L’eau est devenue un enjeu-clé dans la sphère des relations internationales. Conduire de grands contrats en ce domaine à l’international ne requiert pas seulement un excellent savoir-faire technique. Il faut aussi intégrer de multiples paramètres, sociétaux, culturels, environnementaux…
Autant dire que la grille de décryptage fournie par la géopolitique se révèle indispensable en la matière. Tel est le constat établi par Franck Galland, directeur de la sûreté de Suez Environnement et Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble.
JFF. En tant que directeur de la sûreté d’un groupe international comme Suez Environnement, comment expliqueriez-vous l’intérêt de la géopolitique aux étudiants de l’Ecole supérieure de commerce de Grenoble ?
FG. D’abord, je leur dirai que je me sens très proche d’eux, car je suis moimême un ancien élève de l’Ecole supérieure de commerce de Marseille. J’avais choisi la filière internationale et j’étais passionné par les cours que nous avions sur la géostratégie et la géoéconomie, avec des intervenants qui étaient des praticiens de haut niveau, comme Xavier Guilhou, en matière de gestion des crises à l’international. Juste après avoir été diplômé, j’ai eu la chance de faire mon service militaire en 1996-1997 comme officier de réserve en pleines guerres des Balkans, zone stratégique qui me fascinait. J’étais à l’état-major des armées, adjoint de l’officier qui gérait la coopération bilatérale avec les pays d’Europe orientale et balkanique, car j’avais construit au préalable mon cursus universitaire sur cette zone, avec un intérêt particulier pour les processus d’aide à la reconstruction.
Après cette expérience, j’ai eu non seulement un parcours dans la réserve opérationnelle, qui m’a permis de participer à plusieurs opérations extérieures,mais il m’a été aussi donné d’intégrer un cabinet spécialisé dans la gestion des risques internationaux. Avec toujours pour zone de prédilection cette Europe orientale et balkanique en pleine mutation. Je me suis ainsi retrouvé à gérer des problématiques de directions générales. C’est là que mes études en géopolitique et mon parcours militaire, qui m’avaient appris le sens du détail, l’appréhension correcte des situations, la stratégie opérationnelle, m’ont été plus qu’utiles, je dirais même indispensables ! J’ai ainsi eu des missions en République tchèque, en Pologne, etc. parce que je parvenais à déchiffrer le dessous des cartes dans des
zones qui étaient à l’époque peu ou mal connues. La capacité de décryptage des enjeux que donne la géopolitique m’a permis de réussir très rapidement dans les missions qui m’incombaient et de me faire remarquer de grands patrons, comme ceux de la Lyonnaise des Eaux. Lorsque vous devez remporter des appels d’offres, il est capital de bien comprendre les circuits d’aide à la décision et la psychologie de vos interlocuteurs.
A vos yeux, la géopolitique est bel et bien utile aux entreprises ? Avez-vous un cas concret à nous donner ?
C’est un fait. Pour preuve, les entreprises ont cherché à exploiter au mieux mes compétences géopolitiques, ainsi que l’expérience acquise sur le terrain qui m’a permis d’optimiser ce potentiel. Je veux le répéter clairement à vos étudiants : connaître l’histoire, la géographie, les traditions, la culture d’un pays constitue un atout indéniable, et reste l’une des clés majeures des succès à l’international. Un exemple : lorsqu’en 2003, nous étions postulants pour le marché des eaux de Belgrade, non seulement nous regardions les aspects techniques du dossier, mais nous avions également intégré la dimension historique de l’amitié franco-serbe. Avec notre équipe, nous nous étions alors rappelé que, fait rare, la ville de Belgrade avait reçu la Légion d’honneur pour actes de bravoure lors du premier conflit mondial. Nous avons donc tout fait pour faire inviter Belgrade au bicentenaire de la Légion d’honneur en 2004.
Dans la configuration diplomatique de l’après-guerre des Balkans, c’était un exercice pour le moins délicat. Mais avec le soutien de plusieurs décideurs politiques de l’époque, nous y sommes parvenus. Nous avons également su profiter du jumelage entre Paris et Belgrade grâce au maire de Paris. L’aspect symbolique et émotionnel a donc été important. Plus généralement, il contribue à faire sauter des verrous et à rétablir des situations difficiles. Savoir faire preuve d’empathie est essentiel pour convaincre ses interlocuteurs. Si l’on veut intégrer correctement ce paramètre dans sa stratégie, une solide connaissance de la géopolitique, une bonne maîtrise des grilles de décryptage qu’elle offre, sont indispensables. Je le dis donc de manière très concrète et très pratique aux étudiants : la géopolitique n’est pas une science abstraite que l’on pratiquerait dans sa tour d’ivoire. Elle est un outil qui concourt à une meilleure compréhension des mécanismes et des forces présentes dans notre monde. La mettre en oeuvre au quotidien permet d’optimiser la stratégie économique, financière, commerciale d’une entreprise.
La connaissance de la géopolitique vous sert aussi dans vos fonctions de directeur de la sûreté ?
Bien sûr. Même si le périmètre de mon activité va bien au-delà de la seule problématique de sûreté. Certes, je m’occupe de la protection de nos expatriés et de nos installations, en particulier sur des zones sensibles, dans le domaine de l’exploitation des réseaux d’eau et dans la construction de stations de traitement. Nous nous trouvons bien sûr confrontés à des questions relatives au terrorisme ou au crime organisé, mais plus largement aussi à des questions qui peuvent paraître « extra-ordinaires », au sens premier du terme, comme l’écroulement ou la déliquescence d’Etats. Ce fut ainsi le cas avec la crise économique argentine, qui eut des répercussions capitales pour nos intérêts sur place. De même, la dimension géopolitique était importante quand nous gérions les eaux de la capitale de la Bolivie, à plus de 4000 mètres d’altitude, où l’eau est considérée comme un don du ciel, et que la situation politique
et sociale est instable voire tendue. Autant dire que le rôle de nos représentants sur place est de la plus haute importance et que rien ne doit être laissé au hasard.
Dans des zones de ce type, j’accorde une grande importance au renseignement amont d’évaluation des situations. Il faut mettre en place au plus près du terrain des capteurs, qui suivent attentivement la configuration locale, ainsi qu’établir une étroite proximité avec les services français, qui font un travail remarquable d’anticipation et d’analyse dans nos zones traditionnelles d’influence. Pour mieux gérer les problèmes sur les régions où nous sommes moins présents, il est également important d’écouter des spécialistes étrangers – issus des anciennes puissances coloniales par exemple, qui bénéficient d’un bon réseau là où il nous fait défaut. Il faut appliquer dans ces zones le principe de subsidiarité et privilégier l’efficacité, notamment en écoutant les bonnes sources d’information et en anticipant les décisions. Cette évaluation permanente des situations constitue un trait capital de mon travail au quotidien, et je le dois en grande partie à ma formation en géopolitique, qui m’a appris à décrypter la complexité du monde.