McLuhan, Fukuyama et les autres
McLuhan et son “village global”, Fukuyama et “la fin de l’Histoire”, Huntington et “le choc des civilisations”, Nye et le “soft power”… Grâce aux formules percutantes qu’ils ont forgées, quelques penseurs ont le privilège d’être régulièrement cités dans les médias et les conversations, sans oublier bien sûr les copies d’étudiants. Leur point commun : être tous nord-américains mais surtout avoir donné des clefs d’interprétation de ce qui reste, aujourd’hui encore, le grand phénomène de notre temps : la mondialisation. Raison de plus pour aller voir de plus près ce qu’ils ont réellement dit ou écrit. C’est notamment ce que permet le Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie que viennent de publier les Presses universitaires de France. Réalisé sous la direction de Pascal Gauchon et la coordination de Jean-Marc Huissoud et Sylvia Delannoy – partenaires ou enseignant de l’ESC Grenoble – cet ouvrage de référence s’attache en effet à présenter de façon fidèle et concise non seulement des zones géographiques mais aussi des penseurs souvent plus subtils que les “slogans” auxquels on les résume souvent à tort.
Ce dictionnaire de géopolitique doit aider à la compréhension du monde qu’ont les étudiants, les spécialistes, mais aussi les décideurs publics comme privés et tous ceux qui suivent l’actualité et cherchent à sortir de la superficialité et du sensationnalisme pour accéder à une connaissance approfondie et réfléchie des rapports de force qui travaillent ce monde”, écrivent les auteurs du Dictionnaire de géopolitique. Cet objectif est notamment fort bien atteint s’agissant des auteurs le plus souvent cités pour donner les lignes de force du monde globalisé dans lequel nous vivons depuis la fin de la guerre froide.
McLuhan, prophète du “village mondial”
Né en 1911, le linguiste, sociologue et philosophe canadien Marshall McLuhan aurait eu cent ans cette année. Décédé en 1980, il n’a pas connu l’irruption d’Internet dans nos vies, mais cela n’empêche pas son nom d’être cité à chaque fois qu’il est question de communication à l’échelle planétaire. Dans son œuvre foisonnante, deux mots ont assuré sa célébrité : “village mondial”.
Comme l’écrit Jean-Marc Huissoud, professeur de géopolitique à Grenoble École de Management, “McLuhan a été perçu comme le prophète des réseaux d’information mondiaux (télévision, satellite, Internet), et ses thèses reprises comme justification théorique des hypothèses annonçant la ‘mondialisation heureuse’ rendue possible par la technique. Par le développement des échanges électroniques allaient se trouver réalisées les conditions techniques du marché mondial unifié, parfaitement informé, permettant aux vertus du libéralisme de se mettre en œuvre.”
Était-ce bien la vision optimiste professée par ce spécialiste des médias ? Pas exactement. “Comme beaucoup d’auteurs connus pour l’efficacité de leurs formules, poursuit JeanMarc Huissoud, McLuhan a quelque peu été trahi par ses admirateurs. Ceux-ci ont notamment oublié l’analyse des conséquences qu’il faisait de cette évolution : il y voyait entre autres un facteur de renforcement des distinctions sociales, entre des élites continuant à former leurs enfants à la culture de l’écrit et leur donnant les clefs de l’action sur le monde, et des masses rendues à un monde anomique, une information au rabais bien que riche d’échanges”. Une observation rarement reprise parce qu’elle ne va pas dans le sens d’une vision quelque peu béate des effets induits par les nouvelles technologies.Si bien que,dans notre prétendu “village global”, les craintes exprimées à l’égard des possibles dérives totalitaires de ces technologies sont le plus souvent inaudibles.Ainsi celle de Guy Debord reprochant à McLuhan et à ses disciples de “s’émerveiller des multiples libertés qu’apportait le ‘village planétaire’ si instantanément accessible à tous sans fatigue” alors que “les villages contrairement aux villes ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles.Et c’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire.”
Fukuyama, annonciateur de la “fin de l’Histoire”
Lecteur enthousiaste de McLuhan, Francis Fukuyama fut l’un des tout premiers intellectuels à penser le monde de post-guerre froide.Très représentatif de l’enthousiasme qui prévalait alors parmi les penseurs libéraux, il voyait, dans l’effondrement inespéré de l’URSS, le triomphe définitif du libéralisme sur toutes les alternatives qui lui avaient été opposées depuis la Révolution française : marxisme, fascisme, impérialisme. Aujourd’hui, il est bien sûr aisé de moquer une telle croyance… De fait, Fukuyama n’avait prévu ni le 11 septembre, ni l’émergence de la Chine comme modèle alternatif au libéralisme occidental ni la multiplication exponentielle des conflits, fussent-ils de basse intensité.Toutefois, comme le rappelle Jean-Marc Huissoud,sa thèse était,par certains aspects, plus subtile que celles qui prévalaient alors.Ainsi Fukuyama se refusait à expliquer l’implosion de l’empire soviétique par le seul manque d’efficacité économique. Il y ajoutait la séduction qu’exerçait la liberté – et le libéralisme – sur les élites et les peuples d’URSS, ce qui est indéniable.De même, contrairement à ce qu’ont voulu lui faire dire ses disciples comme ses adversaires, Fukuyama n’a jamais annoncé une “mutation subite des régimes politiques existants”dans le sens du libéralisme.Il s’est borné à affirmer que “la tendance était lancée” et que,selon lui, elle ne s’arrêterait pas.
Huntington, théoricien du “choc des civilisations”
À l’exact opposé de l’idéalisme et de l’optimisme professé par Francis Fukuyama, Samuel Huntington fait figure de Cassandre. Quand le premier voyait survenir la paix universelle, le second insistait sur la dangerosité du monde à venir. Le 11 septembre a assuré sa célébrité en semblant lui donner raison quant à “l’échec de l’unification des cultures et des systèmes de valeurs” et en popularisant l’expression de “choc des civilisations”. Mais, dans le même temps, cet événement a contribué à orienter la politique étrangère américaine dans un sens exactement opposé à celui que préconisait ce professeur de sciences politiques à l’université de Harvard. En effet, comme le souligne Jean-Marc Huissoud, “Huntington insistait sur la nécessité, pour les États-Unis, de reconnaître la multipolarité du monde et les zones d’influence des puissances leaders de chaque bloc.” Soit tout le contraire de l’unilatéralisme guerrier choisi par GeorgeW. Bush au lendemain de l’attentat perpétré contre les tours jumelles de Manhattan. Contrairement à ce que certains affirment encore, Samuel Huntington n’est donc nullement partisan d’un conflit armé entre civilisations ni même d’un quelconque impérialisme américain. Dans la tradition diplomatique américaine, il s’inscrit même plutôt dans la lignée isolationniste,tandis que Fukuyama reprend, lui, le flambeau messianique de la vocation des valeurs américaines à s’étendre au monde, fut-ce pacifiquement.Il ne faut donc pas s’y tromper :les plus impérialiste des deux n’est pas celui que l’on croit…
Joseph Nye, promoteur du “pouvoir doux”
L’un des grands enseignements du monde post-guerre froide est en effet que la puissance peut prendre d’autres formes que celle de la force militaire.L’impérialisme n’est donc pas nécessairement chaussé de bottes ! Cette intuition, Joseph Nye, également professeur à Harvard, l’avait eue dès les années 1970. Comme l’écrit Frédéric Munier dans le Dictionnaire de géopolitique,“selon Joseph Nye, la puissance n’est pas tant stato-centrée que disséminée entre différents acteurs – États, acteurs interétatiques tels que les organisations internationales, entreprises, citoyens organisés, etc.” Si bien que “le pouvoir procéderait davantage de la manipulation de cette interdépendance que de l’imposition d’une domination du haut vers le bas.”
Une idée qui n’est pas sans rappeler, au plan managérial, la théorie des parties prenantes et qu’il réactivera au début des années 90 en faisant, la promotion du soft power, le “pouvoir doux”. Comme le souligne François-Bernard Huyghe, le soft power repose sur “la séduction des produits culturels,sur l’attraction de l’american way of life – prospérité et liberté – sur l’exemplarité d’un projet éthique mais aussi sur des réseaux pro-américains” (www.huyghe.fr). Pour le dire autrement, c’est un pouvoir reposant sur la capacité d’influence. Il ne faut toutefois pas se méprendre : pour Joseph Nye, le soft power n’a pas vocation à remplacer le hard power mais seulement à le compléter. Il représente, selon les propres mots de son promoteur, “l’autre face de la puissance”. Plus qu’une ère de paix, les théories de Joseph Nye annoncent, au contraire, un monde dans lequel la rivalité et la concurrence investissent de nouveaux champs,sous l’effet d’une extension du domaine de lutte.
Le “printemps arabe” à la lumière de Mc Luhan et les autres
Ces théories – pour la plupart élaborées au lendemain de la guerre froide voire avant sont-elles encore aujourd’hui opératoires et peuvent-elles aider à décrypter notre monde. Peuvent-ils, par exemple, nous aider à comprendre les forces à l’œuvre dans ce que nous appelons le « printemps arabe » ? Il semble que oui.Ainsi, les écrits de McLuhan,permettront de percevoir ce que ces révolutions doivent au développement de moyens de communication permettant une plus grande participation de tous. Les théories de Fukuyama inciteront, quant à elles, à s’interroger sur le pouvoir de séduction persistant des idées libérales et sur l’éventuelle reprise de leur extension à la surface de la planète. Une idée qu’il faudra aussitôt relativiser en recourant à la pensée de Huntington.Par exemple en soulignant que ces révolutions s’inspirent aussi du “modèle turc” consistant, comme le souligneTancrède Josseran,également contributeur du Dictionnaire de géopolitique, à “faire le choix de la modernisation sans l’occidentalisation”.
Voilà pourquoi, comme l’écrivent les auteurs de de dictionnaire, l’acquisition d’une culture géopolitique minimale ne relève nullement d’un exercice intellectuel gratuit. Elle représente au contraire“un pré-requis pour appréhender les enjeux d’un monde complexe et en évolution permanente”.
Pour aller plus loin :
- Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, par Pascal Gauchon (dir.), Jean-Marc Huisoud et Sylvia Delannoy (coord.), Presses universitaires de France (PUF), coll.Major, 688 p., 59 €.