La genèse d’un ordre post-westphalien ?
Ce 1er décembre 2012, la Russie a pris la présidence du G20. Une nouvelle occasion de s’interroger sur le rôle et le fonctionnement des différentes instances de concertation mondiale. À la mode depuis plusieurs années, y compris au sein des entreprises, le néologisme d’inspiration anglosaxonne de « gouvernance » serait l’antidote à tous les maux dont souffre notre planète. La crise financière, la crise de la dette, le réchauffement climatique, et plus généralement les dérives de la mondialisation se voient proposer ce remède miracle. Le rapport Ramses 2013 de l’Institut français des relations internationales (Ifri) rappelle que « l’art du gouvernement s’est considérablement complexifié au cours des deux dernières décennies […]. Avec la mondialisation et l’explosion numérique, l’interdépendance a changé de degré, mais surtout de nature ». Le principe même de gouvernance mondiale bat en effet en brèche celui d’un système international basé sur la souveraineté des peuples et des États, tel que l’avaient posé les traités de Westphalie dès 1648. Pour quels résultats ?
Au regard du droit et de l’histoire, l’exercice du pouvoir sur une communauté donnée est lié à un espace physique bien délimité. L’État, l’autorité et le territoire se confondent. Évoquer une « gouvernance mondiale », c’est rompre avec cette unité. « En bref, il n’existe plus de government box », résume le rapport Ramses. La relation de l’État à sa géographie en sort profondément perturbée. Le concept de la gouvernance mondiale, qui ne se rattache pas aux organisations supranationales classiques comme la fédération ou l’empire, mais à la vision postmoderne d’un « monde liquide » (Zygmunt Bauman), constitue une profonde rupture géopolitique.
L’échelon étatique dépassé ?
Un constat d’abord : la souveraineté de type westphalienne est aujourd’hui en net recul. Si la théorie du droit international public postule l’égalité et l’indépendance des États, elle est rattrapée par le réel. Le monde contemporain est caractérisé par un partage consenti d’une partie des souverainetés nationales, au point qu’il est parfois permis de douter de l’existence-même de ces dernières. Le pouvoir des États peut être partagé par domaines (politique, économique, etc.) et/ou par niveau de transferts (total, partiel,…). Ainsi, un pays membre de la zone euro perd sa souveraineté monétaire mais reste indépendant s’agissant de sa politique fiscale. Dans tous les domaines, ces exemples de délégation sont de plus en plus nombreux. Mais pourquoi les États recourent-ils à toujours plus de gouvernance supranationale ? Les avancées technologiques en matière d’information et de communication sont une première explication. Elles influencent comme jamais le quotidien des sociétés contemporaines. « Le Web cristallise une intrication complexe d’enjeux politiques, économiques et sociaux […] et illustre une remise en cause du rapport entre individus et institutions étatiques », analysent les auteurs du Ramses. Les pouvoirs traditionnels seraient condamnés à être irrémédiablement dépassés s’ils n’adaptent pas à leur tour les mécanismes de prise de décision comme l’approche même de la gestion de la cité – ou de toute organisation d’ailleurs. Si l’avènement d’une « société civile mondiale » paraît encore bien aléatoire, ses prémisses posent la question de la démocratie directe et de nouveaux contre-pouvoirs à l’échelle internationale. Deux registres sont pour l’heure préemptés : l’émotion collective, avec des mouvements comme Occupy Wall Street ou Anonymous, et la réflexion, avec des think tanks particulièrement actifs. « Ce qui correspond aux deux cerveaux des humains », observe le directeur de l’Ifri, qui ajoute : « Personne n’empêchera les réseaux sociaux de se développer ou ne pourra dominer les transformations de la société mondiale qui en résulteront ». La structuration technique des réseaux, tout comme la nouvelle sociologique politique émergente, plaident donc en faveur d’un pilotage supranational. Une seconde explication est à rechercher dans l’impact de la mondialisation et de ses nombreux défis. « À problème mondial, réponse mondiale » : l’idée même de « gouvernance mondiale » sous-entend à la fois l’incapacité des États à assurer leur rôle et une crise de la concertation internationale classique du type onusien. Bref, l’État en tant qu’acteur ne serait pas apte à relever le défi de la mondialisation. De là, le recours à des institutions non étatiques, plus informelles, comme le FMI, l’OMC, le G20, etc.
Une « gouvernance mondiale » multiple et critiquée
« Après 1989-1991, la possibilité s’est ouverte d’un nouvel ordre mondial, à l’instar de ce qui avait été tenté après 1815, après 1918 comme après 1945 […]. Cet espoir a été rapidement déçu […]. À vrai dire, on n’a pas même essayé de repenser un ordre mondial. La rapidité des changements survenus, comme le défaut de leur prévision, ont en quelque sorte tétanisé la pensée – ce monde a-t-il encore un sens ? – et conduit les dirigeants à courir après les événements sans toujours les maîtriser », observe le professeur Serge Sur. C’est dans cette brèche que se sont engouffrées les institutions internationales de nature économique et financière. Dès les années 1980, face au chaos de la globalisation naissante, elles proposent d’établir des règles du jeu communes à tous les acteurs, publics comme privés. La gouvernance mondiale – ou ce que l’on tend à désigner sous le vocable de « bonne gouvernance » – investit le champ du développement et de la régulation économique avant de conquérir celui du politique. Il est vrai que la démocratie et l’économie libérales sont alors érigées en modèle universel. C’est notamment la thèse défendue par Francis Fukuyama dans La fin de l’Histoire, lorsqu’il pose le postulat du « triomphe définitif du libéralisme sur toutes les alternatives qui lui avaient été opposées depuis la Révolution française : marxisme, fascisme, impérialisme » (cf. note CLÉS n°30, 05/2011). Dès lors, les institutions de gouvernance globale n’ont-elles pas tendance à avoir une lecture fonctionnelle de la politique ? Autrement dit, elles offrent une vision de l’administration des affaires du monde à partir de seuls indicateurs de performance standardisés et uniformisés, d’inspiration nettement américaine. Au risque de n’avoir finalement que peu de prise sur le réel.
« Toutes les négociations sur la finance et les monnaies au sein du G20, le commerce au cours du cycle de Doha de l’OMC, l’environnement depuis Rio, ont systématiquement échoué » : force est de constater avec l’économiste et historien Nicolas Baverez que le bilan de la gestion de dossiers à un niveau mondial est bien mince. Les tentatives de gouvernance globale connaissent en effet des fortunes diverses : l’État ne serait-il pas le seul acteur « impuissant » de la mondialisation ? « Dès lors que les actions conjoncturelles sont largement épuisées », la politique économique doit « renouer avec les objectifs de long terme », martèle Nicolas Baverez. Mais en attendant, on assiste à la poursuite de la fragmentation des pouvoirs à l’échelle mondiale. À chaque sujet son organisation ad hoc et son cortège d’experts. Pourtant, qu’ils soient régionaux ou mondiaux, les organismes de gouvernance pâtissent d’une défiance croissante de la part des peuples et des individus concernés. Pire, plus leur niveau d’intégration est élevé, plus ils suscitent la suspicion. En retour, les ONG à vocation de gouvernance se multiplient ou se renforcent, prêtant souvent le flanc aux mêmes critiques formulées à l’encontre des instances de gouvernance « officielles » ! Par ailleurs, la lutte s’exacerbe pour la maîtrise de ces nouveaux espaces d’influence ouverts par les acteurs de la « gouvernance ». Surtout avec l’affirmation des pays émergents, qui s’accommodent mal d’instances supranationales pour l’heure dominées par les États-Unis et l’Europe. Historiquement, les grandes institutions internationales – à commencer par l’ONU et ses principales agences – ont été créées par et pour les grandes puissances d’après-guerre. La composition du Conseil de sécurité de l’ONU suffit à s’en convaincre. La constitution du club des BRICS illustre la mise en concurrence de ce modèle traditionnel (cf. note CLÉS n°65, 26/04/2012).
Trois grandes limites et critiques du concept de gouvernance se dégagent finalement. Tout d’abord, il est davantage idéologique que proprement politique. Il ne remplace pas le principe de gouvernement, mais masque – plutôt mal – une volonté des pays du Nord de ne plus paraître colonialistes, mais partenaires des pays du Sud, en particulier les émergents. D’autre part, la multiplication des forums, qui contournent les organisations juridiquement fondées pour former des clubs de « dirigeants du monde », se heurte à un problème de légitimité et à la résistance desdites organisations. L’ONU se pose ainsi comme le « G193 » pour exiger du G20 de soumettre ses propositions à l’assemblée générale pour débat. Enfin, comment ne pas voir que l’invocation permanente du vocable et de la nécessité de « gouvernance » (mondiale ou autre) est surtout un symptôme de son absence, de l’absence de politique ?
L’Europe, un modèle alternatif ?
L’Union européenne constitue aujourd’hui le modèle le plus intégré d’organisation supranationale. Malgré la crise de la zone euro, qui souligne l’absence de vision stratégique initiale et les difficultés de coordinations nationales en découlant, elle fait encore figure de référence. L’Eurasie cherche ainsi à instituer une organisation régionale officiellement inspirée de l’UE, tandis que la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) n’a pas renoncé à l’exemple européen, quitte à tirer les leçons des difficultés rencontrées sur le Vieux Continent. À quoi tient cet engouement ? Tout d’abord, l’expérience millénaire des Européens avec l’altérité, qui leur permettent de penser un monde et des organisations naturellement multiculturels. Mais aussi la volonté du projet européen de raisonner « intégration » plutôt que « pilotage désincarné ». Autrement dit, un pouvoir supranational ni trop fort pour étouffer, ni trop faible pour annihiler l’action. Surtout, l’atout principal de l’Europe reste son caractère à la fois régional – donc délimité – et démocratique – au moins s’agissant de ses principes. Cette double filiation est une source incontestable de légitimité. Mais le modèle est aujourd’hui en crise. « Tiraillée entre la volonté de conserver la plus large part possible de souveraineté et la contrainte d’en concéder de nouveaux pans, […] l’Europe communautaire saura-t-elle développer ses points forts et dépasser ses faiblesses ? », interroge Pierre Verluise. Cela suppose une politique de puissance assumée. À rebours de « l’idéologie de la gouvernance ».
Pour aller plus loin :
- Un monde en miettes. Les relations internationales à l’aube du XXIe siècle, par Serge Sur, La Documentation française, 176 p., 8,10 € ;
- Ramses 2013 – Gouverner aujourd’hui ?, sous la direction de Thierry de Montbrial et Philippe Moreau Defarges, Ifri, Dunod, 336 p., 32 € ;
- L’Union européenne : un modèle multipolaire, par Pierre Verluise, Actualités européennes n°55, IRIS, nov. 2012 ;
- Une mondialisation qui doute, par Nicolas Baverez, in Dossiers&Documents, Le Monde, novembre 2012, 2,95 €.