Mar 132014
 

JO de Sotchi, crise ukrainienne et identité russe

La flamme des JO n’était pas encore éteinte à Sotchi qu’un nouveau brasier s’allumait en Ukraine. L’enchaînement des événements, l’inflation des discours, obligent à prendre un peu de distance, en s’interrogeant plus particulièrement sur le rapport entre territoire et puissance en Russie. Le choix initial – longtemps controversé – de la cité du Caucase pour l’organisation des JO, de même que l’attachement viscéral à la Crimée, illustrent combien le pouvoir russe entend valoriser et défendre ses marges comme leviers d’ouverture vers les réseaux de l’espace-monde.

Un choix qui permet d’exorciser la hantise du Kremlin de voir le pays exclu de ces horizons par une politique américaine et européenne perçue comme inspirée de la doctrine Brzezinski : la Russie serait la « puissance eurasiatique » que les États-Unis, puissance maritime, chercheraient à contrer.
La création à l’horizon 2015 d’une « Union eurasienne », vaste zone d’échange eurasiatique, est-elle une réponse à cette situation?
La publication attendue du livre du professeur Pascal Marchand aux Puf, dans la collection Major, portant sur la géopolitique de la Russie, fournit des éclairages pertinents.

Quelles sont aujourd’hui les ambitions russes ? Avant d’être une volonté délibérée de constituer une zone d’influence visant à couvrir tout ou partie de l’empire des tsars ou de l’empire soviétique, il s’agit d’une réponse à une réalité à la fois économique et géopolitique risquant de marginaliser le pays sur la scène internationale. Lorsqu’il accède au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine hérite en effet d’un pays éclaté entre diverses régions aux mains des oligarques, et dont le budget fédéral n’excède pas celui de la ville de New York.

La prise de conscience d’un risque de marginalisation

Le passage à l’économie de marché au début des années 1990 s’était réalisé dans la précipitation, aboutissant à une atomisation des réseaux de pouvoir et à une humiliation de l’Etat. Humiliation internationale également, Washington en profitant pour renier les engagements pris à Reykjavik en 1986 (non-ingérence dans l’espace russe et non extension de l’OTAN). La politique internationale russe se veut alors pragmatique et entérine cette « incomplétude de la puissance » : Vladimir Poutine accepte en 2004 l’intégration des pays baltes à l’OTAN, ainsi que la création d’une base américaine au Kirghizistan. Concurrencée par les États-Unis, la Russie l’est aussi par l’Union européenne – qui soutient la révolution orange en Ukraine en 2004-2005 – et par la Chine, dont l’influence économique et démographique est croissante dans l’Extrême-Orient russe.
Une politique réaliste, menée malgré le camouflet constitué par les frappes de l’OTAN de 1999 sur la Serbie, l’alliée traditionnelle de Moscou – car tout à la fois slave et orthodoxe – dans les Balkans. Il est vrai qu’au tournant du siècle, malgré l’hypertrophie de son outil nucléaire, l’armée russe n’est guère dissuasive, même dans le contexte d’un conflit limité. Son matériel aérien a vieilli et ses capacités de projection sont limitées.
En bref, la Russie ne semble pas dans l’immédiat pouvoir s’opposer à cette nouvelle forme d’endiguement de la puissance eurasiatique par les Occidentaux.

La réponse par la défensive : le renforcement de la maîtrise du centre

Depuis 2000, Vladimir Poutine travaille donc à rétablir en Russie même ce que son conseiller Gleb Pavlosvki appelle « la verticale du pouvoir« . Cette reprise en main des régions devenues quasi-autonomes, aux mains de potentats locaux, permet une maîtrise des centres économiques vitaux du pays : les lieux de production des matières premières, qui constituent 90 % des exportations. Le renforcement de l’État par la rente pétrolière (280 milliards de dollars en 2011), mais aussi par la maîtrise du gaz (18,5 % des exportations mondiales), voire des terres rares, s’accompagne d’un renforcement des réseaux permettant une reprise des échanges. De grands groupes pétroliers sont alors constitués, comme Rosneft, ou Gazprom pour le gaz – une ressource utilisée pour faire pression sur les États voisins comme la Biélorussie ou l’Ukraine. Cette politique permet de réaffirmer l’autorité de Moscou dans son « étranger proche », tout en lui faisant bénéficier immédiatement d’une rente pétrolière qui dope la croissance économique et doit financer le redressement du pays.

Dans cet objectif de maîtrise du territoire et de ses ressources, la question du peuplement est essentielle. Elle renvoie au temps long de l’histoire nationale: c’est la présence de populations russes qui, à partir du XVIIe siècle, structure l’espace sibérien. François Thual rappelle que cette croissance correspond à un accroissement de 140 km2 par jour pendant trois siècles. La déprise démographique actuelle de la Sibérie (jusqu’à 19 % de baisse de la population en 20 ans dans certaines régions) est donc une question-clé, à replacer dans la perspective démographique générale. Même si la natalité russe est légèrement remontée grâce à une politique étatique volontariste, le renouvellement des générations n’est toujours pas assuré. Et si, actuellement, le peuplement russe reste largement majoritaire en Russie, y compris dans de nombreuses républiques autonomes, la question du poids croissant des minorités, notamment musulmanes, constitue un défi stratégique pour les Russes.

Mais la nouvelle politique russe de puissance n’est viable que si elle s’accompagne d’une maîtrise des interfaces vers l’espace mondial. Le pays manque cruellement d’accès aux mers libres. On constate donc un renforcement des façades littorales. Golfe de Finlande, avec le port de Saint-Pétersbourg. Mer noire, qui explique pour partie le choix symbolique de localiser les JO à Sotchi. Extrême-Orient, Moscou extrayant l’essentiel de son gaz naturel liquéfié dans les eaux de Sakhaline. Les perspectives ouvertes par l’Arctique (cf. note CLES n°61, 29/03/2012) sont également importantes : nouveaux gisements, mais aussi nouvelles routes commerciales, qui présentent l’avantage de la souveraineté mais restent périphériques. Ce qui constitue un inconvénient majeur, l’espace russe ne pouvant se construire que par l’intensification de ses réseaux intérieurs (routes et rails). Lesquels ont beaucoup souffert depuis l’époque soviétique. La « politique arctique » pourrait s’avérer contre-productive si elle favorisait des centres coupés les uns des autres – sauf par l’avion.

La réponse par l’offensive : maintenir un poids au-delà de l’Eurasie

Dans le domaine militaire et stratégique, la Russie reprend nettement l’initiative. Dimitri Medvedev recentre tout d’abord la doctrine stratégique du pays, annonçant l’emploi possible de l’arme nucléaire tactique dans le cadre d’un conflit conventionnel qui menacerait ses centres vitaux. Ce renoncement à l’un des principes majeurs de la guerre froide sanctionne l’avènement d’une nouvelle ère. Avec des conséquences immédiates : l’intervention en Géorgie, à l’été 2008, stoppe net les velléités d’intégration de ce pays à l’OTAN. En Ukraine, pièce essentielle du projet eurasiatique, dans la mesure où il constitue son maillon démographique et économique le plus fort, la Russie déploie à la fois l’influence de l’Eglise orthodoxe (dépendant du patriarcat de Moscou) et l’arme économique. Elle propose ainsi 15 milliards de dollars d’aide immédiate pour tenter de contrer les visées de l’UE. Depuis 2008, le projet eurasiatique russe consiste donc bien à poser de nouvelles bornes à l’Ouest et au Sud face à l’influence américaine et européenne. L’abandon de l’allié serbe dans l’affaire du Kosovo est contrebalancé par une reprise du contrôle du Caucase. En Asie centrale, la Russie fait un retour fracassant dans le « Grand Jeu ». En effet, le rapprochement avec les républiques de cette région met fin à un cycle de rétraction, marqué par le départ des « pieds rouges » et par l’influence américaine, stimulée par l’intervention militaire en Afghanistan.

Une fois ces espaces proches à nouveau contrôlés, la Russie est à la croisée des chemins. Comment retrouver une influence mondiale? Le renforcement de ses capacités militaires et notamment la commande, pour la première fois depuis 1992, d’avions de combat, signent l’activation des outils du hard power. Mais Moscou n’est pas en reste sur l’échiquier du soft power. S’il n’est pas question de retrouver le réseau mondial des partis communistes dont disposait l’URSS, la Russie est indubitablement repartie à la conquête du monde. Mais sous une autre forme.
Economique d’abord, avec les investissements directs étrangers (IDE) et la présence soutenue de touristes et hommes d’affaires dans des pays et des pôles émergents, comme Dubaï ou la côte turque. Mais aussi de manière plus subtile, par l’image d’une capitale qui se veut en plein essor.
Vladimir Poutine laisse ainsi libre cours aux projets du nouveau CBD de Moskva-City, tout en étudiant l’expertise française de métropolisation initiée par le projet de Grand Paris. Cette image entend d’ailleurs se projeter jusque sous les rives de la Seine, avec la construction prochaine d’un centre culturel associant un édifice contemporain et les bulbes dorés d’une cathédrale orthodoxe… Réciproquement, la Russie cherche à renforcer le poids de son réseau d’enseignement pour attirer les étudiants étrangers. Avec un relatif succès, puisque 4 % des étudiants étrangers dans le monde suivent aujourd’hui des cours en Russie – le pays faisant ainsi jeu égal avec le Japon.

Peu lisible dans le brouhaha médiatique du moment, le projet géopolitique de la Russie apparaît ainsi comme une étonnante association de la politique d’un émirat pétrolier et d’un ex-« supergrand » de la guerre froide. Moscou a réalisé en 2013 un spectaculaire retour sur la scène internationale (cf. note CLES n°122, 19/12/2013). L’enjeu de la réalisation de l’Union eurasiatique à l’horizon 2015 se veut plus structurant. Il est désormais prépondérant dans l’agenda russe. C’est ce que souligne tout particulièrement Pascal Marchand, sans masquer sa sympathie pour un sujet – la géopolitique russe – dont il est l’un des meilleurs spécialistes français.
Ses travaux ne manqueront pas de nourrir les débats du prochain Festival de géopolitique et de géoéconomie, organisé à Grenoble du 3 au 6 avril 2014 précisément sur le thème « Eurasie : l’avenir de l’Europe ? »
Un thème d’une brûlante actualité !

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