Nov 292018
 

Les embargos, armes à double tranchant…

CLES221-4Après la BNP, contrainte, en 2014, de verser 9 milliards de dollars d’amende à la justice des Etats-Unis pour avoir bravé l’embargo américain sur l’Iran et Cuba, c’est au tour de la Société Générale de devoir débourser 1,9 milliards pour les mêmes motifs…

En attendant peut-être que le groupe Orano (ex-Areva) se voie frappé de la plus monstrueuse pénalité jamais infligée à une entreprise (24 milliards d’euros, soit le tiers des recettes de l’impôt français sur le revenu !), pour une affaire de corruption sans rapport avec le viol d’éventuelles sanctions, mais qui en dit long sur l’âpreté de la guerre économique déclenchée par Washington contre « the rest of the world »

Principal instrument du conflit : l’extraterritorialité du dollar et du droit américain dont j’ai déjà souvent parlé ici mais qui, dans le contexte actuel, prend un tour chaque jour plus aigu.

Au point de susciter une réaction coordonnée de ceux qui en sont victimes ?

Seule chose certaine pour les entreprises exportatrices : l’unilatéralisme américain est d’ores et déjà en train de reconfigurer le commerce mondial.

Avec, à la clé, des conséquences qui pourraient échapper aux Etats-Unis. 

Dans son rapport sur l’extraterritorialité des sanctions américaines rédigé au nom de la Commission des Affaires européennes du Sénat, Philippe Bonnecarrère (centriste) rappelle à juste titre l’extrême étendue des leviers dont dispose l’administration américaine pour frapper de sanctions secondaires les entreprises étrangères « coupables » de commercer avec les Etats visés par Washington.

Outre l’utilisation du dollar, la justice américaine peut poursuivre quiconque « utilise des messageries financières sur un routeur américain ; si ces opérations impliquent de près ou de loin une US person à quelque phase de son déroulement, voire si elles sont susceptibles de provoquer qu’une US person soit, à un moment donné, impliquée contre son gré dans le déroulement d’une opération avec un partenaire public ou privé de l’Etat visé dans les secteurs couverts par les sanctions américaines. »

C’est dire la diversité des moyens permettant d’incriminer les auteurs non-américains d’une opération qui, pourtant, ne se déroule pas sur le territoire des Etats-Unis !

Seule solution pour l’entreprise désireuse de tenter tout de même sa chance : diligenter une étude de conformité confrontant son projet aux normes américaines et soumettre celle-ci au Département du Trésor, ou plus exactement à l’OFAC (Office of Foreign Assets Control) dont on imagine l’état d’esprit – et a fortiori la décision… 

Les limites de la réponse européenne 

Résultat : même quand elles ont les moyens financiers de se soumettre à une telle procédure – ce qui exclut d’emblée les PME –, la plupart des entreprises renoncent et se soumettent d’avance aux conditions américaines.

Pour une société ne possédant des actifs qu’en Europe, il existe certes une solution pour contourner l’épée de Damoclès de la justice d’outre- Atlantique : faire appel à la protection du règlement communautaire 2271/96, pris en 1996 pour répondre aux sanctions américaines contre l’Iran (déjà), Cuba et la Libye.

Celui-ci a été réactivé en août dernier sous le nom de « loi de blocage » et protège les entreprises contre des actions judiciaires américaines visant à saisir leurs actifs… En Europe.

Mais quid de celles qui en possèdent ailleurs dans le monde, les banques en particulier ? 

Surtout, rappelaient Les Echos dans leur enquête du 2 novembre dernier sur Le cauchemar des entreprises françaises, les Etats-Unis ne reculent devant aucun moyen pour persuader d’éventuels candidats au contournement des sanctions que l’Oncle Sam a la mémoire longue : malheur à ceux qui, étant passés entre les mailles du filet, auraient ensuite le projet de s’intéresser au marché intérieur américain.

Avant même l’entrée en vigueur de l’embargo, le 4 novembre, « le Trésor américain a envoyé des équipes sillonner la planète pour rappeler ses règles », note le quotidien.

Et la CIA s’intéresse de près à ceux qui prendraient ses recommandations à la légère. 

En septembre, la commission de Bruxelles, par la voix de Federica Mogherini, a bien annoncé la création d’une structure dont l’objectif serait de sortir de l’impasse financière en faisant du troc avec les entreprises iraniennes.

« Un mécanisme qui, résument Les Echos, rappelle les pratiques de l’Union soviétique pendant la guerre froide ou le programme humanitaire « Pétrole contre nourriture » mis en place en Irak à la fin des années 1990. Schématiquement, des Etats de l’UE achèteraient du pétrole à l’Iran. Téhéran aurait donc un crédit vis-à-vis des entreprises européennes pour lesquelles l’Etat servirait d’interface. »

Mais le système tarde à voir le jour.

Sans doute parce qu’il aurait bien du mal à fonctionner sans l’implication des banques centrales…

Qui, du coup, entreraient de plain-pied dans le champ des sanctions américaines ! 

Vers une nouvelle carte des circuits de production mondiaux ? 

Aggravant les effets de sa politique de sanctions, la guerre commerciale tous azimuts engagée par Donald Trump ne fait pas que ralentir la croissance mondiale (- 0,2 point en 2018, selon les dernières projections du FMI).

Elle entraîne d’ores et déjà de premières mutations dans les circuits de production mondiaux.

Désireux d’échapper aux taxes frappant les exportations chinoises, certains investisseurs tentent de mieux répartir leurs risques.

Le Japon, en particulier, dont un quart des entreprises souffriraient d’ores et déjà de l’offensive protectionniste américaine, le plus souvent parce qu’elles sont, pour tout ou partie, implantées en Chine. 

Deux exemples : le constructeur d’engins de chantier Komatsu qui y produit des pièces pour ses excavateurs assemblés aux Etats-Unis, vient d’annoncer sa décision de rapatrier une partie de leur fabrication au Japon et d’installer des usines au Mexique.

Même chose pour le fabriquant de matériel électroménager Iris Ohyama, qui a, lui, choisi la Corée du Sud. A noter que le Vietnam et la Thaïlande profitent aussi de ces transferts. 

Comment les Chinois vont-ils réagir sur le long terme ?

Au-delà des protestations indignées, une nouvelle stratégie se met en place en réponse au protectionnisme américain : la relance du libre-échange au niveau régional.

Depuis quelques mois, Pékin pousse ses feux en direction des pays de l’Asean mais aussi de l’Australie, de la Nouvelle Zélande, de l’Inde et de la Corée du Sud… 

Une contestation de plus en plus partagée de l’hégémonie du dollar

Quand, en 1971, les Etats-Unis avaient mis fin à la convertibilité du dollar pour être en mesure de compenser leur déficit par la création monétaire sans être exposés à devoir rembourser leurs créanciers en or, le secrétaire au Trésor, John Connally, avait eu ce mot devenu célèbre : « Le dollar est notre monnaie ; il devient à partir d’aujourd’hui votre problème ».

Depuis, l’équation pour le résoudre était dans toutes les têtes. Mais sur le mode prescrit par Gambetta à propos de l’Alsace-Lorraine :  » Y penser toujours, n’en parler jamais ».

C’est sans doute le mérite (involontaire) de Donald Trump d’avoir délié les langues : depuis son entrée à la Maison Blanche, la création d’un système de règlement international susceptible de remplacer le dollar n’est plus un sujet tabou. 

Des Russes aux Chinois en passant par les Indiens et même par le ministre des Affaires étrangères allemand, les déclarations fusent depuis quelques mois alors qu’en quarante-sept ans, on peut les compter sur les doigts d’une seule main.

Problème : le dollar constitue aujourd’hui 62,3 % des réserves de change des banques centrales, contre 20,2 % pour l’euro, 4,9 % pour le yen et moins de 2 % pour le yuan.

Son poids dans les paiements internationaux atteint presque les 40 % (contre 34 % pour l’euro) et près de 60 % des importations mondiales sont libellées en dollar.

Pourtant, remarque Patrick Artus, économiste en chef de Natixis, dans Le Monde du 19 novembre, « le rôle international du dollar est fondamentalement menacé par plusieurs facteurs » : « le risque politique » et surtout « l’emballement de la dette des Etats-Unis, sous l’effet de la politique budgétaire de Donald Trump. »

Une spirale décrite en son temps par l’économiste belge Robert Triffin (1911-1993) et que résume ainsi le quotidien : « Le monde a besoin de dollars pour les paiements internationaux, ce qui encourage le creusement du déficit courant américain. Mais ce creusement risque d’affaiblir peu à peu la confiance dans le billet vert… ».

Cité anonymement par Le Monde, un responsable politique français tranche: « Le dollar était central parce qu’il était perçu comme un bien commun. Or il devient de plus en plus un instrument de chantage.  »

Au point de bouleverser les équilibres hérités du passé ? Chef des produits dérivés chez JP Morgan, Marko Kolanovic, également cité, ne dit pas autre chose : « Les guerres commerciales, les sanctions, bref l’unilatéralisme de Washington, risquent d’être le catalyseur d’une dédollarisation de long terme dans le monde ». 

Reste le plus difficile : trouver l’équivalent du système SWIFT, la messagerie de compensation internationale par laquelle les Etats-Unis contrôlent la chaîne de la plupart des règlements internationaux…

Les entreprises, dans un tel contexte, peuvent-elles, une seule seconde, se désintéresser de la géopolitique ?

Pour aller plus loin :

  • rapport d’information fait au nom de la Commission des Affaires européennes du Sénat sur l’extraterritorialité des sanctions américaines, par Philippe Bonnecarrère, disponible sur https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-017;
  • Chine-Etats-Unis, où s’arrêtera l’escalade? par Martine Bulard, Le Monde diplomatique n°775, octobre 2018, pages 1, 4 et 5.

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