La conférence Rio+20 achevée en juin dernier a été unanimement jugée décevante par l’ensemble des acteurs et des observateurs. Le texte dont elle a accouché est des plus consensuels et n’augure pas d’une prise de conscience énergique des défi s environnementaux auxquels la planète doit faire face. Ainsi, pas un mot sur la question lancinante des flux migratoires qui seraient provoqués par les bouleversements climatiques. Et pourtant, « une nouvelle catégorie de migrants, les réfugiés environnementaux, est apparue, faisant dès aujourd’hui de la lutte contre le changement climatique un impératif de solidarité humaine dans un monde divisé », avertit le professeur Alain Nonjon, collaborateur du site Diploweb.com. Le sujet fait cependant débat. Peut-on imputer aux changements environnementaux des flux de personnes ? Quelle causalité peut-on établir entre climat et tensions géopolitiques ? Quelles solutions pour juguler le risque de migrations climatiques massives ? Autant de questions sans réponses assurées. Elles renvoient certes à des impératifs de sécurité, tant locale que globale. Mais plus encore à nos représentations du monde, à nos peurs, à notre tropisme ethnocentrique.
L’étude des implications du changement climatique en termes de sécurité et de défense est relativement récente. Les Allemands et les Britanniques ont été parmi les premiers à se saisir de cette problématique et œuvrent, non sans mal depuis cinq ans, à sa prise en compte effective sur la scène européenne et internationale. Lors de l’été 2011, le Conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne et le Conseil de sécurité des Nations- Unies ont reconnu l’impact possible des changements environnementaux sur la sécurité mondiale. Le changement climatique y est désigné comme un « multiplicateur de menaces » (threat multiplier) qui exacerbe tensions et fragilités, notamment des États les plus exposés à la fois aux migrations de grande ampleur et au stress climatique que sont les sécheresses, les inondations ou encore les pénuries hydriques et alimentaires. Les liens de causalité entre ces différents facteurs, ainsi qu’avec des situations conflictuelles, ne seraient cependant qu’indirects. Ils incitent donc à une analyse prudente.
Un phénomène ancien, mais une inquiétude nouvelle
L’impact des phénomènes climatiques sur les sociétés n’est pas nouveau. Les catastrophes d’origine atmosphérique ou hydrologique – que l’on songe aux ouragans ou aux inondations – ont toujours provoqué depuis l’Antiquité des déplacements de populations à grande échelle. Récemment, le seul cyclone Katrina a jeté brutalement sur les routes plus d’un million et demi d’Américains. Le chercheur Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique, s’étonne de les voir dissociées des catastrophes d’origines géologiques (tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques) : si ces dernières sont totalement étrangères aux modifications climatiques, leurs conséquences sont similaires pour les peuples et les États touchés. « Quant aux changements environnementaux sur la longue durée, ils sont bien entendu générateurs de déplacements de population. Mais ces déplacements sont progressifs et dépendants des opportunités économiques qui se présentent ailleurs ; ils ne créent généralement pas de ‘réfugiés’ ». Et Bruno Tertrais d’enfoncer le clou : « [Ces changements] ne sont pas forcément d’origine ‘climatique’ : la désertification et l’appauvrissement des sols sont souvent dus à la surexploitation du milieu naturel ».
Alors, effet de mode ou véritable péril en devenir ? La question renvoie aux débats, souvent vifs, sur le réchauffement climatique. Si celui-ci n’est plus réellement contesté en tant que tel, « réchauffistes » et « climatosceptiques » s’opposent quant à son ampleur, ses causes, ses conséquences et finalement les mesures à engager pour y faire face. Pour Alain Nonjon, l’équation est simple : « Tant que la hausse des températures reste au-dessous de 1°C, le risque est faible pour la planète, même si quelques écosystèmes particulièrement vulnérables sont touchés ; entre 1°C et 2°C, les conséquences augmentent de manière significative et au-delà de 2°C, les risques deviennent majeurs et peuvent partiellement donner lieu à de grandes extinctions et modifications dramatiques des écosystèmes ». Fort de ce calcul, « le catalogue des catastrophes installe une géopolitique de l’apocalypse avec des pénuries alimentaires et d’eau potable, des dangers socio-économiques et… des migrations incontrôlées ». Pour le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), ouvertement acquis à la thèse du réchauffement climatique d’origine anthropique, 150 à 200 millions de migrants potentiels seraient attendus en 2050 – soit l’équivalent de plus de 1,5 % de la population mondiale ! Au-delà de ses causes réelles, le réchauffement climatique ne fait souvent qu’amplifier des risques déjà existants. Mais c’est dès aujourd’hui que les bouleversements futurs, quand bien même seraient-ils pour partie hypothétiques, peuvent être anticipés. Ce qui passe par l’élaboration de stratégies globales et complexes, à l’instar de celles qui prévalent pour prévenir les conséquences sociétales du relèvement des eaux – ou « eustatisme ».
La montée des eaux, nouveau péril climatique et géopolitique ?
La hausse des températures et du niveau des océans est un fait tangible dont n’est plus débattue que l’origine : naturelle pour les uns, de la responsabilité des hommes pour les autres. « Le réchauffement de la planète aura de nombreuses conséquences sur nos modes de vie », prévient l’officier de marine Jérôme Origny. « Il emmènera dans sa suite une cohorte de catastrophes de tout acabit : sécheresses, inondations, bouleversement de la biodiversité et des cultures, maladies, etc. Les nations occidentales, parmi les plus nanties de cette planète, ne seront pas exonérées des catastrophes hydrométéorologiques. » Le cyclone Katrina frappant la Louisiane en 2005, la tempête Xynthia ou encore la sécheresse accablant l’Europe en 2010, puis en 2011, en attesteraient. « La liste des seuls impacts du relèvement des niveaux des mers donne à réfléchir : autonomie en eau douce non assurée, intrusion d’eau de mer dans les nappes phréatiques, disparition des mangroves et de la biodiversité, blanchiment du corail, ressources halieutiques en diminution, tourisme menacé, déplacements de populations, primes d’assurance accrues, problèmes sanitaires et infectieux… », résume Alain Nonjon. Sachant que 500 millions d’habitants vivent à moins de cinq kilomètres des côtes et 320 millions à moins de cinq mètres d’élévation par rapport au niveau de la mer, il en résultera de vastes déplacements de populations dont il faudra assurer la subsistance. Et ces déplacements ont déjà commencé. Menacé par la montée des eaux, l’atoll de Tuvalu, dans l’océan Pacifique sud, a fait l’objet de premiers déplacements forcés. Des cas similaires de migrants contraints par la fonte des glaces ont été observés en Alaska. Certes, il ne s’agit pour l’heure que de situations isolées. Mais elles préfigurent peut-être un mouvement plus profond et qui n’épargnerait aucun continent.
Jérôme Origny retient trois formes génériques d’adaptation face à l’élévation du niveau de la mer : « la protection de l’habitat (par des digues), l’élévation de l’habitat et la migration (intérieure ou vers des États voisins) ». Les trois sont liées, ou plus exactement la dernière est la résultante de l’échec des deux premières. Pour des raisons financières et techniques, seuls les littoraux des pays développés ont la capacité à procéder aux aménagements nécessaires. Pour les autres, c’est le chemin de l’exil qui s’imposerait. Plus inquiétant, « la majeure partie des sources de revenus (agriculture, tourisme, pêche) et des infrastructures [des États insulaires] est concentrée près des côtes », analyse encore Jérôme Origny. « Avant l’assaut des vagues, c’est donc l’économie de ces pays qui serait complètement atrophiée. »Les déplacements de populations provoqués par la hausse du niveau des océans seront le plus souvent intérieurs, infra-étatiques, avant d’être la cause de migrations transnationales. Mais, au-delà de cette question, la submersion des littoraux va remodeler des frontières, terrestres et maritimes. Ce risque est à terme plus belligène que les « migrations climatiques », dont l’étalement sur plusieurs décennies pourrait finalement amoindrir l’impact.
« Réfugiés climatiques » : gare aux fantasmes !
« De toute évidence, les zones les plus pauvres sont les plus menacées, car 80 fois plus sensibles aux catastrophes naturelles selon le Programme des Nations unies pour le développement », prévient Alain Nonjon. « 95 % des victimes vivent dans les pays les plus pauvres sans prévention. » Les deux milliards de personnes directement exposées au réchauffement climatique le sont généralement à plus d’un titre : par la baisse de la productivité agricole ; par la hausse de l’insécurité alimentaire liée à la raréfaction de l’eau ; par la hausse des maladies endémiques activées par le réchauffement climatique (dengue, malaria) et par « la régression d’écosystèmes sur lesquels des populations ont bâti leur mode de vie (baisse des réserves de pêche) ». De là découle l’idée selon laquelle certains migrants, notamment d’Afrique subsaharienne et Bengalis, seraient avant tout des « réfugiés climatiques » devant bénéficier d’une
reconnaissance juridique internationale…
Dans les faits, nous en sommes loin. L’Australie a ainsi refusé la demande d’assistance des îles Tuvalu. Car l’arrivée massive et soudaine de populations n’est pas sans conséquence sur l’équilibre interne des terres d’accueil. « Les pays d’Europe et les États-Unis en ont fait l’expérience, accueillir des migrants n’est pas sans poser des problèmes sociaux sur l’ensemble de la population ; sans parler de racisme et de discrimination », prévient Bruno Tertrais. Pour lui, « la notion de ‘réfugiés climatiques’ évoque au fond avant tout le fantasme des migrations massives de hordes de pauvres en guenilles assiégeant les pays riches. Elle en dit plus sur les peurs occidentales que sur la réalité des effets du changement climatique ». Serions-nous atteint du syndrome du « Camp des saints » (Jean Raspail) ?
L’émergence de la question des « réfugiés climatiques » en dit finalement moins sur le monde que sur nous-mêmes – de notre obsession de la propriété du sol à notre crise identitaire. Sans mésestimer les risques potentiels, tout sera finalement affaire de vitesse et d’ampleur. Et sans être naïfs, on peut également estimer que la perception de la catastrophe, par tous, peut déclencher une solidarité internationale prévalente sur les tensions. Le pire n’est jamais totalement certain !