Juin 282018
 

Itinéraire politique et géopolitique d’un stratège hors norme 

CE16-1Général à 26 ans, empereur à 35, proscrit à Sainte-Hélène en 1815 après le désastre de Waterloo, Napoléon Bonaparte laissait un pays exsangue, privé du million d’hommes morts au combat.

Cependant, après le chaos social, politique et militaire de la Révolution, la France avait été profondément modernisée et réorganisée par ce stratège visionnaire et audacieux.

Son double parcours militaire et politique révèle une maîtrise stratégique en complète rupture avec son époque et son environnement.

C’est l’objet de l’exposition, Napoléon stratège, proposée par le Musée de l’Armée en l’hôtel des Invalides à Paris. 

Au-delà des faits et parfois des légendes, ce superbe travail muséographique montre comment, après Alexandre le Grand, César, Hannibal, Turenne et Frédéric II, Napoléon a construit sa carrière « comme un stratège mène campagne, maîtrisant l’information pour mettre en oeuvre […] des décisions qu’il mène de bout en bout […] menant de front les hommes, les armées et l’État. »(1)

A notre époque où les mutations géopolitiques bousculent les certitudes, ses audaces stratégiques conservent une évidente actualité.

Napoléon, en pointe dans la guerre informationnelle

Suspecte ! Oui, la Révolution a rendu la France suspecte aux yeux des monarchies voisines !

L’équilibre géopolitique de l’Europe d’alors est remis en question.

Non seulement la France a renversé un système politique millénaire, mais elle menace de porter ce « mal » au-delà de ses frontières.

La radicalisation révolutionnaire et un lobbying intense des exilés font monter la tension et la défiance de l’étranger envers ce pays régicide.

À l’intérieur, les conflits religieux, la « grande Peur » et les difficultés économiques récurrentes ont créé un climat d’instabilité et d’inquiétude.

Privée de l’encadrement d’une noblesse réfugiée à l’étranger, désorganisée par les purges et la débandade des troupes mercenaires, l’armée est dans un état de profond délabrement.

Dès ses premiers commandements, Bonaparte comprend que la France et son armée ont avant tout besoin de stabilité, d’organisation et de grandeur retrouvée. 

Après son succès à Toulon, le jeune officier d’artillerie est fait général de brigade en décembre 1793.

Son mariage avec Joséphine de Beauharnais le fait accéder en 1796 au grade de général de division puis à la tête de la petite armée d’Italie.

Même si les troupes sont en piteux état et la mission de diversion peu prestigieuse, c’est à ce poste qu’il va mettre en application ses convictions stratégiques.

Il innove très rapidement en confiant à l’artillerie des missions d’appui mobile tout à fait nouvelles.

Sur le terrain, il se montre et se bat au milieu de ses hommes, lesquels, à un contre deux, réussissent à vaincre successivement huit armées autrichiennes, mettant ainsi un terme à une guerre contre la 1ère Coalition qui dure depuis 1792. 

Déjà Bonaparte commence à forger sa légende, comme en témoigne le tableau flatteur de Gros où, brandissant sabre et drapeau, il monte à l’assaut du pont d’Arcole.

Accueilli en héros à son retour d’Italie, il conseille d’abandonner le projet d’invasion de l’Angleterre. En revanche, avec une clairvoyance géostratégique très moderne, il préconise une expédition en Égypte pour couper la route des Indes aux Britanniques.

Après une campagne à la fois militaire et scientifique, il revient discrètement à Paris pour organiser sa prise du pouvoir. 

Napoléon a toujours cherché à donner du sens à ses actions et à le faire partager à ses troupes. « Dès sa nomination à l’armée d’Italie, il trouva les mots pour mener ses hommes au combat, explique François Houdecek, historien et archéologue.

Ses lectures lui avaient appris que l’éloquence et l’art oratoire sont essentiels au commandement […] et à la préparation mentale des soldats au combat. »(2) 

Et de préciser : « Bonaparte avait compris l’intérêt de se faire journaliste pour diffuser auprès du plus grand nombre les exploits de son armée. [… Ainsi, il] sut orchestrer et instrumentaliser l’art du commandement, mettant en scène l’ensemble des vertus militaires au sein d’un système de séduction qui le fit passer auprès de ses soldats pour un véritable dieu vivant. »(3)

Pour entretenir son propre mythe, Napoléon n’hésite pas à imposer des versions très personnelles de la réalité.

Il écrit ainsi à Fouché : « Réprimez un peu les journaux, faites-y mettre de bons articles, faites comprendre aux rédacteurs […] que je ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts. »(4)

Ainsi, en bâtissant sa propre légende, ce fils de la Révolution devient en 10 ans Empereur des Français….

La Grande Armée : une nouvelle façon de faire la guerre

Les premiers succès militaires de Bonaparte montrent bien sa rupture avec l’Ancien Régime.

Il expose ainsi son credo stratégique : « L’art de la guerre consiste […] à se trouver en nombre supérieur au point où l’on souhaite combattre. Votre armée est-elle moins nombreuse que celle de l’ennemi ? Ne lui laissez pas le temps de regrouper ses forces : surprenez-le lorsqu’il est en mouvement, et […] arrangez vos déplacements de telle manière à opposer votre armée entière à ses divisions lors de chaque rencontre. […] avec une armée moitié moins forte que celle de l’ennemi vous serez toujours plus fort que lui sur le champ de bataille. »(5)

C’est la fin des affrontements de « tortues » qui mettaient face à face des armées lourdes et statiques aux ordres d’aristocrates distants.

Pour disposer d’un outil militaire adapté à sa vision, Bonaparte poursuit la réorganisation de l’armée commencée par Lazare Carnot au ministère de la Guerre.

Les effectifs sont désormais assurés par la conscription qui fournira environ 2.200.000 hommes à la Grande Armée.

Napoléon remplace la hiérarchie intouchable et médiocre des anciennes armées royales par des officiers bien formés et promus au mérite.

Les grades et les décorations reviennent désormais aux plus efficaces et aux plus engagés des soldats.

Sur le terrain, la stratégie de Bonaparte consiste à toujours prendre l’initiative et à la conserver pour aller chercher l’ennemi où et quand il l’a décidé.

Il s’agit toujours de « projeter ses forces vite et loin, quels que soient les distances, le climat et les obstacles naturels. »(6)

Puisque les ennemis coalisés sont souvent plus nombreux, il faut en séparer et en isoler les unités avant de les détruire une par une, dans des actions offensives méticuleusement préparées. 

Bonaparte veut disposer de forces légères et mobiles. Pour cela, il crée un nouvel échelon entre l’armée et la division : le corps d’armée.

Cette structure nouvelle, autonome et interarmes, va faciliter le ravitaillement et le mouvement des troupes.

Car pour lui, « le meilleur soldat n’est pas tant celui qui se bat, mais celui qui marche. »

Pour manoeuvrer et surprendre l’ennemi, il doit pouvoir parcourir 30 ou 50 kilomètres chaque jour…

La mobilité de la Grande Armée est encore améliorée par un nouveau mode de ravitaillement, la réquisition sur le terrain.

Grâce à ce système de pillage soft et généralement sans violence, les troupes moins encombrées de bagages et de logistique se déplacent plus aisément.

La rapidité de décision et la réactivité de ses unités sont essentielles.

Elles exigent une parfaite transmission des informations et des ordres. Napoléon est ainsi relié en permanence à ses officiers grâce à de nombreux courriers et estafettes, lesquels sont bientôt épaulés par le télégraphe de Claude Chappe.

Ainsi, « un flux permanent d’informations alimente le cabinet de l’Empereur, véritable cellule de travail et de renseignement […] il mobilise les agents de renseignement […] il étudie le terrain où l’armée doit manoeuvrer et combattre. Il organise ses hommes et ses équipes. »(7)

Napoléon ne manifeste qu’un intérêt modéré pour les innovations techniques dont il redoute les coûts et la complexité d’utilisation.

Il se préoccupe surtout d’améliorer la performance des armes, qu’il s’agisse des fusils, des canons de campagne ou des obusiers à longue portée.

Selon lui, la meilleure artillerie est la plus simple. Par ailleurs, pour renforcer la défense des côtes françaises, il décide de faire construire 160 ouvrages fortifiés selon un modèle rationnel établi par son Comité des fortifications.

Des enseignements qui perdurent jusqu’à aujourd’hui, y compris au sein des entreprises et dans la guerre économpique

« L’art de la guerre a des principes invariables, écrit Napoléon depuis son exil à Sainte-Hélène, poursuivant : les principes de César ont été les mêmes que ceux d’Alexandre et d’Hannibal : tenir ses forces réunies, n’être vulnérable sur aucun point ; se porter avec rapidité sur les points importants. »(8)

Les clés de sa stratégie sont largement partagées par Clausewitz, qui voit en lui un « dieu de la guerre »(9).

Plus tard, le Maréchal Foch les reprend et les applique aux conflits modernes dans son traité Des Principes de la Guerre (10).

Ils inspirent aussi au général Guderian ses réflexions sur l’emploi des panzers, qui percent le front français à Sedan en 1940.

Aujourd’hui, le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, professeur à l’École de Guerre, applique ces mêmes outils stratégiques aux scénarios possibles des futures guerres dans l’espace…

On le sait, l’analogie entre le commandement militaire et le management d’entreprise est un exercice commun.

Néanmoins, force est de constater que la « veille stratégique » rappelle le système de recueil et de transmission des informations mis en place par Napoléon.

La compréhension rapide des situations et la pertinence des réponses se révèlent être des cartes maîtresses dans la guerre économique.

Elles permettent des choix disruptifs et des conquêtes de positions avant les concurrents. Comme les armées napoléoniennes, les entreprises leaders savent rester « agiles » et arriver les premières pour s’imposer sur leurs marchés.

Dans les entreprises modernes, le management des collaborateurs est devenu, lui aussi, un peu « napoléonien ».

Devant les changements rapides et permanents, les compétences académiques comptent moins que la créativité, la réactivité et la puissance de travail.

Comme la garde rapprochée de l’Empereur, les cadres des entreprises sont souvent des self made men disponibles, fidèles et téméraires.

Ils rappellent l’entourage impérial évoqué par l’historien Jean-Pierre Bois : « L’Empereur est bien servi par le corps de ses généraux et de ses maréchaux, des guerriers plutôt que des manoeuvriers [… qui] sortent plus souvent du rang que d’une école et sont des fonceurs » (11)

Quant aux patrons « super stars » de l’économie mondialisée, ils associent souvent un charisme reconnu, un parcours de légende et une simplicité apparente très calculée.

Sur le champ de bataille, Napoléon se laissait tutoyer par ses Grognards et portait un simple uniforme de colonel.

« En homme dégagé des ors et des panaches […] il se rapprochait ainsi de ses soldats […] et gommait la distance avec les hommes du rang. »(12)

Deux siècles plus tard, Tim Cook et Mark Zuckerberg, arborant leurs éternels t-shirts d’étudiants au milieu de leurs groupies, suivent à leur tour les leçons du génial stratège impérial. 

Pour en savoir plus : 

Napoléon stratège, ouvrage collectif publié sous la direction d’Émilie Robbe et François Lagrange, éditions Lienart & Musée de l’Armée – Invalides, Paris, 2018. Jusqu’au 22 juillet. http://www.musee-armee.fr/expoNapoleonStratege/ 

1/ Napoléon stratège, 4ème de couverture.

2/ Ibidem, p. 36.

3/ Ibidem, p. 37. 

4/ Lettre à Fouché du 21 avril 1804.

5/ Martin Boycott-Brown, The Road to Rivoli : Napoleon’s First Campaign, Ed. Cassell, 2001.

6/ Ibidem, p. 142.

7/ Ibidem, p. 112.

8/ De la guerre, Napoléon, textes réunis par Bruno Colson, Éditions Perrin, Paris, 2011, p.123 sqq.

9/ De la guerre, Carl von Clausewitz, 1831, réédité par les Éditions de Minuit, Paris, 1955.

10/ Des principes de la guerre, Ferdinand Foch, 1903, réédité par les Éditions Economica, Paris, 2007.

11/ Ibidem, p. 24.

12/ Ibidem, p. 32.

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