéologie et mode de production, par David Buxton, éditions L’Harmattan, 155 p., 15,50 € ;
- Les séries TV, Mondes d’hier et d’aujourd’hui, par Ioanis Deroide, éditions ellipses, 160 p., 12,70 € ;
- De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme, par François Jost, éditions du CNRS, 64 p., 4 € ;
- « Pourquoi d’industrie des séries ne connaît pas la crise », par Gaétan Supertino, in L’Expansion, 06/11/2011.
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