Théories et interprétations du monde qui vient
En butte à ses propres « contradictions internes », confrontée à des impasses, voire des échecs, mais s’accélérant par ailleurs, notamment du fait de la révolution numérique, la mondialisation ne cesse d’interroger les praticiens et les chercheurs en relations internationales.
C’est notamment le cas de Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et d’Hubert Védrine, ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand puis ministre des Affaires étrangères (1997- 2002).
Dans leur Atlas du monde global, qui vient d’être réédité, ils proposent un exposé synthétique, organisé autour de 100 cartes, « pour comprendre un monde chaotique« . Pédagogique, cet ouvrage entend réintroduire un peu de recul et de raisonnement dans l’analyse d’un monde devenu complexe.
Les auteurs contestent la vision « occidentalo-centrée » encore dominante dans les milieux politiques et médiatiques, pour montrer que l’une des clés de l’avenir nécessite « de prendre en compte la diversité des visions du monde selon les pays et les peuples« .
Il existe en effet plusieurs façons d’interpréter le monde désormais global qui est le nôtre. De la plus optimiste à la plus pessimiste, elle peut être liée au tempérament et à la situation personnelle de chacun. Elle est surtout conditionnée par une culture, une idéologie, voire un objectif : penser et dire le monde, c’est toujours y projeter une volonté, une représentation.
Il existe ainsi différentes grilles de lecture géopolitiques qui peuvent apparaître antagonistes, alternatives ou au contraire complémentaires. Cinq grandes thèses sont retenues par Pas cal Boniface et Hubert Védrine dans leur Atlas du monde global : la thèse de la « communauté internationale », celle d’un monde « unipolaire » ou au contraire « multipolaire », celles du choc des civilisations et d’un monde chaotique enfin.
Thèse de la « communauté internationale » et mondialisation heureuse
C’est la thèse dominante chez les dirigeants politiques et les grands médias occidentaux. Elle s’est imposée au début des années 1990, avec les espoirs sus cités par la fin de la guerre froide et le développement de la démocratie dans le monde, un mouvement engagé dès les années 1980 s’agissant de l’Asie et de l’Amérique latine.
La notion de « communauté internationale » prend réellement corps avec la première guerre du Golfe (1990-1991) : « Les membres permanents du Conseil de sécurité agissent de concert et utilisent pour la première fois la force selon les règles de droit prévues par la Charte des Nations unies. La sécurité collective n’est plus illusoire », relèvent Pascal Boniface et Hubert Védrine.
Le président américain George Bush célèbre l’avènement d’un nouvel ordre mondial fondé sur « une communauté universelle d’États libres et souverains, le règlement négocié des conflits et les droits de l’homme ».
La fin de la bipolarisation du monde a en effet pour conséquence immédiate la fin de la contestation géopolitique du modèle libéral occidental (même s’il ne s’applique pas partout) et l’engagement d’une nouvelle phase de mondialisation, marquée par l’effacement progressif des fron tières via la libéralisation des échanges, mais aussi plus généralement des idées, des hommes et des capitaux.
« Le libéralisme, économique et politique, et le progrès technologique se renforcent l’un l’autre » – notamment avec la révolution Internet, qui retire aux États (sauf en Corée du Nord) le monopole sur l’information et assure l’autonomisation croissante de l’individu, comme citoyen et comme consommateur.
Pour les partisans de cette thèse, l’économie de marché globale est un facteur de progrès pour tous (« un système win-win où tout le monde est gagnant »), et le vecteur de l’extension à l’échelle planétaire de la démocratie et de la prospérité.
Si un phénomène comme le terrorisme se trouve également facilité par la « globalisation en réseau », les risques géopolitiques d’un conflit grave s’estompent : « La mondialisation des chaînes d’approvisionnement, les nouvelles chaînes de valeurs, rend insupportable le coût d’une guerre en raison de la rupture des échanges commerciaux qu’elle suppose ».
Les causes des conflits et violences sont essentiellement dûs aux inégalités dans l’accès à la mondialisation, ou à la résistance de régimes autoritaires à l’émancipation de leurs sociétés civiles.
Vers un monde « unipolaire » ou « multipolaire »?
Cette conception « mondialiste globale » fait l’impasse sur les causes classiques des conflits, ainsi que sur la persistance des phénomènes identitaires. Elle se prolonge cependant avec la thèse d’un « monde unipolaire », à savoir l’organisation de la planète autour d’un pôle central : la seule superpuissance restant après l’effondrement de l’URSS.
Dans la décennie 1990 en effet, les États-Unis semblent devoir s’imposer pour longtemps, renforçant leur nouveau statut international par la réunion de nombreux atouts : « leur arsenal militaire et leur suprématie militaire absolue, leur puissance économique, le poids du dollar dans l’économie internationale, leur rôle moteur dans l’expansion mondiale de l’économie de marché, leur créativité technologique, leur soft power (culture, langue, cinéma, mode de vie, universités, influence intellectuelle) »…
Malgré les risques et les échecs cuisants de l’« hyperpuissance » au cours de la décennie suivante, malgré l’affirmation de la Chine aussi, bon nombre de personnes – pas seulement américaines – estiment aujourd’hui encore que « les États-Unis resteront – et doivent rester – dans l’intérêt du monde la puissance dominante, un pôle au-dessus des autres ».
La thèse du « monde multipolaire » est exactement inverse, puisqu’elle entend contrebalancer et équilibrer la puissance américaine. Cette théorie s’appuie sur des faits tangibles: « l’émergence de nouveaux mastodontes économiques » (les BRICS), le retour en force de la Russie, la contestation du poids des pays occidentaux au sein des instances internationales (FMI, conseil de sécurité de l’ONU…) – ce qui a déjà conduit à élargir le G7/G8 en « un G20 qui symbolise le monde multipolaire et sera le cadre des compétitions ou des coopérations à venir ».
Mais, préviennent les auteurs, « l’émergence de nouvelles puissances ne fait pas pour autant un monde multipolaire stable ».
Beaucoup de questions restent en effet en suspens, quant à la conclusion du duel Chine-Amérique, à la possibilité d’avènement d’une Europe-puissance, aux nouveaux rapports (y compris de force) qui s’établiront entre les grands « pôles » appelés à s’affirmer (États-Unis, Chine, Japon, Inde, Russie, Brésil et Europe), mais aussi avec les autres États membres du système multilatéral – et notamment avec les pays arabes et africains…
Scénarios gris et noirs : « clash des civilisations « et « monde chaotique »
Davantage critiqué que lu, Samuel Huntington a fait scandale avec sa thèse du « clash » entre civilisations (cf. extrait ci-dessous). Les adversaires des États-Unis y ont vu la preuve d’une « guerre civilisationnelle » menée contre l’Islam.
Pourtant, par ses mises en garde, Huntington ne manque pas d’une certaine clairvoyance : la guerre d’Irak a bien évidemment aggravé le fossé entre le monde occidental et le monde arabo-musulman, de même que la crise ukrainienne entre la « civilisation orthodoxe » et les pays occidentaux, tandis que le renouveau islamiste s’appuie sur un objectif clair d’affrontement avec les « infidèles » (qui peuvent cependant être d’autres musulmans).
Rejeté officiellement au nom de l’universalisme et pour repousser précisément le spectre d’une « guerre de civilisations », ce risque ne peut cependant être totalement éludé. « Des politiques occidentales judicieuses pourraient le contenir et le marginaliser au lieu de l’alimenter » – notamment par des interventions militaires hasardeuses.
La dernière thèse présentée est celle d’un « monde chaotique », c’est-à-dire de l’incapacité pour quelque acteur ou groupe d’acteurs internationaux à contrôler la situation au sortir d’une décennie d’hyperpuissance américaine. Richard Haas, président du Council on Foreign Relations, parle ainsi d’un monde a-polaire et Laurent Fabius d’un monde zéro-polaire.
Il se caractérise par l’affaiblissement du pouvoir des principales et souvent anciennes puissances, en raison de la conjonction de nombreux facteurs : l’émergence de nouveaux États, notamment sur les ruines des empires soviétique et yougoslave, mais aussi l’apparition d’une trentaine d’États « faillis »; la diversification et l’émiettement de la puissance en raison de la multiplication d’acteurs internationaux non étatiques (entreprises mondiales, ONG, opinions publiques, médias, organisations variées – religieuses, criminelles,…) ; l’incapacité de la « communauté internationale » à définir un « intérêt général » et à prendre des décisions dans bon nombre de cas (conflits du Proche-Orient, terrorisme islamiste, défis écologique et migratoire, lutte contre les paradis fiscaux…) ; l’apparition de nouvelles fragilités pour les sociétés hyper- connectées (virus, attaques informatiques, emballements médiatiques…).
Bref, comme le précisent les auteurs, « le monde apparaît comme imprévisible, incertain et chaotique, comme un bateau ivre que nul ne peut maîtriser, surtout aux yeux des Occidentaux qui ont cru que le monde était ordonné par eux, ce qu’il a été, pour le meilleur et pour le pire pendant trois ou quatre siècles. C’est une des sources de l’inquiétude française et européenne ».
Car ce que nous appelons « chaos » n’est sans doute pas perçu comme tel partout sur la planète. Peut-être, aussi, parce qu’il correspond à un état plus « naturel » du monde.
Pour aller plus loin:
- Atlas du monde global, par Pascal Boniface et HubertVédrine, Armand Colin / Fayard, 158 p., 100 cartes, 22 € ;
- Regards critiques sur vingt-cinq ans de relations internationales, sous la direction de Samuel Carcanague et Pim Verschuuren, La Revue internationale et stratégique (RIS) n°99, automne 2015, IRIS éditions, 182 p., 20 €