Juin 092016
 

Penser la politique étrangère des Etats

Contrairement à la France, les Etats-Unis accordent une place importante aux questions de politique étrangère dans les campagnes électorales.

En témoigne l’axe privilégié par l’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton pour contrer son adversaire républicain, Donald Trump, accusé d’être « dangereusement incompétent » en la matière (02/06/2016).

Il est vrai qu’avec son slogan « America first », Trump semble vouloir rompre avec une politique interventionniste menée par Washington depuis des décennies.

Pour apprécier la teneur de ces débats, la lecture de la thèse que vient de consacrer Olivier Zajec à Nicolas John Spykman apparaît précieuse.

Toujours cité mais rarement lu, Spykman mérite en effet d’être mieux connu.

Son approche reflète toute la complexité, parfois, de l’analyse géopolitique. Tout simplement parce que la matière première de cette discipline est la complexité du monde lui-même.

« Théoricien social des relations internationales », ainsi que le décrit très justement le professeur Olivier Forcade dans sa préface à l’ouvrage d’Olivier Zajec, Nicholas John Spykman (1893-1943) est venu à la géopolitique de manière originale.

Originaire des Pays-Bas, restés neutres lors du premier conflit mondial, il devient journaliste et en réalité agent secret pour son pays, parcourant successivement le Proche-Orient (1913-1919) et l’Asie (1919-1920). Cette connaissance du terrain s’avérera précieuse.

Après la guerre, il émigre aux États-Unis et y achève ses études supérieures de sociologie, avec une thèse restée marquante sur Georg Simmel (1923). Professeur à Yale, il y fonde dès 1925 un Institut d’études internationales.

Sa réflexion s’affirme progressivement, aboutissant à une reformulation des thèses de MacKinder sur le pivot stratégique de l’histoire (le Heartland).

En témoignent deux articles publiés dans l’American Political Science Review, « Géographie et politique étrangère » (1938) et « Objectifs géographiques dans la politique étrangère » (1939, avec Abbie A. Rollins), ainsi que deux ouvrages, dont le second posthume : La Stratégie américaine dans la politique mondiale (1942) et La Géographie de la paix (1944).

Les fondements géographiques de la puissance

Comme l’explique Olivier Zajec, la démarche de Spykman vise à l’analyse des facteurs de la politique étrangère américaine de puissance.

Elle s’apparente à une véritable « géo-sociologie du voisinage régional », soulignant l’étroite corrélation entre la politique étrangère des États et leur géographie.

« Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables », écrit Spykman.

Qui n’en déduit pas pour autant une vision déterministe des relations internationales : « La géographie ne détermine pas, mais elle conditionne ; non seulement elle offre des possibilités utiles, mais elle demande à ce que celles-ci soient utilisées ; l’unique liberté de l’homme tient en sa capacité d’user bien ou mal, ou encore de modifier en bien ou en pire ces possibilités. »

Spykman retient trois critères constituant les « fondements géographiques de la puissance ».

Tout d’abord, la taille (size), qui ne suffit pas bien sûr, mais constitue un facteur de puissance dès lors qu’elle est exploitée par un État fort et centralisé, à même de développer un réseau de communication efficace reliant le centre à ses périphéries.

Le second facteur de puissance d’un État est sa situation, que Spykman définit comme « le facteur le plus fondamental de sa politique étrangère » dans la mesure où elle influence la nature même de l’État.

Il retient trois types distincts : l’État enclavé (landlocked state), obsédé par la sécurité à ses frontières, l’État insulaire (island state), en compétition avec les autres puissances navales pour le contrôle des océans, et l’État donnant à la fois sur la terre et la mer (state wich has both land and sea frontiers), qui doit mener une défense sur deux fronts de nature différente, et donc élaborer une stratégie d’autant plus complexe que les rapports de force évoluent sans cesse.

Le troisième facteur de puissance, en effet, est de nature dynamique : Spykman est persuadé que « tous les États ont une propension à s’étendre », que ce soit pour « rectifier leurs frontières d’un point de vue stratégique, pour suivre les vallées, gagner un accès à la mer, conquérir une côte opposée, prendre le contrôle des routes maritimes ».

Dès lors, la paix n’est jamais qu’une pause dans l’éternel affrontement des forces étatiques : « La marge de sécurité pour un pays, c’est la marge de danger d’un autre. »

L’objectif de la politique étrangère des États étant « la préservation de leur intégrité territoriale et de leur indépendance politique ».

À rebours d’une opinion américaine majoritairement isolationniste, Spykman soutiendra donc Roosevelt dès 1940 : les États-Unis doivent entrer dans la guerre parce qu’en tant que puissance dominante du monde atlantique, « nous avons un intérêt dans l’équilibre européen ».

Pour éviter l’« étranglement politique » (political strangulation) en train de se mettre en place dès lors que des puissances alliées domineraient l’intégralité du continent eurasiatique, et plus encore ses marges.

L’importance stratégique du Rimland

« Alors que MacKinder, inquiet de la stratégie russe, se focalisait sur la puissance terrestre du Vieux monde, Spykman choisit d’attirer l’attention des décideurs politiques américains sur les côtes de l’Eurasie, littéralement les rim-lands ou ‘terres bordières’, en particulier l’Europe occidentale et l’Extrême-Orient, explique Olivier Zajec.

Plus encore que celui du Heartland, le considérable potentiel humain, industriel et agricole de cette zone littorale favorisée par la géographie lui semble naturellement susceptible de voir s’opérer une catalyse de puissance tant politique que militaire. »

Ainsi, à la « formule magique » de Mackinder (« Qui domine l’Europe de l’Est contrôle le Heartland ; qui domine le Heartland contrôle l’Île mondiale ; quiconque domine l’Île mondiale contrôle le monde ») répond celle élaborée par Spykman : « Qui contrôle le Rimland domine l’Eurasie. Qui domine l’Eurasie contrôle les destinées du monde ».

Le principal danger pour les États-Unis tient au risque de se retrouver géo-stratégiquement « encerclés » (une expression récurrente chez Spykman) par une unification des rimlands, car « ils se verraient confrontés à un Titan combinant force terrestre et maritime, capable de projeter sa puissance par-delà les océans Atlantique ou Pacifique », analyse encore Zajec.

Leur politique étrangère en découle : « combattre résolument l’apparition de ce Titan mondial, en contrant toute tentative d’hégémonie dans les territoires correspondant à ce que l’on pourrait qualifier d’Eurasie ‘utile’ ».

Postérité et actualité de Spykman

Il est aisé de déceler une influence plus ou moins directe de la théorie du Rimland sur la doctrine officielle du containment anticommuniste, mis en place à partir de 1947 par l’administration Truman, et à laquelle reste attaché le nom du diplomate George F. Kennan.

Dans son ouvrage consacré aux principaux théoriciens de la géopolitique, Florian Louis décrypte : « Plus optimiste que Spykman qui considérait comme peu probable et guère souhaitable la possibilité de voir le Rimland passer sous le contrôle d’une seule puissance, Kennan veut au contraire y asseoir la domination étatsunienne afin d’en faire un cordon sanitaire imperméable à la diffusion des idées communistes. »

Il s’en suivra de nombreux conflits, depuis la guerre civile grecque, qui initie le cycle en 1947, jusqu’aux guerres de Corée et du Vietnam, voire d’Afghanistan.

La stratégie du containment et les thèses de Spykman sont remises en cause dès 1963 par Saul B. Cohen dans Géographie et politique dans un monde divisé, qui conteste le « mythe » de l’importance stratégique du Rimland dans la mesure où aucune puissance ne saurait s’en assurer le contrôle.

Mais la grille de lecture proposée par Spykman, qu’avait lu Kissinger, n’est sans doute pas étrangère au rapprochement sino-américain des années 1970, ni plus généralement à la façon dont les États-Unis ont mené la guerre froide.

« Géant de la géopolitique », Spykman reste l’un des symboles de la diplomatie interventionniste et « réaliste » américaine, « qui a pesé d’un poids si conséquent sur les relations internationales, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours », ainsi que le rappelle Olivier Zajec.

Ce dernier estime cependant que sa pensée est bien plus complexe que ne le laisse envisager la seule théorie du Rimland.

Elle s’inscrit certes dans les débats intellectuels qui agitent les milieux universitaires et politiques, toujours très liés outre-Atlantique, depuis les prémisses de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la naissance du bipolarisme et la « géopolitique des blocs ».

Cette pensée reflète surtout la complexité du monde lui-même, et de la façon dont les États-Unis l’appréhendent.

Loin de l’opposition par trop binaire entre isolationnisme et interventionnisme, réalisme classique et idéalisme, matérialisme et institutionnalisme, la politique étrangère américaine se nourrit sans cesse de ces différents courants. Elle ne s’égare qu’en cédant à l’hybris d’un messianisme il est vrai consubstantiel à son identité profonde.

Mais lorsqu’elle renoue avec les fondamentaux de la géopolitique, elle est par nature pragmatique, rationnelle, « amorale ».

Il en est de même pour chaque État. Relire Spykman, et la brillante thèse que lui consacre Olivier Zajec, permet ainsi d’apprécier l’apport de la géopolitique à une intelligence du monde. Où le sentiment du tragique ne débouche sur aucun fatalisme.

Pour aller plus loin :

  • Nicholas John Spykman, l’invention de la géopolitique américaine, par Olivier Zajec, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne (PUPS), 2016, 603 p., 29 € ;
  • « Le Rimland – Nicholas Spykman », par Florian Louis, in Les grands théoriciens de la géopolitique, Puf, 2014, 224 p., 16 € ;
  • « Un géant de la géopolitique : Nicholas Spykman », par Olivier Sevaistre, in Stratégique, n°39, 1988, www.institut-strategie.fr

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