Communion universelle, ambitions nationales et business planétaire : Les polémiques qui ont accompagné l’ouverture, début octobre à New Delhi, des Jeux du Commonwealth sont venues souligner combien le sport représente, dans la mondialisation, un enjeu géopolitique et géoéconomique majeur.
Des commentateurs ont ainsi souligné que les défaillances de l’organisation par l’Inde allaient renforcer, par contraste, le prestige d’une Chine ayant, elle, offert des Jeux olympiques somptueux. Mais cette prégnance géopolitique sur le sport est-elle aussi neuve qu’on le croit ? Un récent Atlas du sport mondial démontre le contraire. Fruit de « l’économie monde » et reflet des jeux de puissance planétaires, le sport vient confirmer l’émergence d’un monde multipolaire dans lequel la compétition ne se déroule pas seulement dans les stades.
Dans l’imaginaire collectif, le sport représente le visage le plus festif, le plus joyeux et le plus fraternel de la mondialisation. « En ce début du XXIe siècle, le sport semble avoir conquis la planète. Quelques très grands événements – Jeux olympiques, Coupe du monde de football – sont capables de fédérer les peuples dans une communion universelle. Les télévisions ont aboli les distances et permettent de regarder tous ensemble ces champions qui ont fait du monde leur terrain de jeu, donnant ainsi le sentiment d’une unification réussie », écrivent Pascal Gillon, Frédéric Grosjean et Loïc Ravenel, maîtres de conférence à l’université de Franche-Comté et auteurs d’un Atlas du sport mondial qui revient sur bien des idées reçues. Pas question en effet de déduire d’un tel constat que l’essor mondial du sport résulterait de la seule puissance des idéaux universalistes. La réalité est, bien sûr, plus complexe. Et ce, dès l’origine.
Le sport, fruit de la révolution industrielle
Lorsqu’il naît au XIXe siècle, en Grande-Bretagne, le sport moderne, a en effet bénéficié de la conjonction de plusieurs facteurs de natures économiques et géoéconomiques. Le premier est bien sûr la révolution industrielle. Celle-ci débouche en effet sur une nouvelle organisation du temps qui distingue davantage celui consacré au travail et celui dévolu au loisir. Elle va également de pair avec un culte accentué de la quantification, de la mesure et de la performance. Enfin, elle suscite, en réaction à l’insalubrité des grands bassins industriels, une pensée hygiéniste qui voit dans la pratique sportive un moyen de retrouver une vie saine. Autre facteur crucial : la nécessité de promouvoir l’esprit d’équipe et même de corps. « Alors que l’Empire britannique est engagé dans une compétition économique commerciale internationale, l’idée selon laquelle l’individualisme est nécessaire au succès économique est contrebalancée par l’obligation de conserver cohésion sociale et stabilité politique. »
La mondialisation du sport suit celle de l’économie
Né à la faveur d’une mutation économique, le sport va ensuite se diffuser dans le monde à la faveur des échanges commerciaux. « La nouvelle “économie monde” dominée par l’Europe et les États-Unis à la fin du XIXe siècle met en mouvement les populations à travers le globe. Commerçants, industriels, militaires, étudiants ou simples migrants répandent les pratiques sportives de leur pays d’origine.» Ainsi, ce sont des marins anglais au mouillage au Havre qui, en 1872, jouèrent la première fois au football en France, avant d’être imités par la jeunesse locale. Enfin – pierre dans le jardin de ceux qui pense que l’argent est venu salir un sport par nature immaculé -, le célèbre FC Barcelone a été fondé en 1899 par un homme d’affaires et sportif… suisse ! C’est ainsi, au fil de l’ouverture de nouveaux marchés que le sport est devenu mondial. Ici encore, le rôle de la Grande-Bretagne est prépondérant. « Disposant d’un Empire “sur lequel le soleil ne se couche jamais”, de capitaux et d’une puissance marchande sans égale, le Royaume-Uni diffuse au reste du monde les sports codifiés en son sein », écrivent les auteurs de l’Atlas du sport mondial. La géographie du sport en porte encore l’empreinte : que l’on songe aux pays pratiquant le rugby ou le cricket !
Le sport allégorie de la compétition des nations
Toutefois, le sport n’est pas seulement lié à la chose économique. Il est aussi une allégorie de la compétition des nations. On se souvient bien sûr à l’enjeu idéologique qu’ont représenté les Jeux olympiques de Berlin en 1936, ou encore les compétitions sportives qui se sont déroulées durant la guerre froide. Mais là encore, le phénomène est bien plus ancien. En 1913, à la veille du premier conflit mondial, un journal allemand écrivait que « l’idée olympique moderne symbolise une guerre mondiale qui ne montre pas son caractère militaire ouvertement, mais qui donne un aperçu suffisant de la hiérarchie des nations ». Ne nous leurrons pas ! Cette vision des choses est encore partagée par beaucoup y compris dans les sociétés démocratiques. Il n’est qu’à voir la façon dont la piètre performance des Bleus lors de la dernière Coupe du monde de football est venue renforcer les doutes que les Français nourrissent quant à leur capacité à exister et réussir dans la mondialisation.
D’autres exemples manifestent la façon dont le sport a été entraîné, parfois malgré lui, dans les jeux de puissance planétaires et les contingences géopolitiques. Les auteurs rappellent ainsi qu’après la création de l’État d’Israël en 1948, les fédérations sportives ont dû composer avec la géographie : impossible en effet d’intégrer l’État hébreu aux ensembles régionaux sur la base desquels s’organisent généralement les rencontres sportives. Ses voisins immédiats n’auraient pas admis de lui accorder un début de légitimé internationale, fut-ce dans un stade.
Le sport comme moyen de reconnaissance internationale
« Dans la course à la reconnaissance internationale qui accompagne leur naissance, les États se présentent à l’ONU, mais candidatent aussi dans les grandes institutions sportives mondiales (CIO, FIFA) ce qui traduit le rôle primordial du sport dans les relations internationales.» Participer aux compétitions internationales officielles vaut intégration au concert des nations. En être exclu vaut début de bannissement de la communauté internationale. C’est en 1964 que le CIO a décidé de ne pas inviter l’Afrique du Sud aux Jeux olympiques, précédant ainsi de quatre ans le boycott culturel, éducatif et sportif de ce pays décidé par l’ONU en 1968.
Après la décolonisation et l’éclatement de l’URSS, qui ont entériné la souveraineté d’un nombre considérable de nouveaux États, cette quête de reconnaissance par le sport prend maintenant un tour nouveau à la faveur de la globalisation économique et de l’émergence d’un monde multipolaire. Les États ont en effet compris que le sport est une vitrine pour exister sur la scène internationale. Certains en font même une stratégie délibérée. Passé maître dans les stratégies d’influence – il possède déjà la chaîne Al-Jazeera -, le Qatar a fait ce choix. « L’Arabie saoudite est le pays du pétrole, Barheïn la plaque tournante de la finance, Dubaï celle du commerce. Pour exister sur la scène internationale, le Qatar avait le choix entre l’industrie et le sport. Or, le sport est le vecteur idéal », analyse le Cheikh Ahmed Ben Abdallah Al-Sulaïti.
De la globalisation à l’émergence d’un monde multipolaire
Toutefois, c’est la compétition pour l’organisation des deux rencontres les plus universelles et les plus prestigieuses qui catalyse tous les efforts et reflète le mieux les nouveaux équilibres mondiaux en gestation. Les auteurs de l’Atlas du sport mondial rappellent qu’il y a toujours eu une « géopolitique de l’attribution des Jeux Olympiques ». Ainsi, le choix de la Belgique (Anvers) en 1920 et celui de la Grande-Bretagne (Londres) en 1948, « récompensaient la résistance de ces pays lors des guerres mondiales ». Mais désormais, les considérations sont différentes : « La désignation de Tokyo (1964) ouvrait la porte de l’Asie, puis celle de Séoul (1988) et de Pékin (2008) soulignaient son dynamisme. La candidature victorieuse de Rio pour 2016 parachève cette approche. Ces derniers choix correspondent à de futurs marchés. » Aujourd’hui, les préférences des grands sponsors privés pèsent à l’évidence plus lourd que jadis.
Avec cette logique, la boucle est ainsi bouclée : né de la mondialisation économique, le sport international devient un vecteur de son extension et de son accentuation. Mais bien entendu, cela traduit aussi un basculement du monde. Le président Luiz Inácio Lula da Silva ne s’y était pas trompé. Défendant la candidature de son pays aux jeux olympiques, il déclarait : « Le Brésil fait partie des dix plus grandes économies du monde et est le seul parmi ces dix pays à n’avoir jamais organisé les JO. Pour les autres candidats, ce serait une édition de plus. Pour nous, ce serait l’occasion de construire un nouveau Brésil. » Et probablement aussi celle de saluer l’émergence d’un nouveau monde dans lequel les vieilles puissances européennes vont devoir redoubler d’effort pour maintenir leur rang. Sur les podiums sportifs bien sûr, mais pas seulement…
Atlas du sport mondial, par Pascal Gillon, Frédéric Grosjean et Loïc Ravenel, Éditions Autrement, 80 p., 17 €.