Texte : Alain Nonjon
En 1943, le secrétaire à l’Intérieur de Franklin Roosevelt, Harold LeClair Ickes, mettait en garde le peuple américain : « La couronne de l’Amérique, symbole de suprématie en tant qu’empire mondial du pétrole, est en train de lui glisser sur les yeux. » En 2015, les riches potentiels en hydrocarbures non conventionnels (gaz de schiste et huile de roche-mère) et surtout la rapidité avec laquelle les autorités américaines ont contourné tous les débats environnementaux semblent annoncer le grand retour de la puissance énergétique américaine. Plus généralement, la nouvelle épopée des hydrocarbures non conventionnels semble condamner aux oubliettes de l’histoire la contrainte énergétique… prophétie bancale ou réalité ?
Avis de tempête sur la « commodité » la plus universelle : le pétrole ?
Le grand chambardement énergétique mondial. Du jamais vu ! En six mois, le prix du pétrole est divisé par deux alors que l’année 2013 avait été relativement calme (amplitudes du brent WTI de moins de 5 % au-dessus de 110 dollars le baril). Un prix du pétrole inexorablement (?) à la baisse, battant des records au-dessous de 50 dollars le baril. Des économies pétrolières sont au bord du dépôt du bilan car ce n’est qu’autour des 75 dollars le baril que l’exploitation d’une très grande partie des champs est rentable, même si ceux du Moyen-Orient ont un point d’équilibre plus bas.
Un pétrole conventionnel aux abois mais aussi des bouleversements de hiérarchies insoupçonnables. Les États-Unis sont devenus les premiers producteurs de pétrole en 2014 (tous liquides confondus) devant l’Arabie Saoudite et la Russie, podium aussi improbable que révolutionnaire, alors qu’ils sont déjà premiers producteurs de gaz.
Un retour à l’abondance… Une nouvelle configuration euphorique voit le jour : le Brésil va vers l’autosuffisance énergétique par 6 000 mètres de fond au large de Rio (Libra) ; le Venezuela accède au premier rang des réserves mondiales grâce aux potentiels de l’Orénoque ; l’Afrique devient le troisième Golfe ; et l’océan Arctique est l’objet de toutes les convoitises pour des pays riverains impatients de voir la fonte des glaces s’accélérer… Même l’Irak se projette dans un avenir pétrolier : reprise des prospections pour désormais tripler sa production à l’horizon 2020.
Adieu transition énergétique et réduction des dépendances aux énergies carbonées ! 32 % de l’énergie consommée dans le monde est pétrolière. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), dont la mort hier programmée est de nouveau annoncée, doit, sous le contrôle de l’Arabie Saoudite, accepter la lancinante baisse des cours du pétrole ! Au diable la solidarité ! La monarchie saoudienne joue son propre jeu en maintenant sa production pour éviter que d’autres prennent sa place et en essayant sur le long terme d’utiliser ses réserves considérables pour concurrencer les producteurs de gaz et pétrole de schiste dont les coûts d’extraction restent de 25 à 85 dollars le baril.
Mesure-t-on l’impact de ce véritable contre-choc pétrolier, plus long que celui de 2009 ? Une facture pétrolière mondiale réduite de 5 milliards de dollars par jour, soit une manne de près de 2 000 milliards de dollars qui serait injectée dans l’économie mondiale si le prix du baril restait inférieur à 50 dollars pendant un an !
Si l’heure n’était pas grave, on pourrait dire que le pétrole non conventionnel vient à son heure — tombe à « peak » — c’est-à-dire au peak oil des zones pétrolières. Les États-Unis, dès 1971, la mer du Nord au début des années 2000, le Mexique en 2004, le Gabon et l’Algérie ou encore l’Angola, sont autant de pays qui ont plus produit qu’il ne leur en reste à produire.
Le nouveau pactole ? L’United States Energy Information Administration a osé afficher ses prévisions sur ces nouvelles richesses : 345 milliards de barils pour le seul pétrole non conventionnel. La bonne répartition à l’échelle mondiale du pétrole et du gaz de schiste est facteur d’optimisme pour la Chine, l’Europe et les États-Unis où on peut parler de nouvel âge d’or.
Une nouvelle illusoire sécurité énergétique
La demande pétrolière reste cependant considérable : l’ex-PDG de Shell, Peter Voser, n’indique-t-il pas, en 2011, « qu’il faudrait que le monde ajoute l’équivalent de l’Arabie Saoudite ou de dix mers du Nord pour maintenir l’offre à son niveau actuel dans les dix prochaines années » ? Comment faire face au tassement dans la découverte de grands gisements comme hier ceux d’Alaska ?
Les pétroles classiques ne sont pas au rendez-vous d’un monde pas encore dépétrolisé. Peut-on beaucoup miser sur l’Irak et ses réserves considérables que paradoxalement les guerres et les embargos ont un peu préservées du forage ? Technologiquement, l’Arctique n’est-il pas encore le miroir aux alouettes qui fait se tendre les rapports de force entre les riverains sans certitude sur la richesse des gisements ?
Les pétroles non conventionnels ne suffiront pas à la demande débridée par la baisse des prix, la sortie de crise et les besoins de pays émergents. Les facteurs limitant leur expansion sont en effet légion.
– Comment passer des « sweet spots » accessibles à des roches-mères moins accessibles ?
– Comment trouver des gisements de substitution et éviter des cycles courts (comme au Montana, cet État qui a épuisé ses gisements) ?
– Comment oublier les handicaps de ces énergies ? Les booms et l’environnement du Texas et du Dakota du Nord ne sont pas duplicables (faiblesse de la population et législation très souple). L’exemple américain (une technique de mitage avec plus de 500 000 forages) inquiète, avec « son laxisme réglementaire, une fiscalité incitative, le secret industriel et la volonté politique d’un développement accéléré » qui ont débouché sur « des pratiques inadmissibles » (J.-L. Fellous et C. Gautier, Les Gaz de schiste, nouvel eldorado ou impasse ?). L’environnement reste le premier des freins. Nombreux sont ceux qui voient dans cette énergie des risques de pollution des nappes phréatiques (arsenic, plomb, benzène, adjuvants bactéricides et produits anticorrosion), une surutilisation d’eau (jusqu’à 20 000 m3 par forage), des rejets de gaz dans l’atmosphère (1 à 8 %), mais aussi des risques de séismes évalués de 2 à 4,5 sur l’échelle de Richter. La piste de la fracturation au fluoropropane n’est pas plébiscitée car, en cas de fuite, ce gaz est très polluant ; quant à la fracturation par arc électrique, elle nécessite beaucoup d’énergie, comme la fracturation thermique de la roche ! Le transport est aussi désormais sous haute surveillance. Enfin, les compagnies extractrices sont loin d’être dans une situation financière florissante : le leader actuel, Chesapeake, est écrasé de dettes, (produire, c’est forer cent fois plus que pour un forage traditionnel et accroître les investissements).
Le pétrole, arme géopolitique encore et toujours
À quoi attribuer cette polarisation sur la saga des huiles et gaz de schiste ?
La surmédiatisation des pétroles non conventionnels ? Les pétroles de schiste redonnent du sens à ceux qui ont toujours cru que l’économie américaine pouvait rebondir, se réinventer et dégager une autosuffisance énergétique en 2017.
La théorie du complot a toujours bonne presse. Il est désormais clair que l’Arabie Saoudite joue un bras de fer, d’abord au sein de l’OPEP, pour déstabiliser l’Iran en s’opposant à toute contraction de la production susceptible de créer les conditions d’une hausse des prix pétroliers favorable à son ennemi héréditaire chiite. Le régime de Bachar Al-Assad sera naturellement moins soutenu par l’Iran et la Russie avec un baril en chute libre. Mais les Saoudiens ont affirmé aussi clairement leur volonté de viser (briser) les pétroles qu’ils qualifient de « production marginale » et dont la production gêne leur propre extraction. La moyenne du prix de revient des puits de schistes est de 73 dollars le baril. Selon les spécialistes, le prix en dessous duquel on n’a pas intérêt à le produire est estimé entre 40 à 50 dollars le baril, prix déjà atteint en janvier 2015. On est donc dans une situation où le pétrole de schiste est vendu moins cher que ce qu’il coûte chaque jour à extraire. Jusqu’à quand ? Les nouveaux projets vont temporiser. Déjà, le nombre de permis accordés aux États-Unis est en chute libre.
L’arme pétrolière a toujours hanté les géopoliticiens. Quand Obama affiche une « patience stratégique » face à la Russie, en se plaisant à annoncer que « quand le prix du pétrole vient à être perturbé, alors les Russes auront énormément de difficultés à le gérer », il redécouvre l’arme pétrolière pour obliger la Russie à lâcher du lest.
« Les prévisions sont difficiles surtout lorsqu’elles concernent l’avenir », Pierre Dac (humoriste)
Déjà, les gaz de schiste déçoivent en Europe. Aucun pays sur le Vieux Continent ne les exploite, même si certains avaient initié des forages (Total en Grande-Bretagne, Suez en Allemagne). Chevron et Exxon ont arrêté la prospection en Pologne. Total diffère ses premiers essais au Danemark. Et la tendance baissière ne devrait pas inciter à découvrir de nouveaux gisements. Pour l’heure, le scénario de remontée des prix au-delà de 80 dollars est peu crédible avant 2020 !
Difficile enfin de ne pas rappeler les recommandations alarmantes du Giec : 1/3 des réserves de pétrole, 1/2 de celles de gaz et plus de 80 % de celles de charbon devront rester inexploitées si l’on veut éviter la surchauffe de la planète. Difficile de ne pas renvoyer les consommateurs à leurs responsabilités : « Tant que les Californiens effectueront 520 milliards de km chaque année dans leur voiture et consommeront 53 milliards de litres d’essence, toutes les énergies seront requises, à moins de proposer un moratoire sur la conduite automobile… » (Jerry Brown, gouverneur.) Fin du supercycle de l’énergie ? Nouvel ordre pétrolier mondial ? La guerre des pétroles de schiste aura-t-elle lieu ? Trop d’inconnues pour le dire. « Je ne vois rien Andromaque, je ne prévois rien. Je tiens compte de deux bêtises, celle des hommes et celle des éléments… », comme dirait la Cassandre de Jean Giraudoux.
Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.
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