Mar 122015
 

Une géopolitique des passages, des seuils et des murs

Ce 12 mars 2015 s’ouvre à Grenoble le désormais traditionnel Festival de géopolitique, avec pour thème cette année : « A quoi servent les frontières ? » La revue trimestrielle Conflits, co-organisatrice de cet événement, consacre son dossier à cette question.

Son directeur, Pascal Gauchon, y rappelle que, continue ou discontinue, économique, douanière, politique ou militaire, décriée ou appelée de ses vœux pour régler un conflit et protéger des populations, « la frontière est à la fois lieu de passage et barrière. C’est un filtre« . Sachant que « le problème n’est pas seulement économique, social ou sécuritaire. Dans la mesure où la mondialisation menace de laminer les identités, affirmer la frontière, c’est s’affirmer comme un peuple original, différent des autres« .

L’on peut certes déplorer que cette affirmation évolue parfois en rejet de l’Autre, en refus de toute altérité. L’on ne saurait ignorer cette réalité de nature anthropologique, qui renvoie à la nature même de l’homme et continue inlassablement à structurer et animer l’actualité géopolitique.

En ouverture du dossier « Faut-il abolir les frontières? » de la revue Manière de voir (n°128, avril-mai 2013), Benoît Bréville rappelle « l’ambivalence des frontières« . Elles « partagent les peuples et les cultures en même temps qu’elles les rassemblent et les préservent« , donc « sont source de guerre, mais constituent des espaces d’échanges, de négociations, de rencontres culturelles, diplomatiques, commerciales » (cf. note CLES n°153, Vers un grand retour des frontières ?, 26/02/2015).

C’est ce qui explique sans doute, au moins pour partie, que la mondialisation économique se soit accompagnée d’une multiplication inédite des frontières – ce que le géographe Michel Foucher nomme le mouvement d' »arpentage systématique du monde« . Pour en comprendre la nature et les ressorts, il convient d’opérer un retour aux sources.

Généalogie de la frontière

Dans son Dictionnaire de géopolitique (Ellipses, 1998), François Thual distingue trois types de frontières. La première est dite « naturelle » lorsqu’un État peut fonder ses limites en s’appuyant sur des arguments topologiques, eux-mêmes créateurs d’une « césure ethno-culturelle » (ethnique, linguistique…) évidente.

« Cette idée s’affirma notamment en France. Louis XI insista le premier sur la fonction naturelle des Alpes et du Rhin pour servir à délimiter le royaume de France. La Révolution française ne fit qu’accroître ce que Vidal de La Blache pouvait appeler ‘l’esprit de frontières,’ fondement d’une conscience nationale. Alpes, Pyrénées et Rhin furent exaltés par Rousseau dans leur rôle naturel de frontière. »

Mais, et l’histoire de France en témoigne, la délimitation des frontières – longtemps « molles et fluctuantes » – reste le résultat d’un rapport de force. « La frontière apparaît dès lors non plus seulement comme frontière naturelle épousant le relief, mais aussi comme produit de la pacification – plus ou moins réussie – dans le temps d’une ligne de front entre deux peuples. Ratzel put écrire que la guerre consiste à ‘promener la frontière sur le terrain d’autrui’. »

Et Thual d’observer: « En s’affrontant, deux dynamiques de conquête opposées finissent par se stabiliser le long d’une ligne de front que le compromis et la paix finissent par transformer en frontière« .

Le troisième type de frontière est celui « des frontières laissées ‘en héritage’ par un colonisateur« , donc par un tiers. « Ces lignes de séparation souvent artificielles furent soit tracés par des diplomates de puissances lointaines, comme c’est le cas au Moyen Orient, soit épousent les listes administratives de districts coloniaux comme en Afrique. » L’artificialité est bien évidemment source d’instabilité: « Le danger de ce type de situations géopolitiques vient du fait que la frontière n’est pas perçue comme naturelle, non pour des raisons topologiques, mais pour des raisons identitaires. Si une frontière étatique ne coïncide pas avec une aire ethno-culturelle – ethnie, religion, nation… -, et qu’elle sépare celle-ci, alors elle peut faire l’objet de contestation« .

Ou simplement entretenir une situation d’insécurité chronique (cf. la ligne Durand séparant les Pachtounes entre l’Afghanistan et le Pakistan – les fameuses « zones tribales« ).

Quoi qu’il en soit, le tracé d’une frontière n’est que rarement définitif. C’est ce que rappelle Yves Lacoste dans un entretien au dernier numéro de la revue Conflits (n°5), lorsqu’il distingue les « frontières chaudes » (qui sont contestées et font l’objet de conflits) et « froides » (acceptées par les deux camps, « de guerre lasse« ).

Sachant que la frontière froide peut redevenir chaude: « Il suffit que, d’un côté de la frontière, émerge un groupe, que l’on peut appeler ‘nationaliste’, qui conteste le pouvoir en place et lui reproche d’avoir accepté un tracé défavorable. Alors la limite que l’on avait finalement acceptée est remise en question, et c’est une autre limite qui devient la seule ‘patriotique’. »

Même consacrée par le droit international et la mémoire des hommes, la frontière reste « en intersection » avec tout un enchevêtrement de phénomènes – orographiques, religieux, linguistiques… – qui possèdent chacun leur logique spatiale, leurs limites – naturelles ou symboliques.

D’où la tentation récurrente des hommes de figer ces espaces.

Quand les nations se barricadent…

Si l’homme a toujours érigé des enceintes, comme en attestent le mur d’Hadrien, la Grande Muraille de Chine ou encore la ligne Maginot, nous assistons d’évidence à une multiplication des « murs« . La disparition en 1989 de l’un des plus fameux, celui de Berlin, semble avoir accéléré le phénomène : « Presque inexistantes en 1950, les frontières fortifiées sont une quinzaine entre 1975 et 2000, et approchent la soixantaine aujourd’hui« , constate la revue Conflits.

Pour deux raisons principales : la lutte contre le terrorisme et le contrôle de l’immigration illégale, préoccupations qui peuvent d’ailleurs coexister (États-Unis/Mexique, Grèce/Turquie et Bulgarie/Turquie, Inde/Bangladesh, Arabie saoudite/Irak/Yémen, Bostwana/Zimbabwe, RSA/Mozambique, Ceuta et Melila…).

S’y ajoutent quelques véritables lignes de défense pour prévenir des attaques de type militaire (Sahara occidental, Corée, Guantanamo) ou des conflits communautaires (Belfast, Homs, « ligne verte » de Chypre). Embrassant l’ensemble de ces problématiques, le mur érigé par Israël est particulièrement symptomatique de ce besoin de « protection » qui masque mal un syndrome plus profond, et polymorphe : la peur.

C’est ce qu’observe notamment l’historien Claude Quétel dans son ouvrage sur les Murs (Perrin, 2012). Rappelant que l’édification de cette enceinte de 730 kilomètres se réalise de manière unilatérale, malgré les condamnations de la Cour internationale de justice (CIJ), en empiétant sur 9 % du territoire de la Cisjordanie, il souligne qu’il s’agit aussi d’un « mur démographique » compte tenu du différentiel de population entre Palestiniens et Israéliens.

Concrètement, « dans les zones rurales, c’est une barrière métallique surmontée de barbelés, sous haute surveillance électronique et émaillée de miradors. Dans les zones sensibles, notamment autour de Jérusalem et de Bethléem, il devient un formidable rempart de béton, haut de 9 mètres et surmonté de caméras de surveillance« …

Passages et seuils : de l’ethnologie à la géopolitique

La multiplication des murs renvoie au passage du « seuil » à la « porte« , dont Pascal Dibie souligne toute l’importance symbolique et civilisationnelle (Ethnologie de la porte, Métailié, 2012). « Tout le monde s’accordera pour reconnaître que dans la définition même elle implique l’existence d’un dehors et d’un dedans, du bien-être et du danger, et que toute porte utilisée déclenche une philosophie du monde. »

Son étude très détaillée permet à l’auteur d’afficher sa crainte d’un monde postmoderne « sans entrées, sans sorties, sans seuils, sans limites, sans sacré, sans rituel« . Déjà, pour Jean-Jacques Rousseau, « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile« .

N’est-ce pas, au-delà des frontières politiques, étatiques, ce qui explique la multiplication des « gated communities » où se barricadent les populations les plus huppées des sociétés contemporaines ?

Déjà, 8 millions d’ Américains vivent dans quelque 30000 résidences ultra-sécurisées de ce type, et le modèle s’exporte dans tous les pays – développés ou émergents. À croire que, plus le monde deviendrait « plat » et « lisse » du fait de la mondialisation, plus les frontières se multiplieraient à l’intérieur même des nations.

Aujourd’hui, la frontière est partout, mais sa nature reste diverse. « Sur le plan économique, les frontières nationales doivent composer avec les limites des blocs économiques régionaux; sur le plan culturel avec celles des grandes civilisations comme des territoires régionaux les plus étroits; sur le plan social avec la séparation entre quartiers riches et pauvres, observe encore Pascal Gauchon. Autrefois, les frontières étaient réputées fermées, mais on pouvait entrer dans tous les immeubles parisiens. Aujourd’hui, cette France d’avant, ‘repliée sur elle-même’ selon ses détracteurs, s’est ouverte au monde, mais il faut connaître le digicode pour rendre visite à un ami! Et partout se créent des ‘communautés fermées’ où se rassemblent ceux qui veulent vivre entre eux« …

Pourquoi un tel paradoxe ? Pourquoi, finalement, un tel besoin de frontière?

Sans doute, comme l’avait relevé le philosophe Martin Heidegger (« L’homme et l’espace« , 1951), parce que « la limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être« .

Pour aller plus loin :

  • « A quoi servent les frontières ?« , dossier de la revue Conflits n°5, avril-mai-juin 2015, 82 p., 9,90 € ;
  • Ethnologie de la porte, par Pascal Dibie, Métailié (diffusion Seuil), 423 p., 22 € ;
  • Murs. Une autre histoire des hommes, par Caude Quétel, Perrin, 320 p., 22 € ;
  • « Murs et frontières », revue Hermès n°63, 2012, 254 p., 25