Juin 072012
 

À l’heure où les Égyptiens s’apprêtent à choisir leur président entre un ancien militaire issu du système Moubarak et un Frère musulman, les spéculations vont bon train. Depuis la vague de révoltes populaires sans précédent amorcée fin 2010, le monde arabo-musulman n’en finit pas de connaître l’instabilité. Initialement menées contre la vie chère en Algérie et en Tunisie, elles ont déjà eu raison des exécutifs tunisien, égyptien, libyen, yéménite et peut-être demain syrien. Ces révolutions toujours en cours, trop hâtivement comparées à celles qu’a connu l’espace européen, ont le potentiel du meilleur comme du pire. « Tout le défi auquel fait aujourd’hui face le Moyen-Orient tient précisément à sa capacité à élaborer un modèle oriental, seul à même d’être accepté par les populations concernées », préviennent les auteurs de la Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord récemment parue aux PUF. Il est en tout cas certain que ces révoltes plus ou moins spontanées sont en train de redessiner la carte des équilibres géostratégiques de la région.

De « Révolution Facebook » ou « Révolutions de la dignité » à « Tsunami arabe » (Antoine Basbous),  en passant par des désignations plus géographiquement limitées, à l’instar de la « Révolution  de Jasmin » ou de la « Révolution du Nil », les appellations pour décrire les événements déclenchés depuis la fin de l’année 2010 n’ont pas manqué. Cette pluralité révèle surtout l’hétérogénéité des situations nationales. Si le choix d’un vocable univoque et potentiellement séduisant – le ou les Printemps arabe(s) – a été arrêté, il renvoie néanmoins à l’idée que  les bouleversements à l’oeuvre obéiraient à une même mécanique. Or, rien n’est plus faux.

Derrière le “Printemps arabe”, des réalités très différentes

Il existe certes une recette du « cocktail » qui a permis d’aboutir à la fin de régimes que l’on considérait il y a peu encore comme solides. La crise économique, combinée à la pauvreté  et à une absence de perspective professionnelle pour les jeunes générations, en a constitué le point de départ. N’oublions pas en effet que c’est la spéculation sur les denrées alimentaires qui a déclenché les premiers troubles fin 2010. Vient ensuite un taux élevé d’alphabétisation. Son augmentation ces dernières années « constitue nécessairement un ferment révolutionnaire car ‘quand on sait lire et écrire, on peut lire un tract, on peut même en écrire un, et la participation politique devient une procédure naturelle’ » (cf. note CLES n°37, octobre 2011). L’éducation ayant aussi profité aux femmes, il en a résulté une baisse du taux de natalité. « Ce changement de rapport à la fécondité reflète et provoque une modification de la vision du monde qui vient se conjuguer avec les effets de l’alphabétisation. » La rupture a été d’autant plus violente que le monde arabe était jusqu’alors un « modèle familial traditionnel [fondé sur la] famille endogame et patrilinéaire ». Il faut ici se préserver des généralités. Ainsi, le Yémen a un taux d’alphabétisation médiocre. La contestation du régime de Saleh est polymorphe et bien antérieure à 2011. La rébellion – confédération zaydite des Houtis au Nord et sécessionnistes au sud – se contente de poursuivre une guerre civile qui menace aujourd’hui de provoquer l’éclatement du pays. Corruption administrative et clientélisme étatique au sein de systèmes politiques dénués de légitimité traditionnelle ont également participé à l’effondrement des régimes. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’un État comme le Maroc, où le roi est Commandeur des croyants, ait mieux affronté la tempête, tout comme l’Algérie ou la Jordanie qui autorisaient déjà avant 2011 une relative ouverture politique.

Les insurrections dont il est question sont – ou ont été – essentiellement urbaines. C’est l’inverse qui aurait prévalu il y a vingt ans. Les principaux leaders rebelles figurent parmi les classes instruites des sociétés concernées, celles-là même qui sont aussi les plus familières des technologies de l’information, massivement introduites ces cinq dernières années. Elles ont joué un rôle important, notamment de coordination et de concentration des forces révolutionnaires. Mais il convient là encore de relativiser fortement les discours entendus. Outils d’appui et d’accélération, les réseaux sociaux sur internet n’ont été ni l’élément déclencheur, ni même le moteur ou le carburant des révolutions. Le caractère urbain s’explique surtout par la présence dans les villes des cadres de l’opposition aux régimes en place et l’absence relative des solidarités claniques. Frères musulmans en Égypte ou anciens du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) ont ainsi permis de structurer de manière professionnelle des mouvements d’origine populaire. La consolidation d’une insurrection passe par la maîtrise indispensable des techniques de manipulation des masses et surtout par une assise politique préexistante. Ainsi en Égypte, les Frères musulmans s’adossent aux plus démunis dont ils assurent une partie de la survie par leurs actions caritatives. La dominante politique dont accouche ce « Printemps » est dès lors fortement islamique. Dans l’Atlas des pays arabes, Mathieu Guidère décrypte : « Si les partis islamistes ont le vent en poupe, c’est parce que les sociétés arabes sont majoritairement conservatrices dans cette phase de leur histoire ». Dans de nombreux pays, la tribu reste la structure fondamentale du pouvoir. Là où le religieux et le politique s’imbriquent, où se définissent les alliances et allégeances – Mathieu Guidère parlant « d’islamo-tribalisme » ou « d’islamo-conservatisme » arabe. L’essayiste Hakim El Karoui précise cependant : « Contrairement à ce que certains pourraient croire, ce ne sont pas les plus attardés qui plaident pour l’islam politique, qui disent ‘le Coran est notre Constitution’. Ce sont ceux qui doivent répondre les premiers à la question : Qu’est-ce que notre modernité ?

Modernité importée versus modernité réinventée

Les révolutions arabes ont, jusqu’à présent, partout porté démocratiquement au pouvoir un islam politique qui « professait hier encore sa détestation de ce type de régime ». Le paradoxe n’est qu’apparent et force est de reconnaître que les analyses à chaud, durant la phase insurrectionnelle, ont traduit soit une grande naïveté, soit un aveuglement volontaire. Car les indices ne manquaient pas. Dans un entretien accordé en mai 2011 à Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de science politique à l’École européenne de Bruxelles, le Docteur Mohamed Al-Katatmy, porte-parole des Frères musulmans, déclarait ainsi : « Nous, les Frères musulmans, nous ne cherchons pas particulièrement le pouvoir. […] Si le peuple veut que nous ayons le pouvoir, c’est parce qu’il pense que ce que nous proposons lui convient. Donc, si le peuple égyptien vote pour nous et nous donne la majorité, nous assumerons nos responsabilités et le choix du peuple ; et nous accomplirons sa volonté. Mais notre but n’est pas de prendre le pouvoir en Égypte. Sauf si le processus démocratique nous mène au pouvoir. Ce que nous proposons, ce sont des réformes pour améliorer la vie des Égyptiens, pour leur rendre leur fierté d’être Égyptiens, pour leur rendre une morale et un sens à leur vie. » Une rhétorique qui est le signe même d’une pratique politique éprouvée. Même scénario en Tunisie ou en Libye, où la communication des mouvements islamiques a visé à rassurer l’Occident sans jamais véritablement cacher leur intention de conquérir le pouvoir et de se réclamer de la Charia. L’artifice semble avoir fonctionné, si l’on mesure l’étonnement de la plupart des médias face à la montée en puissance du poids politique de l’Ennahda tunisien ou des Frères musulmans égyptiens…

Si l’Orient peut paraître « compliqué », pour reprendre la célèbre formule attribuée au général de Gaulle, c’est que la question de la modernité s’y pose avec d’autant plus d’acuité qu’elle semble, à tort, tardive. « Comment être de son temps sans se délester de son identité culturelle ? Comment éviter la nostalgie d’un temps qui n’est plus ? Comment comprendre ce discours qui donne comme réponse la tradition à la question de la modernité ? » interroge Hakim El Karoui. Et surtout, « cette modernité va-t-elle être endogène ou sera-t-elle importée ? » N’est-ce pas là au fond ce que doivent trancher les Égyptiens, et demain de nombreux États de la zone ? À cet égard, la Turquie présente « le modèle d’un pays conciliant réussite économique, modernité sociale et préservation de la tradition islamique », soulignent les auteurs de Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Un modèle d’exportation ?

Une reconfiguration sunnite du monde arabe ?

Débarrassé de son concurrent égyptien, le grand gagnant des révolutions est certainement, à court terme, l’Arabie Saoudite. Depuis le choc pétrolier de 1973, le royaume a semé le terreau idéologique d’où fl eurissent les mouvements sunnites radicaux aujourd’hui à la conquête du pouvoir, du Maroc au Pakistan. L’obsession saoudienne est de contrer le réveil politique chiite amorcé en 1979 et récemment ravivé par la guerre d’Irak en 2003 puis la campagne de l’été 2006 du Hezbollah au sud-Liban. Il n’est pas neutre que  Riyad tente de peser de tout son poids dans la crise au Yémen, où il est militairement intervenu dès 2009 contre la rébellion chiite zaydite. Pareillement, la révolte chiite à Bahreïn a été réprimée par les forces saoudiennes alliées aux Émirats Arabes Unis. Tandis que le Qatar ne prend plus la peine de cacher son activisme militaire en faveur des insurrections sunnites, hier en Libye et aujourd’hui en Syrie (cf. note CLES n°60, mars 2012)…

Cette pression se focalise aujourd’hui sur l’État alaouite syrien, allié traditionnel de l’Iran chiite et base avancée de Téhéran sur l’échiquier du Moyen-Orient. Derrière les aspects politico-religieux persistent cependant les intérêts des États. Déjà, au sein de l’offensive sunnite se joue la concurrence entre les monarchies du Golfe et la Turquie. Plus discrète, cette dernière construit patiemment les conditions d’un gain stratégique durable dans la nouvelle donne géopolitique. Proposant un modèle dynamique de « modernité islamique », la Turquie n’est-elle pas en train de retrouver le rôle de leader régional qui a été le sien pendant des siècles ? Et ce, en enterrant les gains des premières révolutions arabes – celles qui avaient justement permis l’éclosion d’Etats indépendants sur les vestiges de l’empire ottoman ? Ce ne serait pas la première fois que nous assisterions à une « ruse de l’Histoire »…