Fév 182016
 

Deux puissances émergentes face à face ?

Après la destruction d’un bombardier russe accusé d’avoir violé, depuis la Syrie, l’espace aérien turc, les relations entre Moscou et Ankara sont au plus mal. La compréhension de la situation actuelle nécessite un bref retour en arrière.

Entre les deux capitales, la méfiance est de mise. Un dicton turc rappelle cette antipathie séculaire : Moskovdan dost olmaz (le Russe n’est pas un ami) ! Dès le XVIe siècle, la Russie d’Ivan le Terrible à peine sortie de la domination mongole, lorgne vers les riches terres d’Ukraine.

Prisonnière de sa situation géographique, aux confins de grands espaces désolés, la Moscovie pousse donc vers la mer Noire et les détroits, rares axes entièrement libres de glace. Douze guerres opposent le Sultan à la Russie de 1568 à 1917.

Porte-étendard de la Troisième Rome après la chute de Byzance (1453), le Tsar se considère investi d’une double mission eschatologique : libérer les Slaves du joug ottoman et relever la croix sur la basilique Sainte-Sophie à Constantinople.

La naissance de l’URSS aggrave cet antagonisme historique. La Turquie, flanc sud de l’Alliance atlantique, devient une pièce maîtresse de la politique d’endiguement de Washington…

Au tournant des années 2000, les lignes commencent cependant à bouger. Ankara inaugure sa politique de « zéro problème avec les voisins ». Les Turcs abandonnent le syndrome de la citadelle assiégée et s’ouvrent sur le monde.

Le refus de la guerre en Irak (2003) scelle le rapprochement avec la Russie. Mais cette esquisse de réconciliation va se fracasser sur le conflit syrien.

L’imbroglio syrien

Dès le début des troubles, en 2011, les Turcs estiment que les jours du régime baasiste de Bachar Al-Assad sont comptés. Au nom de la solidarité sunnite, la Turquie « confessionnalise » sa politique étrangère et arme massivement les rebelles.

Pendant quelque temps, elle caresse l’idée d’une zone d’exclusion aérienne, sous parapluie occidental, dans l’espoir de l’élargir ensuite jusqu’à Damas. Ces velléités se heurtent au veto catégorique des Russes. Ils gardent en mémoire le désastreux précédent libyen qui a entraîné la chute de Kadhafi, au mépris des résolutions initiales des Nations Unies.

La fin de Bachar Al-Assad signifierait la perte de leur ultime base navale russe en Méditerranée, portant un rude coup au statut de puissance mondiale qu’ils revendiquent de nouveau. Malgré l’irritation des Turcs, le Kremlin renforce donc l’alliance iranienne et tend la main aux Kurdes.

Simultanément, Vladimir Poutine reprend le flambeau de champion des chrétiens d’Orient que la France a délaissé. Adepte d’une approche toute « westphalienne » des relations internationales, le Kremlin juge vital de sauver le régime syrien avant de négocier un accord garantirassant sa pérennité, donc la stabilité de la région.

Au début de l’automne 2015, l’intervention militaire russe accroît le sentiment d’encerclement d’Ankara, déjà en proie à la guérilla kurde sur son propre sol. Sous l’effet conjugué des raids aériens et des offensives de l’armée syrienne au sol, l’insurrection islamiste reflue.

Les dépôts logistiques sont réduits en cendre, les routes deviennent impraticables et le moral des insurgés s’effrite. Toute la stratégie turque concentrée sur le départ du clan Assad s’écroule.

En détruisant un Sukhoï, le 24 novembre 2015, les Turcs ont voulu adresser un triple message aux Russes.

C’est ce qu’explique Tancrède Josseran, attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC) : « Tout d’abord, Ankara s’estime garant de la minorité turkmène de Syrie (40 000 personnes) dont les villages situés sur les premiers contreforts anatoliens ont eu à souffrir des raids russes. Ces turcophones longtemps brimés sont aujourd’hui le fer de lance de l’insurrection [anti-Assad]. Sur un plan tactique, il s’agit d’empêcher les Kurdes alliés de Moscou d’établir une continuité territoriale le long de la frontière turque et donc de colmater le corridor qui permet aux insurgés d’échanger avec le monde extérieur. Enfin, les Turcs veulent décourager les ébauches de rapprochement russo-occidental dans le contexte de l’onde de choc des attentats de Paris. Véritable cauchemar d’Ankara, ce scénario réhabilite de facto Bachar Al-Assad au sein d’une grande coalition et donc de la communauté internationale. »

Face à la brutalité de la réaction turque, les autorités russes sont désarçonnées. Leurs représailles économiques en demi-teinte reflètent ce trouble.

Du gaz, du pétrole… et des affaires

Les rétorsions russes visent d’abord l’agriculture et le secteur des travaux publics (35 % du BTP russe est réalisé par des entreprises turques). Néanmoins, la Russie a pris le soin d’exclure l’énergie de sa « liste noire ».

Elle est en effet le principal fournisseur de la Turquie dans ce domaine (60 % de ses besoins en gaz et 40 % de ceux en pétrole). Exportation phare, les hydrocarbures génèrent la moitié des revenus de l’État.

Alors que la Russie entre dans sa deuxième année de récession, ignorer le client turc est impossible. Le pays encaisse déjà le double choc de la crise ukrainienne et des sanctions européennes qui en ont découlé.

En quelques mois, le rouble a dévissé d’un tiers de sa valeur. À cette situation difficile s’ajoute l’imminence du retour de l’Iran sur le marché des matières premières.

En réalité, les sanctions du Kremlin posent une nouvelle fois la question du transit énergétique dans une région où compagnies russes et occidentales se livrent à une concurrence acharnée.

D’autant plus que, comme le souligne Tancrède Josseran, « Washington considère la Turquie comme une passerelle vers la Caspienne, solution à la dépendance de l’Europe à l’égard de la Russie. Pour les États-Unis, il s’agit de diminuer l’emprise de Moscou sur les pays producteurs d’Asie Centrale et du Caucase en les incitant à diversifier leurs débouchés, mais aussi de bloquer l’ouverture de routes alternatives comme celle de l’Iran ».

Les récents événements semblent ainsi avoir enterré le Turkish Stream initié par Gazprom. Ce pipeline, après avoir franchi la mer Noire, aurait achevé sa course en Europe à travers la Thrace turque.

En revanche, le projet turco-britannique de TANAP (Trans Anatolian Pipeline) semble bien avancer. Ce dernier devrait assurer le passage du gaz azerbaïdjanais vers l’Europe en évitant, via la Géorgie et l’Anatolie orientale, la Fédération russe…

La caractéristique la plus frappante du couple turco-russe reste sans nul doute l’étroite imbrication de leurs économies. La Russie est le premier débouché du commerce extérieur turc, la Turquie se hissant au troisième rang pour les importations russes, juste derrière la Chine et l’Allemagne.

Et en 2013, la Turquie a importé 14,5 milliards de dollars de produits russes (blé, sidérurgie). Turcs et Russes conçoivent les relations internationales en termes de puissance et d’intérêt. La récente embellie turco-israélienne démontre que rien n’est inéluctable, ni irréversible.

Elle prouve qu’Ankara est capable de s’affranchir de la rhétorique incantatoire lorsque ses intérêts l’exigent (transit du gaz israélien vers la Turquie, lever de l’embargo sur les produits turcs à destination de Gaza).

À Moscou et Ankara, une même approche de la géopolitique

Turquie et Russie appartiennent au même espace continental : leur situation géographique au coeur de l’Eurasie, l’importance de l’héritage impérial et la croyance en une destinée manifeste ont façonné leur histoire respective.

Comme le remarque encore Tancrède Josseran, « à Moscou comme à Ankara, les séquelles de la débâcle impériale affleurent vite. La nécessité d’un État fort rejoint la défense de l’intégrité territoriale face au séparatisme (Kurdes, Tchétchènes). À rebours des Européens qui dénoncent l’usage de la force au profit des grands canons universalistes : libre échangisme, progressisme sociétal, transfert des pouvoirs, Turcs et Russes mettent l’accent sur les valeurs régaliennes : souveraineté, unité, sens de l’État ».

Au début des années 2000, les convergences se sont dès lors multipliées. À l’unisson, Poutine et Erdogan récusent l’idée d’un monde unipolaire organisé autour d’un centre hégémonique et d’une périphérie rejetée à la marge.

Cette conviction repose sur le fait qu’il existe une complicité naturelle entre « peuples jeunes » – les puissances émergentes – contre un Occident sur le déclin.

C’est pourquoi la Turquie appuie la candidature de la Russie à l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) et participe en retour aux discussions du Groupe de Shanghai qui rassemble, sous la houlette sino-russe, les pays d’Asie centrale.

Dans la même veine, Ankara refuse d’appliquer les sanctions internationales consécutives à l’annexion de la Crimée.

Turcs et Russes se rejoignent en fait dans leur refus d’abdiquer ce qu’ils estiment être leurs intérêts vitaux au profit de normes juridiques abstraites. De leur point de vue, la volonté politique au service de la puissance précède toujours le droit.

Ainsi, le discours des autorités russes étrenné à l’occasion de l’indépendance unilatérale de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (2008) rejoint celui en vogue à Ankara lorsqu’il s’agit d’affirmer l’existence la République turque de Chypre du Nord.

Quels que soient les aléas, Turquie et Russie partagent donc une vision du monde identique. Elles rejettent la sacralisation hédoniste de l’individu, plébiscitent la transcendance et le respect des solidarités organiques (famille, nation).

Poutine et Erdogan communient à l’aune du même réalisme politique. La démocratie libérale n’est pas leur horizon, et aucun ne veut s’immiscer dans les affaires de l’autre. Les deux pays s’acceptent ainsi comme des puissances aux intérêts opposées, car elles sont d’abord attachées à leur souveraineté.

Reconnaître son adversaire, écrivait Julien Freund, c’est admettre son droit à l’existence et trouver au final le meilleur modus vivendi possible. Ce que démontrent Moscou et Ankara.

Pour aller plus loin :

  • « L’eurasisme turc, la steppe comme ligne d’horizon », par Tancrède Josseran, in Conflits, avril-mai-juin 2014 ;
  • « Avion russe abattu en Turquie : quel impact diplomatique ? », par Didier Billion, www.iris-france.org, 26/11/2015 ;
  • « Diplomatie, énergie, Syrie : où en sont les relations russo-turques ? », entretien avec Jean Marcou, www.lesclesdumoyenorient.com,14/12/2015.