À l’heure de la multiplication des annonces de plans sociaux affectant l’industrie française et certains sites industriels hébergés dans l’Hexagone (PSA, LyondellBasell, Sanofi , Petroplus, Lohr…), la question de la politique industrielle de la France est à l’évidence de la plus haute importance. Le thème du « patriotisme économique » est certes repris par les plus hautes autorités de l’État. Le nouveau gouvernement s’est doté d’un ministère ad hoc et fait du « redressement productif » l’une de ses priorités. Mais encore faudrait-il « être plus ferme dans la conviction que nous devons rendre de nouveau légitime, dans nos esprits, l’idée de souveraineté industrielle ». C’est ce que proposent Éric Delbecque et Angélique Lafont dans un récent ouvrage particulièrement stimulant.
Pour les auteurs, un diagnostic de notre présente situation devrait être parfaitement formulé, tout comme il devrait être mis fin à la stérile opposition entre les tenants du tout libéral et les défenseurs d’un « nationalisme économique » revisité. La solution ? Une « connivence public/privé » à même de préserver les secteurs jugés stratégiques pour la croissance du pays. Le débat n’est pas seulement utile. Il devient urgent.
« Contrairement au discours ambiant sur la désindustrialisation, la production manufacturière mondiale joue toujours un rôle structurant dans l’organisation économique mondiale », rappelle le professeur Laurent Carroué, spécialiste des réalités géographiques de la mondialisation. Pourtant, on assiste à un sensible « redéploiement de la géographie de l’appareil industriel dans le cadre d’un élargissement et d’un approfondissement historiquement inédit de la division internationale du travail portée à la fois par les stratégies de développement endogène des États, dont certains se dotent d’une véritable politique industrielle, et par les stratégies de délocalisation des firmes occidentales ». Conséquence observable ces dernières années : la valeur ajoutée manufacturière en provenance des pays développés chute, tandis que celle des émergents ne cesse de croître. En cause, la disparition de pans entiers de l’appareil productif en Amérique du Nord et en Europe au profit des services et des produits à haute valeur ajoutée. La crise mondiale ne fait qu’accentuer ce processus. À l’inverse, « les grands pays émergents deviennent de réelles puissances industrielles en s’affirmant […] progressivement comme des pôles suffisamment forts et autonomes pour rechercher un développement plus autocentré tout en s’insérant de manière croissante dans la mondialisation ».
Un état des lieux inquiétant pour l’Europe
Une politique industrielle performante passe nécessairement par un effort de recherche-développement (R&D), c’est-à-dire par le « vecteur stratégique » qu’est le triptyque Savoir, Connaissance et Innovation. Alors que l’effort mondial de recherche a plus que doublé ces quinze dernières années, la part des pays développés – au premier chef celle des États européens – n’a fait que décliner. À l’opposé, l’Asie a détrôné l’Amérique du Nord, même si les États-Unis comptent encore pour 29,5 % de l’effort de recherche mondial. « Aujourd’hui, la Chine dispose d’un nombre de chercheurs presque équivalent à celui des États-Unis, supérieur à l’UE et deux fois supérieur au Japon, même s’ils demeurent pour l’instant sans doute moins efficients ». Politique de moyen et long termes, la mise en oeuvre de la R&D asiatique ne devrait porter ses fruits qu’à partir de 2020. « On devrait assister à une sensible diffusion de la recherche mondiale au profit de l’Asie émergente ». À cette même échéance, si rien n’est fait maintenant en Europe, les pays membres de l’Union européenne pourraient décrocher durablement de la course à l’innovation. « La concurrence sur le marché mondial de la main-d’oeuvre va se déplacer des emplois et des fonctions les moins qualifiées à des fonctions et emplois beaucoup plus qualifiés et plus stratégiques, jusqu’ici relativement abrités », prévient Laurent Carroué. Force est de constater que ce mouvement est déjà largement engagé. Pour les chercheurs Éric Delbecque et Angélique Lafont, de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), l’Europe pâtit d’avoir fait du « néolibéralisme », peut-être plus qu’ailleurs, une profession de foi intangible. À la fois crédules et par trop confiants, la Commission européenne et les États-membres appliquent à la lettre le principe de la libre concurrence et du retrait de l’État de la sphère économique. « Notre continent est le seul qui croit sérieusement au libre jeu de l’offre et de la demande. […] Les autres puissances de la planète n’entendent pas renoncer à l’intervention de l’État au sein de l’espace industriel, commercial, monétaire et financier. […] Les modes d’action gouvernementaux se caractérisent par leur plus grande discrétion, et souvent leur intégration dans des dispositifs complexes. »
Des stratégies d’État au service de la compétitivité
La mise sur pied d’une politique industrielle digne de ce nom passe d’abord par l’identification des secteurs jugés stratégiques. Il ne s’agit pas là pour l’État de financer et de soutenir tous azimuts l’outil productif – y compris lorsqu’il est objectivement condamné. Et gare au risque d’enfermement si l’on fige sans discernement le concept de « secteurs stratégiques » ! Utile, ce dernier doit être manié avec précaution car il « évolue dans le temps et dans l’espace en fonction de multiples paramètres », analysent les chercheurs de l’INHESJ. C’est une chose que d’identifier, soutenir et défendre des secteurs stratégiques ; c’en est une autre que d’être capable de le faire avec discernement et avec la plus grande souplesse. En France notamment, le concept renvoie encore trop souvent au seul secteur de la défense nationale. Aujourd’hui, peuvent être considérés comme stratégiques « les biotechnologies, l’énergie, les infrastructures de communication et de transport, les services financiers, l’électronique, la chimie ou encore les matières premières ». Ainsi en va-t-il des fameuses terres rares (cf. CLÉS n°59, 15/03/2012).
Certains États se sont sans conteste dotés d’une authentique stratégie de puissance économique. « Ce constat vaut particulièrement pour les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, le Japon, Israël ou la Corée du Sud. […] Cela les conduit à élaborer des dispositifs de soutien des entreprises à l’export et de protection du patrimoine technologique et industriel, à travers des politiques dites de sécurité économique. » Dès les années 1980, Tokyo a mis sur pied un efficace système de lutte contre l’espionnage industriel afin de concilier protection intérieure et manoeuvres commerciales. Washington s’inspirera de ce modèle durant la décennie 1990 et forgera une stratégie de puissance globale, incluant la suprématie militaire mais aussi les champs culturel et économique. « Deux orientations furent définies : la protection du marché intérieur et le développement des exportations. » Et, en continu, un effort substantiel de financement de la R&D américaine… Si la puissance des États-Unis est aujourd’hui amoindrie, il n’en demeure pas moins que Washington reste une puissance majeure de la mondialisation. La Chine, quant à elle, recourt à « l’économie de marché socialiste » (cf. CLÉS n°69, 24/05/2012). Pékin a fait de l’innovation l’un des moteurs de son développement. Sécurité économique, transferts de technologies, formation,… sont au menu de cette politique dynamique qui sait se projeter au-delà de l’horizon des résultats trimestriels – voire des échéances électorales.
Les stratégies ne manquent donc pas pour concilier libertés économiques, légitime protection des intérêts nationaux et compétitivité industrielle. Elles s’inscrivent cependant dans des référentiels culturels propres aux États qui les mettent en oeuvre. Une source d’inspiration pour la France ?
La France face au défi de la réindustrialisation
Le souci d’indépendance et de souveraineté a irrigué en France de nombreux secteurs industriels, des années 1950 aux années 1990. La défense en a bénéficié, mais aussi l’aéronautique, le spatial ou encore l’automobile. C’était un temps où planification étatique et « main invisible » du marché (Adam Smith) n’étaient pas incompatibles. Ce bref coup d’oeil dans le rétroviseur a le mérite de révéler que notre situation actuelle est récente et qu’il est toujours temps de capitaliser sur les acquis hérités de cette période. C’est tout le sens du plaidoyer d’Éric Delbecque et Angélique Lafont.
Certes, l’État français a réinvesti la sphère économique après s’en être désengagé pendant plus de dix ans. Il a notamment forgé une politique publique d’intelligence économique, véritablement opérationnelle depuis le début des années 2000. Elle tend à associer étroitement les services de l’État, les entreprises et l’enseignement supérieur (centres de recherche inclus). Le dispositif est largement perfectible lorsque l’on sait que 5 200 actions d’ingérence économique visant directement les entreprises ont été détectées par les services français (DCRI) entre 2006 et fin 2011… La France a ensuite favorisé l’essor de pôles de compétitivité et bâti une stratégie nationale de recherche et d’innovation. Enfin, elle a identifié ses secteurs stratégiques et multiplié les dispositifs de soutien financier aux entreprises concernées (médiateur indépendant chargé des conflits inter entreprises, crédit d’impôt recherche, grand emprunt, etc.). En un mot, les lignes ont bougé ces dernières années. Le cadre propice à l’instauration d’une souveraineté industrielle est bel et bien en place. Où est alors le problème ? Dans l’absence de volonté et de cohérence. Mais surtout dans l’absence de recherche et de mesure d’efficacité !
Car si les dispositifs de sécurité économique sont essentiels, la volonté politique qui les anime l’est plus encore. Pour Delbecque et Lafont, c’est cette volonté qui « constitue le socle de la protection des entreprises et des activités d’intérêt national ». Plus qu’une affaire de normes juridiques, il s’agirait avant tout de détermination et de révolution culturelle. Et le chemin passe par Bruxelles, qu’il reste encore à convaincre de sortir d’une certaine naïveté pour remettre, réellement, l’économie au service des peuples. Voeu pieux ? Comme nous y invite Georges Bernanos : « On ne subit pas l’avenir, on le fait. »
Pour aller plus loin :
- Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, par Éric Delbecque et Angélique Lafont, Coll. INHESJ, Éditions Vuibert, 424 p., 38 € ;
- Géographie et géopolitique de la mondialisation, collectif, Coll. Initial, Éditions Hatier, 320 p., 12,70 €.