Avr 102014
 

« Robin des Bois » au service du « Chavez européen »

Le 6 avril se sont tenues d’importantes élections législatives en Hongrie. Souvent décrié sur la scène internationale et européenne, le premier ministre Viktor Orbàn, chef du parti conservateur Fidesz, devrait conserver la direction du pays. Depuis son arrivée au pouvoir en mai 2010, il engage la Hongrie dans une voie originale.

D’emblée,il affiche sa différence avec la libéralisation des mœurs en Europe occidentale et revendique l’importance de l’idée de nation et des valeurs issues du christianisme. Il accorde la nationalité hongroise à tous les Magyars vivant dans les pays voisins. Du point de vue économique, il tranche tout autant avec les politiques habituelles au sein de l’UE. Face à la situation périlleuse des finances publiques, Viktor Orbàn choisit de rompre avec les principes libre-échangistes du marché européen et de lever une taxe exceptionnelle sur les entreprises étrangères. Son nom est tout un programme: l’impôt « Robin des bois ».

De quoi s’agit-il ? Est-elle une bonne affaire pour la Hongrie ? Et quels en sont les impacts pour les investisseurs européens ?

La taxe « Robin des bois », instituée par Viktor Orbàn dès son élection 2010, consiste en un prélèvement de 8 % sur l’activité des grands groupes financiers, pour la plupart étrangers, implantés en Hongrie. Perspective de recettes : 735 millions d’euros en trois ans, soit la moitié des bénéfices bruts du secteur, selon Pascal Pogam et Frédéric Thérin (Les Échos, 05/01/2011). Les ministres des finances de l’Union européenne ont autorisé début 2013 la mise en place d’une telle « taxe sur les transactions financières » (TTF). Inspirée par des ONG de type altermondialiste pour financer l’aide au développement international, elle devrait s’appliquer d’ici 2015 dans onze pays de la zone euro. Mais ici, avec l’objectif implicite de contribuer à renflouer les caisses des États.
Pourquoi l’initiative hongroise est-elle dès lors si décriée ? Parce qu’elle s’inscrit dans une politique nationale plus large, qui heurte de plein fouet les principes économiques de l’UE.

Une politique de « Chavez européen »?

Orbàn crée ensuite une taxe exceptionnelle, à vocation provisoire, de 1,05 % sur le chiffre d’affaires des grandes entreprises implantées en Hongrie. S’y ajoutent des impositions nouvelles dans les secteurs d’activités où les entreprises hongroises sont très peu présentes. Ainsi d’une taxe de 6,5 % sur les télécoms (220 millions d’euros par an), d’une autre sur l’énergie (92 millions), d’une autre encore sur la grande distribution… Le levier de la nationalisation est également utilisé par le nouveau gouvernement « national-conservateur ». Les caisses de retraites privées passent ainsi sous le contrôle de l’État, ce qui conduit à un transfert de fonds de 9 milliards d’euros. De nouvelles lois sont par ailleurs promulguées pour empêcher tout recours auprès du Conseil d’État. Orbàn l’avait annoncé dans son premier discours de politique générale : « Le pays attend de nous que nous détruisions l’ancien système afin de créer un ordre tout à fait nouveau ».

La réplique ne tarde guère. L’article des Échos déjà cité en donne un aperçu. Le 10 décembre 2010, le vice-président de GDF-Suez, Jean-François Cirelli, se plaint de cette politique dans une lettre au commissaire européen à l’énergie. Il est suivi par les représentants de 13 grands groupes (dont AXA, Allianz, EON, SPAR…), qui dénoncent auprès du président de la Commission européenne « les récentes décisions prises par le gouvernement hongrois, qui cherche à utiliser certains secteurs et des entreprises étrangères pour équilibrer le budget de l’État ». La politique de Orbàn est dénoncée comme protectionniste, et donc contraire à la mondialisation libérale et aux règles de concurrence fixées par l’Union européenne. Derrière cette prise de position se profile l’idée que la Hongrie serait aux mains de populistes et de nationalistes menant une politique du repli. Viktor Orbàn est qualifié de « Chavez européen » par un entrepreneur présent en Hongrie, toujours cité par Les Échos. Pour essayer de la comprendre, sans doute faut-il inscrire la politique de Viktor Orbàn dans la longue durée, et le rapport particulier que la nation hongroise en- tretient avec son territoire et son passé.

La géopolitique hongroise, matrice de sa vision du marché ?

La Hongrie est l’un des pays européens dont le territoire a été le plus marqué par les cataclysmes géopolitiques du XXe siècle. En effet, l’État actuel ne représente que le tiers du territoire de l’ancien royaume de Hongrie. L’ouvrage de Miklos Molnar, Histoire de la Hongrie, permet de mieux comprendre ce rôle moteur de la géopolitique dans les représentations actuelles du régime.

Le baptême du roi des Magyars, saint Étienne, en 1006, intègre dans la chrétienté occidentale ce peuple venu des steppes, constituant l’une des dernières grandes vagues des « invasions barbares » du Moyen-âge, dont la langue n’est d’ailleurs pas indo-européenne. Au XVIe siècle, il est placé sous la suzeraineté de la famille des Habsbourg, qui règne depuis Vienne, mais également occupé aux deux-tiers par les Ottomans jusqu’en 1699. Cette ancienne « grande Hongrie » comporte déjà de nombreuses minorités. Des Slaves (Slovaques au Nord, Croates et Serbes au Sud), mais aussi des Roumains et des Allemands en Transylvanie. Au XIXe siècle, le « Printemps des peuples » permet à la Hongrie d’affirmer sa volonté d’indépendance. Celle-ci est proclamée de façon éphémère en 1848 par le héros national Lajos Kossuth. Mais en 1867, le compromis avec Vienne transforme l’Empire des Habsbourg en un royaume bicéphale : l’Autriche-Hongrie. Cadeau empoisonné, qui ne permet pas à la Hongrie d’affirmer pleinement sa singularité, tout en restant profondément multiethnique. Considérée comme un pays vaincu à l’issue de la Première Guerre mondiale, elle perd les deux tiers de sa superficie lors du traité de Trianon (4 juin 1920).

Les « États successeurs » en tirent profit. La Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, qui reçoit la Voïvodine, ou encore la Roumanie, qui arrache la Transylvanie et le Banat… La question ethnique et nationale s’inverse: ce sont un quart des Hongrois, soit trois millions de personnes, qui constituent désormais des minorités au sein de ces États frontaliers. Une situation humiliante et potentiellement explosive. Comme l’explique Miklos Molnar: « Tout en donnant satisfaction aux anciennes minorités de la grande Hongrie, le système de Versailles a concédé jusqu’aux revendications les plus extrêmes de Prague, de Bucarest et de Belgrade sans prendre le moins du monde en considération le droit des Magyars à disposer d’eux-mêmes ». La Hongrie rejoint le camp des « États révisionnistes », ceux qui, dans les années 1920 et 1930, souhaitent l’abrogation des traités imposés après-guerre et en particulier la révision des nouvelles frontières tracées à cette occasion.
Miklos Horty, « régent d’un royaume sans roi et amiral d’un pays sans flotte », engage imprudemment la Hongrie dans la voie de la collaboration avec l’Allemagne. Celle-ci lui concède en 1941 les territoires majoritairement peuplé de Hongrois en Tchécoslovaquie, ainsi que la moitié de la Transylvanie – territoires à nouveau perdus en 1945. La Hongrie actuelle reste celle de Trianon. Démocratie populaire de 1947 à 1989, elle a intégré l’Union européenne en 2004.

Quelles constantes se dégagent de cette histoire tumultueuse, et comme « inachevée » ? La crainte permanente d’une hégémonie étrangère, synonyme d’exploitation économique du pays et de négation de son identité magyare. Les Hongrois se sou- viennent des dominations ottomane, autrichienne, soviétique enfin. Pour nombre d’entre eux, l’intégration trop forte dans un vaste ensemble géopolitique est synonyme de perte d’autonomie. Ce ressort peut être tendu à l’occasion par Orbàn face à l’Union européenne. Car la révolte fait aussi partie de l’identité hongroise, comme en atteste notamment l’insurrection de Budapest en 1956. De là à faire de la politique économique d’Orbàn une facette d’un nouveau révisionnisme, voire d’une pulsion irrédentiste, il n’y a qu’un pas, que ses détracteurs n’hésitent pas à franchir, parfois un peu rapidement.

Quelles perspectives sur les rives du Danube ?

En fait, les tensions sont largement retombées depuis 2011. La présidence de l’UE assurée par la Hongrie au premier semestre 2011 ne s’est accompagnée d’aucune péripétie majeure. Les grands groupes qui dénonçaient Orbàn en 2010 ont tous pu trouver des accords avec lui. Le site du quai d’Orsay consacré aux relations franco- hongroises affirme que « la plupart des contentieux économiques ont aujourd’hui été réglés ».

Reste toutefois la question des entreprises du secteur des titres restaurant. Trois grands groupes français se le partageaient, avant sa nationalisation en 2011. Un arbitrage est en cours auprès de la cour européenne de justice. D’une certaine façon, Orbàn mène une politique fine. Il n’a pas touché aux secteurs facilement délocalisables, comme l’automobile. La plupart des entreprises ciblées par la taxe « Robin des bois » avaient réalisé d’importants investissements, auxquels il aurait fallu renoncer en cas de retrait de Hongrie. La seule menace d’une nationalisation incite ces entreprises à la prudence. Mais cette prudence joue aussi en sens inverse : en 2010, seuls 6 000 emplois ont été créés en Hongrie, contre le double en 2009. Et si la balance commerciale est équilibrée en 2013, elle était excédentaire de 602 milliards d’euros en 2008. Orbàn doit donc être prudent.

Ceci dit, sa carrière démontre qu’il est avant tout un pragmatique. Militant démocrate dès le milieu des années 1980, il s’engage dans les années 1990 en faveur d’une politique libérale. Son premier mandat de premier ministre de 1998 à 2002 avait montré son engagement pro-européen. Par ailleurs, le parti Fidesz s’est toujours distingué du mouvement nationaliste Jobbik et de la Garde hongroise. Orbàn flatte la fibre nationale hongroise sans verser dans l’outrance.
En somme, il reste sans doute possible de réaliser en Hongrie des investissements profitables. Avec un volume d’échanges de 5,9 milliards d’euros en 2012, le marché hongrois est loin d’être négligeable. D’autant plus que sa situation géographique en fait une tête de pont naturelle vers l’ensemble de l’Europe orientale

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