L’exemple du Brésil
« O Brasil não é para principiantes », « le Brésil n’est pas pour les débutants ».
La saillie bien connue du musicien Antônio Carlos Jobim, dit Tom Jobim – l’un des pères de la bossa nova – a fait florès et reste d’une brûlante actualité.
Chaque jour apporte son lot de nouveaux scandales financiers, lesquels touchent les plus hauts sommets de l’Etat.
Le Brésil a une classe politique fortement corrompue, il est d’une complexité inouïe et surtout d’une violence extrême, puisque l’on y recense près de 60.000 homicides par an, soit 10% de tous ceux perpétrés de par le monde.
Si l’on regarde la seule période 2011-2015, le nombre des morts violentes y est plus élevé qu’en Syrie ( 1 ).
Mais le Brésil est aussi extraordinairement séduisant, riant, fabuleusement riche, dynamique.
Toute l’ambivalence est là. S’il est vrai qu’il traverse aujourd’hui l’une des pires crises de son histoire, le pays n’en demeure pas moins prometteur, avec d’énormes atouts dans son jeu.
Dès lors, pour un partenaire étranger, comment évoluer au quotidien dans cette zone à hauts risques ?
« La montée de la violence pèse sur les économies d’Amérique latine », titrait récemment le quotidien économique Les Echos, ajoutant :
« le coût de la criminalité est chiffré à 3,5% du PIB régional par la Banque interaméricaine de développement. Cela équivaut à la somme investie chaque année dans les infrastructures, soit 170 milliards de dollars. » ( 2 )
Néanmoins, le même quotidien précisait quelques jours auparavant que les investisseurs étrangers misaient sur le potentiel à long terme du pays ( 3 ), pendant que le Figaro Economie soulignait de son côté que « les Français restent attirés par ce grand marché latino », mettant en avant les performances de nos grands groupes.
Le journaliste précisait : « Le rapport annuel de la société de conseil PwC sur les fusions-acquisitions en 2016 confirme l’appétit tricolore : les investissements menés par les entreprises françaises ont battu un record.
Avec 29 opérations contre 17 en 2015, la France s’est hissée de la cinquième à la deuxième place des plus gros investisseurs, juste derrière les Etats-Unis et devant la Grande-Bretagne, alors que le nombre total des fusions-acquisitions, pénalisé par le marasme économique et politique, a ralenti.
2016 restera en effet comme l’une des pires années dans l’histoire économique du Brésil avec une récession record marquée par une chute du PIB de 3,5%. » ( 4 )
L’expert de PwC évoqué dans l’article mettait logiquement en avant les prodigieuses ressources naturelles du pays, ainsi que les besoins élevés en matière d’infrastructures, concluant :
« Les investisseurs français, qui sont surtout des grands groupes, visent une stratégie sur le long terme. Le Brésil reste un marché incontournable en Amérique larine, de 210 millions d’habitants. »
Les perspectives sont donc prometteuses et les enjeux colossaux.
Toutefois convient-il d’être prudent dans l’approche du marché brésilien et de bien savoir s’entourer.
Qu’en disent les spécialistes des questions criminelles ?
A cet égard, la dimension sécuritaire pour les entreprises est absolument prépondérante.
Deux chiffres officiels ( 5 ) montrent qu’il ne s’agit pas là d’un quelconque fantasme mais d’une triste réalité :
un Brésilien sur trois compte dans son environnement familial ou amical une victime d’assassinat ;
un constat qui explique que 57% de la population aime à répéter qu’un bon bandit est un bandit mort…
Un cercle vicieux à prendre en compte pour qui veut s’adapter aux réalités brésiliennes.
Laurent Serafini est un ancien officier de police français qui a été pendant plusieurs années en poste au Brésil, au Service de Coopération Technique International de Police (SCTIP) chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants et le crime organisé au Brésil.
Il s’est installé à São Paulo. Directeur associé de Velours international ( 6 ), il aide les sociétés françaises à s’implanter et se développer dans le pays.
Pour illustrer toute la complexité des affaires au Brésil, il a recours à une image.
« Quand les étrangers voient des spectacles de capoeira dans les rues ou sur les plages, ils pensent qu’il s’agit d’une danse acrobatique. En réalité, la capoeira est un sport de combat. Etant privés d’armes pour se défendre, les esclaves cultivaient cet art du combat rapproché en secret, lui donnant l’aspect rassurant d’une danse.
Tout le Brésil est là. C’est un pays tout à la fois séduisant et dangereux, qui peut très vite se révéler un piège – notamment financier, compte tenu de la complexité des procédures.
Il faut savoir protéger ses actifs, matériels et immatériels, dans un pays où la contrefaçon et les fraudes en entreprise sont monnaie courante, où les procédures juridiques sont sans fin et proprement kafkaïennes.
Prendre en considération dès le début d’un projet les dimensions sûreté et sécurité est essentiel, sous peine d’assister très vite à une dérive importante – voire catastrophique – des coûts ».
Mener des investigations de terrain, vérifier la fiabilité des partenaires, gérer les conflits sociaux, s’adosser à de solides services juridiques, assumer la protection rapprochée des dirigeants et de leurs familles (les kidnappings sont monnaie courante) constituent donc des missions inscrites dans le quotidien des entreprises.
Marcelo Pasqualetti, lui, est un officier de la Police Fédérale, qui a été en poste à l’ambassade du Brésil en France.
Diplômé en droit et en intelligence stratégique (Ecole supérieure de guerre) au Brésil et en criminologie en France (Paris-II), il connaît les arcanes des mondes criminels des deux pays.
Lucide sur la dangerosité du Brésil, il estime cependant qu’il faut faire la part des choses.
« Le Brésil est un marché prometteur, qui compte d’innombrables consommateurs avide d’innovations. Ces deux dernières décennies, le pays a connu un boom économique qui a permis à des millions de personnes d’accéder à des niveaux de consommation inconnus jusqu’alors.
Néanmoins, un tel constat ne doit pas occulter les questions de sécurité publique.
En ce domaine, nous avons malheureusement un modèle inefficace servi par une machine bureaucratique pesante.
Mais les choses sont en train de changer car les avancées en matière de lutte anti-corruption sont énormes.
Cette clarification était nécessaire.
Cependant, pour les entreprises étrangères, le recours à des consultants expérimentés reste incontournable si l’on ne veut pas commettre des erreurs élémentaires, comme le choix judicieux des zones où s’installer. »
Un récent rapport d’une organisation britannique met en évidence le fait que les risques criminels affectant le transport de marchandises à Rio et São Paulo sont parmi les plus élevés du monde, plaçant le Brésil au même niveau que l’Irak et la Somalie ( 7 )…
Cette impérieuse nécessité de bien connaître les zones au sein desquelles on évolue est confortée par le professeur Hervé Théry, géographe de formation, professeur à l’université de São Paulo et l’un des meilleurs connaisseurs du Brésil.
« On ne peut rien faire de sérieux au Brésil si l’on n’a pas une parfaite connaissance du terrain et des hommes. Il faut choisir avec soin la localisation des activités économiques, car des zones entières sont extrêmement dangereuses et d’autres en revanche assez calmes » me confiait-il à l’occasion de son intervention au dernier Festival de géopolitique de Grenoble.
Et Hervé Thery de renvoyer sur ce sujet aux études pointues menées par le Centre d’études sur la violence, rattaché à l’université de São Paulo ( 8 ).
Séduction et violence, ruse et force du jeitinho
Séduction et violence sont au Brésil intimement liées.
En dépit de sa devise nationale Ordem e Progresso, inspirée par la doctrine positiviste du sociologue français Auguste Comte, le Brésil n’est en rien rationnel.
C’est un pays où tout se joue à l’image et à l’instinct, où l’émotionnel et l’affectif prédominent.
Comme l’explique Guillaume Sarrazin, co-auteur d’un manuel sur l’art de bien communiquer avec les Brésiliens, notamment dans la conduite des affaires, il faut savoir faire preuve d’empathie et de facultés permanentes d’adaptation, par exemple jouer allègrement du « jeu de hanches » (jogo de cintura), ce qui signifie être tout à la fois souple, ferme et humain dans le management.
Cartésiens et psychorigides s’abstenir ! Décoder le marché, comprendre la réalité des relations humaines et les codes sociaux derrière la façade de la cordialité est un impératif.
Celui qui veut réussir au Brésil doit faire un important effort pour comprendre ses interlocuteurs.
Le corollaire logique de cette dimension affective reste l’appétence pour la ruse dans le combat.
Quand Laurent Serafini évoque l’analogie entre la capoeira et les sports de combat au Brésil, cela s’applique aussi à la vie économique.
L’art de la négociation y est très différent de ce que nous connaissons.
Aussi, Patrick Azzopardi9 insiste sur l’intérêt qu’il y a à connaître les règles du jiu jitsu brésilien (JJB) si l’on veut conduire efficacement une négociation dans le pays : il faut prendre son temps, conserver son énergie, varier ses attaques tout en adaptant sa stratégie en permanence, savoir soumettre son adversaire avec élégance et fair-play.
Un combat feutré en quelque sorte…
Cette approche est confortée par Pierre Fayard, professeur à l’université de Poitiers, qui a été en poste au Brésil et y exerce toujours des activités professorales.
Expert en aïkido et commentateur avisé de Sun-Tzu, Pierre Fayard a beaucoup travaillé sur les stratégies de la ruse, en particulier sur le jeitinho brésilien, concept utilisé au quotidien que l’on peut traduire par truc, astuce ou passe-droit.
« Alors que ruses et stratagèmes apparaissent comme des adjuvants, parfois nécessaires et complémentaires dans les cultures stratégiques occidentales, au Brésil le jeito s’affirme comme un mode majeur au point de représenter une tendance caractéristique dans la société. Un jeito se traduit par un procédé économique et élégant pour se sortir dans l’instant, de manière imprévue et à très court terme d’un mauvais pas ou pour tirer profit d’un avantage soudain. Il existe des jeitos de toute sorte et tous les domaines d’application peuvent être justifiables de son usage ».
En fait, explique Pierre Fayard, « derrière le recours au jeito, se profile une représentation du monde dans lequel on ne peut survivre honorablement en respectant des réglementations faites par et pour d’autres que soi. »
On comprend dans ces conditions que la frontière soit ténue entre « jeitinho » et corruption. Tout dépend de quel côté on se place et comment on envisage les rapports de force…
Dans l’entretien qu’il m’avait accordé en juillet 2016, juste avant que ne se tiennent les Jeux Olympiques de Rio de Janeiro, le professeur Yves Gervaise, autre fin connaisseur du Brésil où il a enseigné et auteur d’un manuel sur la Géopolitique du Brésil, concluait ainsi son approche de la complexité brésilienne : les Brésiliens disait-il, « sont un peuple gai, dynamique, entreprenant, qui nous montre la voie pour fluidifier humainement les rapports sociaux. Mais en même temps, c’est un pays très dur, où tous les coups sont permis, où il faut pouvoir compter sur des relations fiables, ce qui se révèle à l’usage relativement difficile. Derrière la façade séduisante, c’est en réalité un pays aussi dangereux qu’imprévisible »...
Même en ce début de XXIème siècle, aujourd’hui comme hier, partir à la conquête du Brésil reste une aventure !
Pour en savoir plus :
– Le Brésil, pays émergé, par Hervé Théry, Armand Colin, 2014/2016
– Géopolitique du Brésil – Les chemins de la puissance, par Yves Gervaise, PUF, 2012
– Histoire du Brésil, par Bartolomé Bennassar et Richard Marin, Fayard/Pluriel, 2014
– Bien communiquer avec vos interlocuteurs brésiliens, par Nathalie Lorrain, João Alexandre Peschanski, Guillaume Sarrazin, Afnor éditions, 2014
Sur le jeitinho : http://pmfayard.com/2015/03/08/jeitinho-brasileiro-2-lart-de-la-ruse-au-bresil/
et Douze stratégies pour séduire, (chapitre 5), Pierre Fayard, VA Press, 2016
Voir aussi Géopolitique du Brésil, note CLES HS57, juillet 2016,
1/ Forum Brasileiro de Segurança Publica 2016 – www.forumseguranca.org.br/
2/ Les Echos, 31/03/17
3/ Les Echos, 12/04/17
4/ Figaro Economie, 05/05/17
5/ op. cit. – www.forumseguranca.org.br/
6/ http://www.groupevelours.com/
7/ http://watch.exclusive-analysis.com/jccwatchlist.html et http://g1.globo.com/rio-de-janeiro/noticia/estudo-indica-que-risco-para-transporte-de-carga-em-sp-e-rj-esta-entre-os-mais-altos-do-mundo.ghtml
8/ http://nevusp.org/ Nucleo des Estudos da Violência – USP
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