De la chute du Mur de Berlin aux Printemps arabes en passant par les attentats du 11 septembre ou l’irruption de la crise économique et financière actuelle, les « surprises stratégiques » s’accumulent et nous acculent à des choix décisifs. Loin de toucher le seul domaine militaire, ces retournements subits s’étendent à tous les champs du politique. Dans son dernier rapport, le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS) met en garde contre la tentation de l’aveuglement : « Nous faisons collectivement d’immenses efforts pour ne pas voir, ne pas croire, ne pas vouloir ». Des outils d’anticipation et de prospective existent pourtant afin de nous donner, comme le propose la Délégation aux affaires stratégiques (DAS), « les moyens d’élaborer une vision stratégique de long terme ». Mais la prospective n’a pas toujours bonne presse. Sans doute parce qu’elle bouscule nos certitudes et notre confort intellectuel. Cassandre avait pourtant raison et l’incrédulité des Troyens leur a été fatale. Il est donc temps de « sortir du règne de la routine » et de « tracer de nouvelles routes » pour reprendre l’initiative.
Si les derniers rapports du CSFRS et de la DAS du ministère de la Défense s’intitulent tous les deux Horizons stratégiques, c’est que « l’accélération du ‘temps mondial’ rend d’autant plus nécessaire – et difficile – la conduite d’exercices d’anticipation » et de prospective. Plus que jamais, la prise de décision a besoin d’être éclairée par une analyse rigoureuse des scénarii futurs les plus probables. La complexité de l’environnement international impose « de sortir du cadre » et justifie le recours à « la multiplicité des points de vue ». En bref, appréhender le domaine de l’avenir comme un espace à explorer et à investir. Quelles perspectives stratégiques pour la France ? Quels sont par essence les domaines stratégiques de demain ? Dans un monde désormais interconnecté, c’est aussi toute la mécanique de l’environnement international qu’il faut pouvoir appréhender. Anticipation, diagnostic, options : le triptyque prospectif pour faire face est connu. Encore faut-il qu’il s’appuie sur une vision d’ensemble indiquant le chemin à suivre.
La prospective en France : à la fois présente et négligée
La France semble fâchée avec la prospective. L’appareil d’État en charge de la préparation de l’avenir est régulièrement critiqué au lendemain de telle ou telle catastrophe ou crise brutale. On le fustige pour son « aveuglement collectif », son « enfermement systémique », sa « pensée monolithique » (cf. CLES n°40). Cela n’a pourtant souvent rien à voir avec la qualité de sa production, mais davantage avec la surdité dont font preuve les décideurs quand il s’agit de sa prise en compte effective. Car les travaux de qualité sont là ! Relativement nombreux et complémentaires, de surcroît. Mais la France semble atteinte du « syndrome Tchernobyl », cette aptitude à s’imaginer à l’abri des agressions du monde extérieur.
Jusqu’à peu encore, la crise économique et financière mondiale semblait contourner avec bienveillance la frontière hexagonale, le « modèle français » étant à même de nous préserver de ses effets. Les faits, têtus, sont venus à bout de ce doux rêve…
Notes et rapports prospectifs sont aussi devenus plus complexes. Il n’y a plus de slogans ou de « formules percutantes » pour expliquer le monde (cf. CLES n°30) ! Ni blanc, ni noir, l’analyse géopolitique navigue plus que jamais entre deux eaux. Comme le résume la DAS, « l’une des caractéristiques de notre époque est sans doute qu’aucune clé de lecture unique ne permet désormais de saisir la complexité internationale dans sa globalité, comme au temps du ‘concert des nations’ ou de ‘l’affrontement bipolaire’. La mondialisation pas plus que ‘la guerre contre le terrorisme’, l’unipolarité pas plus que la multipolarité, le règne du droit international pas plus que le ‘choc des civilisations’ ou ‘la fin de l’Histoire’ n’épuisent à eux seuls l’explication du fonctionnement du système international. » Cette situation rend plus nécessaire encore le recours à une prospective volontariste.
La prospective, c’est se préparer aux diverses éventualités, hiérarchisées en fonction de leur probabilité d’occurrence. On ne saurait reprocher aux spécialistes et aux experts de ne pas prédire l’avenir. Le péché réside davantage dans l’incapacité d’anticiper et d’imaginer des réponses à la question du « Que fait-on si ?.. « . En d’autres termes, la prospective doit être un réducteur d’incertitude. Elle doit permettre d’anticiper l’événement,et lorsque cet événement dessert nos intérêts, définir la ligne politique à adopter pour qu’il ne se produise pas ou pour en minimiser l’effet. Car la prospective, c’est fondamentalement penser l’impensable et dégager les tendances lourdes du futur.
Quelles lignes de force pour demain ?
Crise économique mondiale et crises régionales du Sahel aux contreforts de l’Himalaya, élection présidentielle, révision du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale,… la période actuelle est propice tant à l’analyse stratégique à court terme – l’anticipation – qu’à la réflexion sur le temps long – la prospective proprement dite. Outre les deux rapports Horizons Stratégiques, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) vient de produire un « document interministériel d’évaluation stratégique » pour les quatre ans à venir. Alors, quel environnement international pour la France dans cinq, quinze ou trente ans ? À quel probable futur serons-nous confrontés ? Quelles sont les principales analyses et les propositions les plus récentes ?
1. Premier arrêt : 2017. Autrement dit, le monde qu’aura à affronter le prochain gouvernement français. Pour le SGDSN, l’analyse faite depuis 2008 serait globalement confirmée. Les faits marquants des années à venir sont, en premier lieu, le recentrage des États-Unis sur le Pacifique et son probable désengagement du continent européen. Ce qui pose la question de la sécurité européenne, appelée à être assurée de plus en plus par les Européens eux-mêmes – France et Grande-Bretagne en tête. Deuxièmement, la politique de sécurité de la France ne devrait plus avoir pour centre de gravité la lutte contre le terrorisme telle qu’initiée depuis 2001 dans le sillage des Américains. D’autant plus que se confirment des vulnérabilités nouvelles pour le territoire et les citoyens français et européens (menaces « cyber », espionnage, risques naturels et sanitaires, risques technologiques,…). Enfin, l’impact de la crise économique et financière marque fortement les équilibres mondiaux et pose de facto le maintien de l’intégralité de nos capacités de défense. Le CSFRS insiste quant à lui sur le « développement accéléré des entreprises criminelles souvent ignorées » et sur la réalité de la guerre économique.
Cette « autre » mondialisation « a provoqué de brutales désagrégations sociales, poussant, ici, des foules déracinées vers les bidonvilles ; là, à leur repli clanique ». Elle favorise l’intégrisme religieux et une délinquance armée. Telle une lame de fond, elle a arraché « aux États d’importantes capacités d’intervention », bousculant les fondements de l’autorité publique.
2. Terminus 2030/2040. Au-delà de quinze ans, l’exercice prospectif devient plus hasardeux. Il n’émet que des hypothèses et n’ambitionne que de « détecter les prémices » du futur environnement géostratégique. La DAS retient trois tendances marquantes à cet horizon : la fin de la domination occidentale, l’accélération de la mondialisation, ainsi qu’une instabilité et une volatilité de plus en plus marquées.Toutefois, le déclin des États-Unis ne sera pas soudain. Ils devraient rester la puissance militaire prééminente face à des puissances émergentes – qui le resteront encore très largement. Le véritable risque est celui du déclassement de l’Europe, et donc de la France. « À moins d’un sursaut économique et d’une nouvelle impulsion dans sa construction politique, l’Europe pourrait voir son influence décliner », pronostique ainsi la DAS. Car c’est notre continent qui paiera le plus cher la transition géopolitique à venir si rien n’est fait pour l’accompagner sérieusement.
Dès lors, quel rôle pour la France face au « décentrage du monde » ? De quelles marges de manoeuvre dispose-t-elle encore pour agir ? Comment passer de l’analyse à l’action ?
De la stratégie militaire à la Grande stratégie
« Même si cet environnement est, par nature, insécurisant, il n’est toutefois pas question de s’en désoler. Car ce monde sans cesse renouvelé n’est pas seulement un monde de risques : il est aussi riche d’opportunités », affirmions-nous en mai 2011 (cf. CLES n°30). À condition de sortir du « vide stratégique » (Philippe Baumard) qui caractérise ce début de siècle. « De nouvelles dynamiques se mettent en place, de nouveaux enjeux s’imposent, sans pour autant que disparaissent totalement les logiques anciennes, celle des États, celle de la puissance », prévient la DAS. Il est cependant nécessaire de ne plus penser la puissance exclusivement en termes militaires et sécuritaires. Si la stratégie est étymologiquement « l’art de commander une armée », elle doit plus que jamais englober toutes les politiques de l’État. C’est une stratégie d’ensemble – la Grande stratégie – qui s’impose désormais et concerne au premier chef les acteurs économiques.
Il revient au décideur politique de définir les objectifs et les capacités qui les soustendent. C’est-à-dire à la fois « un rythme et un horizon » (Eric de la Maisonneuve dans la revue Agir de mars 2012). C’est tout le défi qui attendent le prochain Président de la République et ses équipes. Ils ne pourront y répondre que si chaque citoyen devient « un coproducteur de notre futur commun ». « Ce n’est pas une option, c’est aujourd’hui un impératif catégorique », affirme Jean-Paul Delevoye dans son entretien avec le CSFRS. C’est pourquoi l’analyse géopolitique et stratégique, essentielle à la compréhension des enjeux du monde qui vient, doit être partagée par le plus grand nombre.
Pour aller plus loin : Horizons Stratégiques – Les nouveaux défis de la mondialisation,
publication du CSFRS, supplément du quotidien Les Échos daté du 26 mars 2012 ; Hori-
zons Stratégiques, rapport prospectif de la délégation aux affaires stratégiques (DAS) du
ministère de la défense, avril 2012 ; La France face aux évolutions du contexte international
et stratégique, document préparatoire à l’actualisation du Livre blanc, SGDSN, mars 2012.