Les explorateurs d’un nouveau monde commercial
Conjuguer art du voyage et rentabilité est un exercice qui exige de l’habileté, de la clairvoyance et un authentique savoir-faire. L’aventure de Pier Import puis de Nature et Découvertes, constitue un bel exemple de ce subtil équilibre.
Aussi ne peut-on que saluer Françoise et François Lemarchand qui ont conduit cette extraordinaire aventure commerciale et humaine.
Leur saga commerciale autour du monde fait l’objet d’un superbe livre, En Explorateurs, (Les Arènes, 2018), dans lequel ces commerçants amoureux du monde, de la nature et des voyages expliquent avec honnêteté et pédagogie comment ils ont inventé et fait vivre ces nouvelles façons de “faire commerce”.
Les deux entreprises ont été développées en rupture complète avec les modèles classiques et fondées sur leur “vision” très claire d’une nouvelle forme d’activité commerciale.
Et, plus encore qu’un exemple de géostratégie maîtrisée, c’est vraiment un type d’entreprise différente, à la fois éthique et performante, qu’a pensé, construit et expérimenté ce couple chaleureux de “défricheurs d’un nouveau monde” (1).
Dans les pas de Marco Polo, un couple sous le signe du voyage et des beaux objets
Quand Françoise et François se rencontrent en 1970, internet n’existe pas. On bourlingue à bord du mythique “Combi Volkswagen” et les références des routards sont Jack Kerouac (2), Alexandra David-Néel (3) ou le film Easy Rider (4).
Après l’ESCP et une coopération économique en Allemagne, François Lemarchand est recruté comme directeur adjoint dans un supermarché du New Jersey “qui, dit-il, allait m’apprendre toutes les facettes des métiers du commerce”.
Ensuite, pendant un MBA à Harvard, le jeune couple Lemarchand plonge dans le cosmopolitisme ouvert des universités américaines, le multilinguisme et le nouvel hédonisme des seventies.
C’est pendant un stage au Brésil que va germer l’idée maîtresse que François déclinera pendant toute sa vie de commerçant.
Au cours d’une randonnée sur le Rio Xingu, il découvre, perdue au fond de la forêt amazonienne, une conserverie artisanale de coeurs de palmier.
Quelques mois plus tard à Boston, il tombe sur une boite de conserve venant de la même fabrique !
Intrigué, il propose à son directeur de thèse une étude “sur les circuits mystérieux qui avaient conduit cette boite de conserve [..] jusqu’à son épicerie de quartier” pour développer ainsi de nouvelles filières.
Et François Lemarchand d’ajouter : “J’appris à comprendre les sols et le climat de la planète, les grands mouvements d’échanges, l’alimentation, la biodiversité, la géographie et la géopolitique. […] J’avais trouvé ma voie !”
Avec un culot certain, il parvient à rencontrer Luther Henderson, le propriétaire de Pier 1 Imports, dont la filiale française bat de l’aile.
Malgré leur différence d’âge (François a tout juste 28 ans), le courant passe vite entre ces deux hommes passionnés de commerce, de culture et de voyages lointains.
Le magnat ombrageux cède l’enseigne française pour 2 millions de dollars, “à lui payer dans les cinq ans”. La nouvelle entreprise est aussitôt rebaptisée Pier Import.
Ses acheteurs, baroudeurs atypiques et téméraires, vont apprendre à identifier au premier coup d’oeil les ”beaux objets”.
Ils sauront vite négocier, des journées entières, dans le respect des cultures locales, pour arracher des quantités que n’ont encore jamais produites leurs fournisseurs et obtenir le prix “juste”, celui qui permettra une rémunération équitable du producteur et un prix de vente acceptable.
François Lemarchand refuse les grandes séries industrialisées et les prix d’achat laminés par la mise en concurrence. Déjà Pier Import a choisi le “win-win” et la fidélité.
L’enseigne se dote d’une logistique sophistiquée et fait des miracles en matière de conditionnement, de transport, de dédouanement et de paiement dans 14 monnaies différentes.
Dans les villages de certains fournisseurs, on en est toujours à l’économie de troc…
Souvent, entre la commande et l’arrivée des merveilles dans les entrepôts de Wissous, il peut s’écouler une année voire plus !
Tout dépend de l’état des chemins, de l’humeur des chameaux et des caprices de l’administration locale.
Plutôt que d’empiler ses produits en rayons, Pier Import veut en raconter les histoires, inventant une forme de storytelling avant l’heure.
“Toutes ces histoires, ajoute l’auteur, formaient une même chaîne de fidélité et d’intimité avec nos fournisseurs et nos artisans. Nous avions tissé avec eux des liens personnels.”
Chaque produit est accompagné d’une présentation soignée.
Quant aux vendeurs, baptisés “guides” dans les magasins, ce sont des connaisseurs et des pédagogues passionnés, animant eux-mêmes des ateliers pour les clients.
Dans les magasins, les ambiances sonores et olfactives, mélange de nature et de zen, transforment ainsi un achat banal en un réel moment de plaisir.
Une géostratégie disruptive et paisible
Portés par “la contre-culture créative des années 1970”, Pier Import et ses “idées made in ailleurs” (5) rencontrent un succès immédiat.
Avec 60 magasins en Europe, l’enseigne multiplie sa taille par 8 en 5 ans.
En 1986, son introduction en Bourse est une réussite.
Cette forme nouvelle de commerce est portée par la “vision” solide de son créateur qui traduit un mélange d’exigences et de convictions : “Nos relations d’affaire, écrit-il, reposaient sur la convivialité, la loyauté à long terme et la fidélité à la parole donnée, si essentielle dans le commerce.”
Les produits doivent être “des trésors dénichés aux quatre coins du monde” dont l’acquisition tient plus de la fête que des courses en supermarché.
Ces choix stratégiques, véritable philosophie du commerce, sont alors fixés dans une charte maison et déclinés dans les publicités et les magazines de l’enseigne.
Quant aux clients, ils peuvent ainsi “fantasmer sur des voyages lointains et des aventures improbables en reniflant l’encens…”
Pier Import et ses patrons ont alors parfaitement identifié les ressorts profonds des seventies. Ils sentent aussi rapidement les limites de leur modèle quand le succès des produits industriels et des grandes marques signale les débuts de la mondialisation.
Le couple Lemarchand décide de passer la main. En 1988, il vend les 70% qu’il détient dans le premier RES (6) monté en France.
Leur remarquable talent pour sentir l’air du temps et anticiper les mutations est à l’origine directe de leur seconde création : Nature et Découvertes.
L’exotisme bon enfant de Pier Import est un peu ringardisé par les débuts de la mondialisation, l’intérêt grandissant pour la technique et l’écologie.
Mais, si les attentes des clients vont changer, le credo commercial reste le même : l’acte d’achat doit être un moment d’étonnement et de plaisir.
François Lemarchand a ainsi inventé “le commerce expérientiel […] où l’expérience vécue […] et l’information qu’on en retirait étaient aussi importants que les produits eux-mêmes […qui] devenaient des supports d’information, d’apprentissage et de sens”.
L’ouverture d’esprit propre aux voyageurs évolue vers la compréhension des phénomènes physiques et un respect amoureux de la nature.
Devançant une nouvelle fois les mutations profondes de la société, l’entreprise affirme ses ambitions dans sa lettre programme : “Nature et Découvertes n’est pas seulement une société commerciale qui exploite des magasins, elle […veut répondre] à quelques aspirations émergentes en cette fin de siècle.”
Une fois de plus, l’entreprise est en totale cohérence avec la pensée profonde de son dirigeant et les tendances émergentes de la société.
Ainsi, écologie et économie ne s’opposent pas. Les produits “innovants, connectés à la nature, écologiques, beaux, artisanaux, jamais vus en France”, connaissent un succès immédiat.
“Je compris alors, écrit François Lemarchand, que Nature et Découvertes serait une grande entreprise, car elle répondait à des besoins universels et profonds de personnes de tous les âges et de tous les milieux.”
Et d’ajouter : “Après Noël il ne restait plus rien sur nos étagères. Les clients voulaient même acheter la décoration, les fontaines et les tenues des guides…”
Très vite, le couple va décider de mettre le poids grandissant de sa notoriété au service de la cause environnementale. “Nous voulons qu’au-delà de ses ambitions économiques, Nature et Découvertes fasse connaître et aimer la nature et se mobilise avec ses clients pour la protéger.”
Dès les premiers bénéfices, 10% sont reversés à des associations écologiques. En 1993, l’entreprise lance sa Fondation Nature et Découvertes. Dotée d’un comité scientifique prestigieux (7) et arrimée à la Fondation de France, elle financera plus de 2.500 actions en faveur de la nature.
De l’influence, Nature et Découvertes passe ainsi au militantisme affiché, ce qui suscite défiance et jalousies.
Une méchante campagne, fake news avant l’heure, insinue que l’entreprise serait liée à l’Église de scientologie, de douteuse réputation.
L’encens des magasins sent désormais le soufre !
La presse s’empare du sujet croustillant et les fantasmes sectaires font le reste : la fréquentation des magasins s’effondre pendant plusieurs mois, avant que la rumeur ravageuse ne s’éteigne d’elle-même.
Un couple et un modèle précurseurs
Les réussites disruptives sont souvent associées à des créateurs visionnaires (8) qui ont su repérer avant les autres les signaux, forts ou faibles, annonciateurs d’évolutions profondes.
C’est le cas des deux entreprises imaginées, créées et gérées par ce couple précurseur.
Ainsi ont-ils inventé une autre façon de “faire commerce”, attentive aux fournisseurs, aux salariés, aux clients et à l’environnement.
Dans le pilotage des deux enseignes, ils sont parvenus à gérer harmonieusement plusieurs contraires : les pressions du business et le respect des partenaires, la scénographie coûteuse de très grands magasins et la maîtrise de l’empreinte carbone, les marges indispensables et les pressions d’une écologie pratiquée quotidiennement (9).
En conservant une part confortable du capital, ils ont aussi su garder le pilotage des deux entreprises pour en conserver le cap, l’esprit et le modèle.
Leur “vision”, jamais très éloignée de la notion de plaisir, s’est toujours concrétisée dans des pratiques d’organisation et de management fondées sur l’autonomie et la créativité de leurs équipes.
Ils ont mis en place une participation des salariés aux bénéfices, une vraie gestion des compétences, et affronté les questions que pose aujourd’hui la RSE, tout cela bien avant que ces pratiques ne deviennent obligatoires ou à la mode.
Plus encore, ils ont su transformer une banale activité de distribution.
Car, ajoute François Lemarchand, “nous avions su lire dans les rêves inexprimés de nos nouveaux clients, […] anticipant un certain déclin de la société de consommation et prônant recherche de sens et art de vivre naturel.”
Évitant les excès brutaux de l’économie globalisée, ils ont anticipé les attentes des nouvelles générations, hédonisme assumé et tempéré par une consommation maîtrisée, respect actif de la nature porté par une écologie optimiste.
Ils nous ont ainsi offert un étonnant miroir des évolutions du monde.
Pour en savoir plus :
En explorateurs – L’aventure du couple fondateur de Pier Import et de Nature et Découvertes, par Françoise et François Lemarchand, Éditions Les Arènes, Paris 2018.
1/ Toutes les citations de ce texte sont extraites de l’ouvrage ci-dessus.
2/ Auteur de Sur la Route, ouvrage considéré comme le manifeste de la Beat Generation.
3/ Grande voyageuse et orientaliste, elle fut, en 1924, la première européenne à séjourner à Lhassa au Tibet.
4/ Ce road movie (Dennis Hopper, 1969) est devenu un emblème de la génération hippie.
5/ Slogan de Pier Import qui fit fureur auprès du public.
6/ RES : le Rachat d’Entreprise par les Salariés est une variante du classique LBO.
7/ La Ligue de protection des oiseaux, le Muséum d’histoire naturelle, Pierre Pfeiffer, Guy Jarry, François Letourneux, François Moutou, François Lenormand, Éric de Kermel et Rémi Gouin parmi de nombreux autres…
8/ On peut penser, par exemple, à Gilbert Trigano, Bernard Darty, Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg.
9/ Nature et Découvertes a été la première entreprise française certifiée “B Corp”.
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