Le phénomène est largement méconnu en Occident, mais la traite des êtres humains reste, hélas, un phénomène toujours d’actualité. Comme le révèle un récent ouvrage écrit par la journaliste mexicaine Lydia Cacho, par ailleurs collaboratrice du Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM), il s’agit même une activité criminelle en pleine expansion depuis vingt ans. En effet, la mondialisation des échanges et des flux migratoires a incité de plus en plus de groupes maffieux à se lancer dans ce trafic aussi horrible que lucratif. Les routes de cette traite moderne traversent pratiquement tous les pays de la planète. Mais la riposte – mondiale elle aussi – se met en place, toujours plus efficacement, afin de mettre un point final à cette face sombre de la mondialisation.
“La société a tendance à considérer la traite des femmes et des enfants comme l’héritage d’une autre époque, d’un passé où la “traite des blanches” était un petit commerce mené par des pirates qui enlevaient les femmes pour les revendre à des maisons closes de pays lointains. Nous pensions qu’avec l’influence de la modernisation et de la mondialisation, ce commerce disparaîtrait. […] Pourtant, ces mêmes phénomènes qui, en théorie, devaient éradiquer l’esclavage l’ont en fait renforcé, lui donnant une ampleur sans précédent.” Tel est le constat dressé par Lydia Cacho, journaliste mexicaine primée pour ses enquêtes sur l’esclavage sexuel et collaboratrice du Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM) dans un récent ouvrage consacré à cet aspect particulièrement horrible de la géopolitique du crime.
Jusqu’à 40 millions de migrants asservis dans le monde
En effet, la traite des personnes et le trafic de migrants constituent un phénomène global, affectant pratiquement tous les pays du monde. Les modernes marchands d’esclaves, analyse Lydia Cacho, “suivant les règles du libre-échange”, ont créé de nouvelles routes de communication reliant les pays et les continents, constituant ainsi une véritable “géopolitique du trafic d’êtres humains”.
Les statistiques de cette traite moderne donnent le vertige.Alors que les négriers du commerce triangulaire ont réduit en esclavage douze millions d’être humains en les envoyant vers les plantations d’Amérique en quatre siècles, leurs homologues contemporains en auraient déporté jusqu’à 40 millions durant la première décennie de notre siècle ! D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 1,4 million de femmes et d’enfants sont achetés chaque année par le crime organisé, puis injectés, comme de vulgaires marchandises, dans les flux migratoires de l’esclavage moderne. Avec les hommes, l’OIM estime entre “20 et 40 millions le nombre de migrants clandestins, majoritairement asiatiques et africains”, actuellement asservis sur le globe. Selon l’ONUDC, la traite à des fins d’exploitation sexuelle compose 79 % des cas ; le travail servile suit, avec 19 % (mendicité forcée, travail clandestin), puis le trafic d’organes et les enlèvements contre rançons.
Comment se créent et fonctionnent
les réseaux de la traite moderne ?
En matière de traite, la géopolitique distingue les pays sources, de transit et de destination, certains États pouvant cumuler les critères. L’esclavage sexuel connaît un développement particulièrement fort car il représente, pour les criminels, le meilleur rapport risque/profit et constitue la base de tous les trafics. Pénalement, il est infiniment moins puni que le trafic d’armes ou de drogue et rapporte néanmoins beaucoup d’argent. Il est fort peu coûteux, puisqu’il suffit au criminel, pour se lancer, d’exercer une terreur suffisante sur une ou deux femmes afin de les contraindre à se prostituer à son profit. En un an, un proxénète peut ainsi récolter jusqu’à un million d’euros. Avec cette accumulation primitive du capital, il diversifie ses activités (trafic de migrants, d’organes, de drogues et d’armes) et développe ses réseaux afin d’optimiser les profits. Il essaime alors dans son propre pays avant de lancer des routes “commerciales” vers l’étranger. Ses victimes peuvent être expédiées dans un pays donné et continuer à travailler pour lui ; ou être vendues de mains en mains. Les prostituées restent ainsi rarement plus de six mois dans le même pays, afin de les empêcher de nouer des contacts et de trouver des secours.
Cartographie et routes du trafic d’êtres humains :
l’Europe en première ligne
En dressant une cartographie de ce phénomène, on note, sans surprise, que les pays sources sont pauvres, économiquement et politiquement instables, parfois victimes de conflits armés et principalement situés en Asie et en Afrique. Selon Lydia Cacho, il faut également prendre en compte un facteur culturel : les zones dans lesquelles la culture dominante infériorise la femme sont propices au trafic sexuel.
L’Europe et la France sont aussi affectées, surtout en tant que pays de destination : l’Union européenne est l’un des trois grands terminaux de cette traite, avec les États-Unis et le monde arabe. Crescendo depuis les années 1980, outre l’implantation de réseaux de prostitution, notre continent est victime d’une économie grise en essor constant, basée sur un travail servile alimenté par l’arrivée croissante de migrants clandestins par nature plus vulnérables. Dans les années 2000, selon l’ONUDC, la Méditerranée est devenue l’une des plus importantes zones de développement de l’axe Sud-Nord de l’immigration illégale avec, selon les estimations, de 200.000 à un million d’entrées illégales chaque année. Un rapport de la Commission européenne, daté de février 2008, estime ainsi que huit millions de clandestins travaillent en Europe. Or, selon Europol (la police européenne), 80 % de ces migrations clandestines seraient facilitées ou pilotées par le crime organisé.
Chute de l’URSS et explosion de l’ex-Yougoslavie,
causes de l’essor du crime organisé est-européen
À cela, s’ajoutent les flux “pendulaires” (aller-retour sans implantation) venus de l’Est. La chute de l’Union soviétique, en 1991, a créé une misère noire assortie de zones de non-droit ouvrant des boulevards au crime organisé est-européen et favorisant l’explosion d’une prostitution slave en direction de la Turquie, d’Israël, du monde arabe et, bien entendu, de l’Europe de l’Ouest, avec le phénomène dit des “Natachas”, ces jeunes prostituées slaves interchangeables qui hantent les trottoirs de nos villes.
Pis, l’Europe est également devenue une zone “source” et “de transit” de l’esclavagisme moderne, facilité par l’abolition progressive des frontières. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 ; puis, en 2007, l’entrée dans l’espace Schengen de pays comme la Bulgarie et la Roumanie ont fait du sud-est de l’Europe un carrefour mondial du trafic d’êtres humains, générant, selon Bruxelles, une explosion de la prostitution, de la mendicité organisée et du trafic d’organes au sein des pays de l’Union européenne.
Complicité au plus haut niveau
et infiltration de l’économie légale
Inutile de se voiler la face : société mouvante, basée sur des logiques horizontales et des réseaux informels, plus souple et rapide que l’économie vertueuse ou nos États monolithiques et pyramidaux, les esclavagistes modernes se sont vite coulés dans le moule de la mondialisation.
Les filières du trafic d’êtres humains sont d’une redoutable efficacité et parviennent même à s’insérer dans les circuits légaux. Pour garantir l’acheminement des victimes, les trafiquants s’assurent des complicités dans l’administration, qui fournit passeports et visas ; dans la police, les douanes et la justice… Certains criminels appartiennent même aux structures légales, voire se trouvent au sommet de la sphère politique, comme l’a récemment démontré un rapport du Conseil de l’Europe mettant en cause l’actuel premier ministre du Kosovo, Hashim Thaçi. Cet ancien responsable de l’armée de libération du Kosovo (UCK) y est accusé d’être l’un des parrains du crime organisé albanais et plus précisément d’avoir dirigé, à partir de 1999, un trafic d’organes prélevés sur des prisonniers de guerre serbes. Ces prisonniers étaient ensuite exécutés tandis que diverses parties de leur anatomie bénéficiaient à des patients américains ou européens.
Tout en bas de l’échelle, les filières s’installent dans les hôtels – les “eros center”, si la prostitution est légale, comme en Espagne ou en Allemagne – ou les bars, afin d’établir un maillage serré de leur réseau. Enfin, pour blanchir l’argent sale, les trafiquants investissent bien sûr dans l’économie légale avec, comme toujours, une forte prédilection pour les établissements générant par nature de gros revenus en liquide : restaurants, bars, boîtes de nuit, etc. À la suite de quoi, ils peuvent pénétrer plus en profondeur l’ensemble du tissu économique. Ils en ont les moyens : ce juteux trafic rapporterait au crime organisé des profits estimés entre 3 et 10 milliards de dollars chaque année.
Quelles voies pour éradiquer l’esclavage contemporain ?
Pour lutter contre le trafic d’êtres humains, il n’existe pas de solution miracle. Il est toutefois possible de mettre en place, à divers échelons, des politiques cohérentes et convergentes pour en limiter significativement l’impact. Les États – notamment ceux membres de l’UE – ont les moyens d’élaborer une stratégie globale, reposant tout à la fois sur la diplomatie, la prévention et la répression.
Au niveau diplomatique, il est envisageable de multiplier les accords de réadmission des clandestins dans leur pays d’origine ; et mettre en place des projets de co-développement capables de restreindre l’émigration vers nos hypothétiques eldorados. Toujours en amont, l’éducation et la prévention sont indispensables. Les États peuvent aider les ONG développant des programmes pédagogiques et culturels dans les pays sources du trafic, notamment, ainsi que le réclame Lydia Cacho, pour sensibiliser les populations à l’importance de la vie humaine et à l’égalité homme-femme.
D’un point de vue juridique, il est nécessaire de renforcer, au niveau européen, la protection des victimes acceptant de collaborer avec la police et la justice. Enfin, un volet répressif, s’il ne fera pas disparaître aussitôt l’esclavage de la planète, pourrait au moins accroître ce que les criminologues appellent “l’effet de déplacement”. En hommes d’affaires avisés, les trafiquants vont là où se situe le meilleur rapport risque/profit : à nous de rendre leur trafic tellement dangereux qu’ils renoncent à l’exercer sur notre territoire et d’inciter le maximum de pays à suivre cet exemple. La répression des proxénètes et des clients a, par exemple, permis à la Suède de faire chuter la prostitution sur son sol. L’Allemagne, au contraire, en légalisant les maisons closes, a, d’après un rapport de la Commission européenne signé de la juriste Ursula Reichling, fait augmenter “le nombre de victimes du trafic d’êtres humains de 40%”… Dans ce panorama, la France semble faire figure de bonne élève : d’après Jean-Marc Souvira, chef du service de la répression de la traite des êtres humain, elle ne compterait que 15.000 prostituées, pour 85.000 au Royaume-Uni, et plus de 300.000 en Espagne ou en Allemagne. Reste à harmoniser les réponses au niveau européen.
Retrouver le volontarisme de la tradition anti-esclavagiste
Dans les années à venir, la traite des êtres humains risque de s’intensifier, notamment en direction de l’Europe, l’accroissement de la population mondiale et l’arrivée annoncée de réfugiés climatiques constituant, pour le crime organisé, la promesse de nouveaux “viviers de recrutement”. Il est donc crucial d’agir dès à présent avec détermination et force contre ce scandale géopolitique et moral sans jamais céder au fatalisme et sans penser que c’est là une conséquence inéluctable de la mondialisation. L’Histoire nous y incite. En effet, c’est durant la première mondialisation, au XIXe siècle, que le volontarisme politique de nos aïeux parvint, en 1848, à abolir l’esclavage sur une bonne partie de la planète, rendant ignoble un procédé qui semblait jusqu’alors normal à tout le monde au presque.
Trafics de femmes, par Lydia Cacho, Nouveau Monde Éditions, 330 pages, 19,90 € ; “La Traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle”, par Jean-Marc Souvira in Les Cahiers de la Sécurité n°9, La Documentation française, 224 pages, 19,80 €.