Fév 012018
 

 Une géopolitique de l’excellence à la française

CLESCE10-1Quand on évoque la globalisation de l’économie sous son angle géopolitique, ce sont plutôt les grands groupes comme Airbus, LVMH, Bouygues ou Total, par exemple, qui viennent d’abord à l’esprit pour illustrer les stratégies et les succès de la France à l’étranger.

Et pourtant, le décès très médiatisé du flamboyant Paul Bocuse le 20 janvier dernier vient nous rappeler de façon gourmande la place et le rôle irremplaçables de la haute cuisine française dans les réussites économiques et le prestige international de notre pays.

La trajectoire éblouissante de la première star mondiale de la cuisine l’a fait entrer vivant dans la légende, pour son plus grand plaisir et notre plus grande fierté.

Sa vie durant, le jeune apprenti de Collonges-au-Mont-d’Or a mis autant d’énergie et de talent à conquérir le monde qu’à conserver ses « trois étoiles » Michelin.

Maître incontesté de l’art culinaire, il a fait de son métier, de son image et de sa personnalité hors normes les ingrédients d’une réussite internationale savoureuse spécifiquement française..

La construction d’une légende

Bien avant qu’il ne rende définitivement sa célèbre toque blanche, Paul Bocuse a été statufié par deux fois.

La première au Musée Grévin, la seconde sur la Place Bellecour en 2015 (1) pour rappeler aux 600.000 Français et étrangers qui visitent tous les ans l’Office de Tourisme de Lyon, les 50 années continues des fameuses « trois étoiles » du chef le plus titré du monde.

On peut y voir le symbole d’un soft power original réunissant une évidente perfection professionnelle, un sens aigu de la communication et une stratégie de conquête parfaitement maîtrisée.

Comme toute influence solide et durable, celle de Bocuse s’est d’abord appuyée sur un socle exceptionnel de compétence et de qualité.

Héritier d’une lignée séculaire de restaurateurs, le jeune Paul a fait ses premières armes auprès de deux maîtres incontestés de la profession, Eugénie Brazier (2) et Fernand Point.

Il fréquente les cuisines de Lucas Carton où il s’approprie les deux bibles de la profession, l’Escoffier et le Gringoire et Saulnier. En 1959, après la mort de son père, il reprend le restaurant familial sur lequel il fait afficher le nom de Bocuse « en grand, en rouge et au fronton ».

C’est le début d’une ascension fulgurante : « meilleur ouvrier de France » en 1961, il décroche sa seconde étoile Michelin en 1963 et la troisième deux ans plus tard.

Mais c’est la « nouvelle cuisine », médiatisée dans le monde entier par le tandem iconoclaste d’Henri Gault et Christian Millau, qui va lui donner sa dimension internationale.

Avec la connivence d’une bande de chefs conquérants à son image (3), il diffuse en France comme à l’étranger les bases et les saveurs d’une cuisine fondée sur le métier, la perfection des produits et le savoir-faire de quelques artisans régionaux, éleveurs et cultivateurs.

« Monsieur Paul » possède déjà le génie de la médiatisation indispensable à ses ambitions internationales. Il crée l’association des « Chefs de la Grande Cuisine Française » qui va répandre dans le monde entier les évangiles et les rites de la nouvelle cuisine.

Comme le raconte son ami Michel Guérard, « Bocuse a été le premier à faire la promotion de la cuisine française à l’étranger… Il a évangélisé l’Amérique, le Japon, le Brésil, l’Australie… » (4).

Avant internet et les réseaux sociaux, il met sa propre image, mélange explosif de faconde, d’humour et de talent, au service de la french touch culinaire dans le monde.

Ses plats emblématiques sont vite devenus des monuments, références de la gastronomie mondiale. Mais le jambon cuit au foin, la poularde en vessie ou le rouget poché au pistou seront eux-mêmes détrônés par la célébrissime « soupe aux truffes VGE », créée en 1975 pour un déjeuner au Palais de l’Élysée (5).

Bocuse réussit là le coup de génie culinaire et médiatique d’appeler la politique française et un Président de la République à la rescousse de sa propre notoriété ! Les plus hautes reconnaissances s’enchaînent.

Le maître-queux exceptionnel est élu « cuisinier du siècle » en 1989 par le Guide Gault & Millau avant d’être sacré « chef du siècle » par le prestigieux Culinary Institute of America de New York.

« Il a été le premier chef français à comprendre l’importance d’une communication internationale », devait écrire à son sujet Alain Ducasse (6). Grâce à lui, cette forme irremplaçable de l’excellence française a conquis l’Amérique et le monde.

Une stratégie internationale méthodique

Sous la fougue conquérante de ce personnage haut en couleurs, on peut aussi discerner les talents d’un stratège subtil et méthodique. À une époque où le développement urbain s’emballe partout dans le monde, il choisit de vanter la province, le village, le jardin…

Quand le « Mac Do » est devenu une référence alimentaire mondialisée, il fait l’apologie du bon produit, de la cuisson parfaite et du goût unique…

Il fait connaître le nom de ses fournisseurs dont il valorise le savoir-faire en les associant à sa propre réussite. Ces contrepieds systématiques des évolutions alimentaires d’un monde globalisé sont perçus à l’extérieur comme les symboles de l’excellence et du bon goût français.

Là où certains se perdent à vouloir réussir seuls, Bocuse choisit de jouer collectif. À la tête d’une génération de jeunes chefs brillants, c’est toute une équipe qu’il entraîne, toque sur la tête et couleurs françaises au cou (7), à la conquête des grandes métropoles du monde. « Monsieur Paul » est toujours un « bon client » pour les médias étrangers qui raffolent de sa truculence et de son bagou « so frenchy »

Il fait régulièrement la une des magazines internationaux et apparaît comme une star sur les plateaux de télévision où son sourire carnassier et ses bons mots séduisent le public.

Mais sous ses airs de chef de bande, Paul Bocuse fait preuve d’un véritable flair géopolitique.

Au Japon, par exemple, il choisit d’implanter en franchise les huit restaurants à son nom, stratégie efficace pour associer durablement les capitaux et les acteurs locaux à ses projets.

C’est un Japonais, Hirotoshi Hiramatsu, qui va les diriger. Pour disposer du personnel ultra qualifié dont cette activité est gourmande, il organise sur place la sélection et la formation. Il va jusqu’à installer lui-même les cultivateurs et les artisans qui lui fourniront les produits d’exception nécessaires à son art.

Car Bocuse a toujours affirmé que la transmission et le compagnonnage étaient les clés de sa réussite. Il s’agit bien de transmettre un savoir-faire français d’un très haut niveau d’exigence aux acteurs étrangers qui le mettront ensuite en oeuvre, en cuisine comme en salle.

Son prestige est tel que les candidats se bousculent dans tous les pays, tout comme le font aujourd’hui les étudiants étrangers qui viennent découvrir l’excellence française dans le célèbre Institut Paul Bocuse, créé en 1990 au château d’Écully, en partenariat avec Gérard Pélisson, co-fondateur du groupe Accor.

Bocuse connaît aussi les difficultés qu’il y a à maîtriser un développement international dans des pays qui ont souvent conservé des réflexes protectionnistes (8).

Il sait adosser son image et ses projets à quelques grandes entreprises dont la notoriété et les implantations dans le monde sont déjà bien établies.

Avec Accor, premier groupe hôtelier mondial, avec Air France et Servair, il peut profiter des effets de taille, de diffusion et de notoriété à l’export dont la dimension de son groupe et les particularités « aristocratiques » de son métier ne lui permettront jamais de profiter seul.

Pour sa conquête des États-Unis, Paul Bocuse confie à son fils Jérôme le développement du Pavillon de France, créé en 1982, en association avec deux autres stars du bon goût français, Gaston Lenôtre et Roger Vergé, dans le parc Disney d’Orlando, en Floride.

Trois cents employés y servent mille cinq cents couverts par jour dans un décor un peu « kitsch » qui n’est pas sans rappeler les couleurs vives et sucrées de l’Auberge du Pont de Collonges.

Ici encore, la stratégie géopolitique est mûrement réfléchie. En effet, dans le domaine sensible et intime qu’est la cuisine, le « copier – coller » simpliste d’une culture à une autre fonctionne difficilement. Il fallait donc adapter légèrement les fondamentaux de l’offre française, décor, menu et plats de la maison Bocuse, à l’image spécifique qu’en ont les Américains de la « middle class ».

Il y a quelques années, pour financer son développement, le groupe Bocuse se laissa séduire par le fonds Nexicap. Cette nouvelle forme de pression, purement financière cette fois, fut très mal supportée par le personnel.

On fit très vite revenir Jérôme Bocuse d’Orlando et il racheta lui-même les parts de l’intrus. La famille, ainsi que le personnel associé dans le capital, retrouvèrent ainsi le contrôle complet des établissements lyonnais, du groupe et de son image.

Soft power et empire du bon goût

Le soft power influent et durable est toujours ancré dans une image forte qu’il faut entretenir et développer sans relâche.

Paul Bocuse a réussi à cultiver la sienne auprès des hôtes de ses établissements étoilés, bien sûr, mais également auprès de ceux qui ne pourront jamais y mettre les pieds.

Et ils sont nombreux ceux qui ont découvert son nom en s’offrant des plats cuisinés haut de gamme, estampillés à la toque du maître, mais à des prix de supermarché.

Avec son associé de toujours, Jean Fleury, Bocuse a aussi développé huit restaurants dans sa ville de Lyon où il propose toujours une cuisine de grande qualité, mais dans un style et à des prix de brasserie.

Ce développement local, que certains concurrents ont jugé un peu envahissant, lui a valu le titre très lyonnais de « Primat des Gueules » !

La dernière adaptation de son art aux évolutions du goût et des pratiques alimentaires a été confiée à la filiale Ouest Express qui propose aujourd’hui une restauration rapide à base de produits frais et à des prix très abordables.

Ainsi, dans tous ces cas, peut-on « manger chez Bocuse », en parler et faire vivre encore son image, chacun selon ses moyens.

Pour les chefs amateurs, les passionnés qui ont envie de « faire du Bocuse » dans leur cuisine, le maître a partagé une part de ses secrets dans une dizaine de livres dont plusieurs, traduits en neuf langues, ont connu un succès planétaire et contribué ainsi à la diffusion mondiale de son nom.

Le même succès a couronné l’aventure internationale du « Bocuse d’Or ». Créé en 1987, ce concours se déroule tous les deux ans pendant le Salon international de la restauration, de l’hôtellerie et de l’alimentation (SIRHA).

Il est considéré par les professionnels des métiers de bouche comme un véritable championnat du monde de la cuisine. Mis en scène comme un événement sportif devant un public enthousiaste, le Bocuse d’Or fait concourir 24 jeunes chefs venus du monde entier.

Aujourd’hui, une première sélection des candidats est organisée dans une soixantaine de pays.

Quant aux lauréats, la plupart d’entre eux ont connu une ascension professionnelle fulgurante qui a contribué, elle aussi, à la légende de Monsieur Paul et au succès mondial de cet empire du bon goût français que son fondateur a su maintenir, pendant plus d’un demi-siècle, au niveau de l’excellence.

Pour en savoir plus : 

  • Paul Bocuse : le feu sacré, par Eve-Marie Zizza-Lalu et Alain Vavro, Éditions Glénat, Paris, 2005


1/ Ses amis cuisiniers, emmenés par Alain Ducasse, ont offert à Paul Bocuse une réplique de cette oeuvre qui a été installée à l’entrée de sa célèbre auberge.

2/ Eugénie Brazier, dite « la Mère Brazier », fut la première femme à obtenir les trois étoiles au Guide Michelin.

3/ En particulier les frères Troisgros, Paul Haeberlin, Michel Guérard, Jacques Pic, Roger Verger et Alain Chapel.

4/ « Paul Bocuse, le coq est mort », François Simon et Colette Monsat, Le Figaro (22/01/18).

5/ Déjeuner donné par le Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, à l’occasion de la remise à Paul Bocuse des insignes de la Légion d’Honneur.

6/ Dictionnaire amoureux de la cuisine, Alain Ducasse, Plon, Paris, 2003.

7/ Le col bleu, blanc et rouge sur la veste blanche de cuisine est le signe distinctif des « meilleurs ouvriers de France » (MOF).

8/ Certains pays accumulent les obstacles à l’implantation d’une concurrence gastronomique étrangère. Règlementations sociales contraignantes, taxes à l’importation (vin et alcools) ou règlements sanitaires (importations de fruits et légumes frais, produits laitiers, viandes et gibiers…) sont souvent les « faux-nez » d’un protectionnisme qui ne dit pas son nom.

 

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