Oct 112018
 

Des enjeux géopolitiques majeurs de la guerre économique 

CE17_1En août 2018, le groupe Bayer dévissait de 13% après que le monde entier ait appris qu’un jugement américain avait condamné sa filiale Monsanto à verser 289,2 millions de dollars à un jardinier présumé victime de son glyphosate.

En 2016, après l’énorme scandale du « dieselgate », Volkswagen se débarrassait du légendaire Martin Winterkorn, Président de son Directoire, supprimait 30.000 postes et négociait avec le DOJ (1) plus de 22 milliards de dollars d’indemnisation.

Récemment, Mark & Spencer, Dolce & Gabbana, H&M et Uniqlo étaient accusés d’encourager la « mode islamique » et menacés de boycott dans plusieurs pays.

Quant à Microsoft et Google, ils ont suscité une levée de boucliers partout dans le monde en se soumettant aux diktats de la censure chinoise, assumant le choix géostratégique de revenir sur un marché de 770 millions d’internautes.

C’est bien la stratégie choisie par les entreprises pour défendre leur réputation face aux coups durs, aux choix contestables et aux attaques dans un monde globalisé, que ces différents cas nous invitent à déchiffrer et à comprendre.

La réputation, moteur de réussite économique internationale

Dans le business du « B to C » (2) la réussite repose sur la qualité des produits et la réputation des marques.

Les produits réellement « disruptifs » étant assez rares, c’est la réputation de la marque qui devient le moteur principal du succès. Les versions successives de l’iPhone illustrent bien ce processus.

Après les innovations spectaculaires embarquées dans l’iPhone X (3), c’est bien la marque Apple qui assure le succès commercial de la gamme suivante.

Dans le monde automobile, c’est également la réputation très forte de BMW ou de Volkswagen qui autorise des prix élevés et des marges conséquentes.

Il arrive même que la réputation d’une marque prenne plus d’importance que les produits eux-mêmes.

C’est souvent le cas dans la mode et le luxe. Ainsi, la plupart des clients de Louis Vuitton achètent d’abord le fameux monogramme LV et s’offrent, avec lui, une miette de la réputation internationale de l’enseigne.

De même, la jeune marque new-yorkaise Supreme vend à prix d’or partout dans le monde des vêtements très ordinaires dont la qualité première est d’afficher en gros caractères son logo culte.

On imagine alors aisément « l’effet de réputation » créé quand, en juin 2017, LV et Supreme ont associé leurs noms dans une collection éphémère distribuée au compte-gouttes dans un « pop-store » !

L’effacement du produit derrière la réputation de sa marque résulte de plusieurs facteurs : la globalisation des marchés, une « société de consommation » solidement implantée, l’individualisme affiché et, enfin, une communication sans limites ni frontières portée par internet et les réseaux sociaux.

La réputation des grandes marques est en même temps la cause et l’effet de leur puissance commerciale et financière.

Ainsi, Apple, Microsoft, Google, Facebook ou Amazon, pour ne parler que des principaux leaders de l’économie numérique, disposent d’une notoriété plus importante que celle de nombre d’Etats.

Pour sa part, la marque Google est quasiment devenue un concept géopolitique et un nom commun (4). 

Mais c’est sans doute la démesure-même de leurs réputations qui représente un risque majeur pour ces colosses économiques : celui de voir mis à mal ce capital fragile.

Car, comme le montrent les sorties de route de Volkswagen, de Samsung, de Bayer, de H&M ou, davantage encore, de Facebook, aucune entreprise, aussi solide et adulée soit-elle, n’est à l’abri d’un « accident de réputation » et de ses conséquences géopolitiques.

Les bad buzz : des faits, une mécanique et des acteurs

À l’origine des déferlements de bad buzz sur la réputation d’une entreprise, il y a toujours des bad news factuelles et précises.

Il peut s’agir de problèmes techniques affectant un produit comme en ont fait l’expérience l’équipementier sportif Puma, avec ses maillots en guenilles, photographiés en gros plan pendant le Mondial de foot, ou encore Samsung confronté à l’explosion des batteries de son Galaxy Note 7.

Ce peut être aussi des accidents ou des risques sanitaires tels que les ont affrontés Monsanto ou Lactalis.

Récemment, au Maroc, Danone a été amené à revoir à la baisse le prix de certaines briques de lait car une campagne anonyme appelait au boycott de ses produits.

Les comportements jugés inadmissibles envers les clients ont toujours des effets ravageurs sur la réputation : United Airlines malmenant un passager ou laissant mourir un chien dans un compartiment à bagages, ainsi que l’enseigne Quick interdisant l’accès d’un fastfood à une aveugle et son chien-guide, ont payé très cher ces énormes bévues dont images et commentaires ont été relayés partout dans le monde.

Ce qui touche à la sensibilité raciale et sexuelle est aussi un terrain propice à l’explosion de bad buzz.

Par exemple, le mannequin portant un hijab et le garçonnet noir vêtu d’un blouson affichant « coolest monkey in the jungle » dans des catalogues H&M, puis la petite fille voilée de la collection Gap Kids, ont-ils créé un tollé dans les réseaux sociaux et provoqué le boycott.

La marque Petit Bateau a perdu de nombreux client en proposant des vêtements pour bébés arborant des stéréotypes (couleurs, vocabulaire) de « genres ».

Quant aux communicants de Décathlon, ils ont eu beaucoup de mal à convaincre de la bonne foi de l’enseigne quand des vidéos de cabines d’essayage ont été diffusées sur des sites pornographiques…

Mais ce sont les manquements à l’éthique professionnelle qui provoquent les plus forts discrédits. Ils ont fait vaciller le géant Facebook après la révélation de l’affaire Cambridge Analytica.

Non seulement les données privées de 87 millions d’utilisateurs avaient été siphonnées à leur insu, mais, plus grave, exploitées par une officine travaillant de façon douteuse pour la promotion du candidat Trump (5).

L’action Facebook chuta de 7% le 19 mars 2018, Mark Zuckerberg fut sommé de s’expliquer devant le Congrès et une violente campagne d’opinion (6) internationale créa une hémorragie parmi les abonnés.

Le 28 septembre dernier, l’entreprise fut l’objet d’un nouveau bad buzz quand les comptes de 50 millions d’utilisateurs furent victimes d’une faille de sécurité.

Accusée de manquer de respect pour ses clients, l’entreprise vit son action chuter de 2,5%.

Plus près de nous, en juillet 2018, en infligeant une amende record de 4,34 milliards d’euros à Google pour « abus de position dominante », la Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, a conforté dans leurs critiques les internautes de plus en plus nombreux qui refusent les comportements « hors la loi » des trop puissants GAFAM.

Si les bad buzz reposent le plus souvent sur des faits réels, il arrive aussi qu’elles soient dues à des fake news malveillantes ou intéressées.

Ainsi, dans une remarquable analyse (7) présentée par Christian Harbulot, l’École de Guerre Économique détaille les processus de deux attaques dont a été victime le groupe de BTP Vinci.

D’abord, en 2015, il fut la cible d’une plainte de l’ONG Sherpa (8) pour « travail forcé et réduction en servitude » aux effets d’image dévastateurs.

Puis, en 2016, une série de faux communiqués aux agences de presse fit chuter sa valeur boursière de 7 milliards en… 7 minutes.

Un processus organisé et des acteurs intéressés

Au démarrage des bad buzz, il y a le plus souvent des « lanceurs d’alertes », vigies auto-proclamées d’un domaine sensible.

Ce sont le plus souvent des structures associatives, parfois internationales, défendant officiellement l’intérêt général, mais couramment relais d’intérêts géopolitiques plus particuliers.

Parmi les plus « actives » on peut citer Anticor, affirmant lutter contre la corruption publique, L214 défendant farouchement la « sensibilité des animaux », Sherpa stigmatisant les « crimes économiques » dans le monde, ou encore Greenpeace et le WWF pour la défense de l’environnement.

D’autres fonctionnent comme des lobbies et défendent des intérêts géopolitiques catégoriels, souvent dans le domaine religieux.

Ce sont des structures riches (9), organisées de façons très professionnelle, connectées mondialement, pilotées par des salariés compétents, assistées d’avocats spécialisés et expertes dans la manipulation d’internet et des réseaux sociaux.

Leurs militants sont autant d’observateurs attentifs qui font remonter les bad news à leur structure qui, à son tour, organisera un bad buzz intéressé et destructeur. Certaines d’entre elles sont de véritables machines de guerre contre le monde économique.

La presse et les médias spécialisés constituent alors des relais et un amplificateur du buzz contre la réputation des entreprises visées.

La puissance d’internet assure la suite : les sites militants, les blogs spécialisés, Facebook et Instagram diffusent faits, images et commentaires à travers les innombrables réseaux d’internautes convaincus par avance.

Pas de place pour les doutes ou l’esprit critique, la bad news est devenue bad buzz.

Les bad buzz : une forme nouvelle de crise

Il s’agit bien d’une crise touchant la réputation de l’entreprise. Ses règles de gestion sont donc classiques.

D’abord, admettre la réalité des faits reprochés, ne pas les minimiser, faire preuve de modestie et d’empathie pour compatir avec les clients lésés ou les sensibilités blessées.

L’attitude d’Emmanuel Besnier pendant le « scandale Lactalis » est exemplaire de… ce qu’il faut éviter !

Un groupe tantôt muet, tantôt perçu comme méprisant, un PDG aux abonnés absents alors qu’était en cause la santé des enfants, tout cela eut un effet négatif sur la réputation de la marque.

À l’opposé, la stratégie de Samsung, décidant d’abord de rappeler partout, puis d’abandonner dans le monde entier son produit phare après l’explosion de quelques batteries du Galaxy, a permis à la marque de faire rapidement oublier ce bad buzz spectaculaire.

Les clients pardonnent les erreurs mais jamais l’arrogance et, quelles que soient leur puissance et leur habileté, même les GAFAM ne sont pas à l’abri de turbulences géopolitiques affectant leur réputation et leur business.

La globalisation et la guerre économique ont obligé marques et entreprises à intégrer la gestion des accidents de réputation à leur géostratégie et à leur management.

Non seulement les « cellules de crises » doivent être rompues au traitement des bad news de toutes origines mais il est surtout essentiel de les anticiper et de les prévenir.

Chaque entreprise doit identifier ses domaines de vulnérabilité, préparer et mettre à jour des scénarios de réponse pour chacun d’eux, maintenir à niveau une cellule spécialisée et, bien sûr, faire fonctionner en permanence une « veille à 360° » assurée en interne ou sous-traitée à des cabinets spécialisés.

Puisque aucune entreprise n’est désormais à l’abri d’un accident, tels sont les principaux moyens de protéger ce capital fragile et vulnérable que constitue la réputation.

Pour en savoir plus : 

  • Les valeurs. Donner du sens – Guider la communication – Construire la réputation, par Thierry Wellhoff, Éditions Eyrolles, Paris 2010.
  • Very bad buzz : Méthode pour préserver sa réputation sur Internet, par Marie Muzard, Éditions Eyrolles, Paris 2015.


1/ United States Department of Justice, abrégé en DOJ, ministère de la Justice américain.

2/ Les critères de réussite dans le « B to B » sont très différents.

3/ Principalement la reconnaissance faciale et les outils de machine learning.

4/ Le néologisme « googliser » (faire une recherche sur internet) est entré dans l’édition 2014 du Petit Larousse.

5/ https://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2018/03/20/l-affaire-cambridge-analytica-plonge-facebook-dans-une-crise-historique_5273376_4408996.html

6/ #DeleteFacebook

7/ https://www.ege.fr/download/etude_EGE-Ophois_mars2018.pdf

8/ Sans doute manipulée à son insu par des intérêts géostratégiques concurrents.

9/ Souvent subventionnées et/ou bénéficiant de cotisations et de dons divers.

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