Juin 062013
 

Un vecteur d’influence en pleine mutation

Le festival de Cannes, qui vient de clôturer sa 66e édition, renvoie d’abord au glamour et à la dimension artistique du cinéma. Mais cet événement ne saurait être réduit à cette image d’Épinal. Cannes, c’est également le principal marché international du film où se rencontrent producteurs, distributeurs, acheteurs et vendeurs.

Réunissant plus de 10000 personnes, il brasse chaque année un volume d’affaires qui avoisine le milliard de dollars. Surtout, le festival est l’occasion de prendre le pouls d’une industrie en pleine mutation et hautement concurrentielle. « Si le cinéma n’est plus le média de l’image dominant, il est toujours le seul dispositif capable de projeter le spectacle de représentations profondément politiques, de visions d’organisations identitaires et sociales », résume Franck Bousquet, enseignant à l’École Supérieure d’Audiovisuel de l’Université de Toulouse II. À l’heure de la mondialisation, il interroge ainsi les tensions identitaires et culturelles du Grand Jeu d’influence au sein et entre les nations.

La culture et le divertissement ne représentent pas une industrie de premier plan si on la compare aux secteurs traditionnels comme l’automobile, l’aéronautique, la pétrochimie, etc. Néanmoins, ils pèsent plusieurs dizaines de milliards de dollars à l’échelle mondiale, dont une importante partie est portée par la seule industrie du cinéma. Combiné à une capacité d’influence certaine, le poids économique du 7e art contribue ainsi à en faire un marché de plus en plus disputé.

Géoéconomie du cinéma : des cartes rebattues

Loin de l’idée reçue d’une domination incontestée des studios d’Hollywood, la production mondiale de films offre une réalité contrastée. Avec une moyenne an- nuelle de 1 150 films, les Indiens « sont les premiers producteurs au monde […], réalisant le double de la production américaine. Leurs longs-métrages inondent l’Asie et le Moyen-Orient, comme le fit naguère le cinéma égyptien » (Valeurs Actuelles, 23/05/2013). L’Afrique de l’Est complète ce panorama de la pénétration du cinéma indien. Le deuxième producteur est la Chine (526 films par an), en plein essor, qui surpasse aujourd’hui de peu les États-Unis (500 films). Le Japon, avec 448 films, ferme le classement des pays producteurs les plus prolifiques. Loin derrière, on retrouve entre autres la Russie (200 films), l’Allemagne, la France et l’Espagne (avec respectivement 182, 180 et 172 films), le Royaume-Uni et la Turquie (100 films), l’Italie, le Brésil et l’Argentine (80 films), et enfin le Nigeria, les Philippines et la Turquie qui oscillent entre 70 et 75 films par an.

La production ne reflète cependant pas la diffusion des films à l’échelle mondiale. Ce sont incontestablement les Américains qui réalisent encore la plus grande par- tie des entrées en salle (de l’ordre de 65 % en Europe par exemple), même s’ils sont concurrencés depuis une quinzaine d’années par la montée en puissance de productions nationales. Derrière le succès des blockbusters américains, on retrouve de formidables budgets de communication et des politiques marketing s’appuyant sur de nombreux produits dérivés (jeux vidéos, DVD, livres, jouets,…). Surtout, « l’industrialisation, pour toucher un public de plus en plus étendu, et, par conséquent, de plus en plus hétérogène, doit répondre, désormais, à des critères d’acceptabilité aussi généralistes et universels que possible, et, par conséquent, s’inscrire dans une forme généralisée de neutralisation de la signification« , décrypte Bernard Lamizet, professeur en sciences de l’information à l’IEP de Lyon. La gamme Grands Classiques de Walt Disney illustre cette logique en empruntant aux contes et légendes du monde entier, tout en les expurgeant de références culturelles trop marquées et en recourant systématiquement à des happy ends consensuels.

Comment, dès lors, expliquer la vitalité économique de la production cinématographique des autres nations? Il n’est pas anodin, d’une part, de retrouver dans le club des très gros producteurs les pays à la plus forte densité démographique. Ainsi, l’Inde et la Chine bénéficient d’un marché domestique à même de suppor-ter une production nationale originale. D’autre part, ce sont souvent les pays qui subventionnent leur industrie cinématographique et en font la promotion qui sont les plus à même de préserver les entrées en salle pour leur production nationale. En Europe, c’est le cas de la France et de l’Allemagne, mais également de l’Italie ou encore de la Suède. Cependant, l’essor des cinémas nationaux ne tient-il pas pour partie à une réaction à la globalisation de la culture sous emprise américaine? Le cinéma n’est pas en effet une activité économique « neutre« . En entremêlant culture et identité, il est un média politique par nature qui renvoie à des représentations géopolitiques singulières.

Le cinéma, vecteur privilégié du soft power

Très tôt, le politique a cherché à user de la capacité d’influence du cinéma. Les régimes totalitaires – que l’on songe à l’Allemagne hitlérienne, à l’Italie fasciste ou à la Russie soviétique – ont tous mobilisé l’art et la culture au service de leur idéologie. Média de masse jouant sur l’esthétique de l’image, le cinéma a été un vecteur de propagande particulièrement efficace. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les États-Unis qui vont exploiter les possibilités offertes par le cinéma pour imposer leur modèle de société, d’abord à usage interne, au service du ciment social, et ensuite à celui d’une politique étrangère fondée sur la persuasion. Si « le soft power repose sur la séduction des produits culturels, l’attraction de l’american way of life – prospérité et liberté – et l’exemplarité d’un projet éthique, mais aussi sur des réseaux pro-américains » (voir CLES n°30, 08/05/2011), le cinéma en constitue un vecteur essentiel. Quoi de plus efficace que de se mettre en scène en idéal-type au détour d’un divertissement ou de partager sa vision du monde ? De James Bond 007 contre Dr. No à Skyfall, ce sont ainsi toutes les angoisses sécuritaires américaines depuis 1962 qui ont été assimilées comme universelles.

Aujourd’hui, les pays émergents comme leurs challengers recourent à leur tour au soft power. Le mainstream (courant culturel dominant) américain est battu en brèche par « plusieurs mainstreams, en fonction des régions et des populations : un mainstream à la turque à Istanbul, un Bollywood massala en Inde, une fusion en Asie du Sud-Est, un mainstream animé au Japon, un mainstream impérialiste en Chine prêt à en découdre face aux impérialismes concurrents, un mainstream panarabe au Moyen-Orient, parmi d’autres », constate le chercheur et journaliste Frédéric Martel. Le défaut d’universalité de ces courants identitaires leur permet-il néanmoins de s’opposer aux blockbusters américains? Le soft power s’exerce ici au mieux régionalement, très rarement mondialement. Pour se protéger de la puissance de frappe de la distribution américaine, certains pays, dont la France, en appellent au concept d’ »exception culturelle« , récemment retenu par le Parlement européen. Il s’agit d’un droit dérogatoire aux règles du commerce international qui limite le libre-échange des produits culturels. Au-delà des intérêts économiques, la sauvegarde de l’exception culturelle n’est-elle pas une réponse à la domination politique par les idées dont le cinéma est l’un des principaux vecteurs ? Des pays comme la Chine opposent une réponse plus radicale au soft power. Ils censurent les passages des films étrangers qu’ils jugent politiquement subversifs.

Le cinéma engagé ou la voix de la société civile

Le cinéma comme arme d’influence n’est pas l’apanage des seuls États. La société civile s’est elle aussi emparée des possibilités qu’il offre pour véhiculer ses mes- sages. Le cinéma devient alors engagé et agit à l’instar d’un pouvoir comme un autre. Certains palmarès sont là pour rappeler que le cinéma n’est pas toujours neutre, loin s’en faut. « Les films ont en effet, dès leur apparition, volontairement ou fortuitement, accompagné, représenté ou commenté l’histoire contemporaine« , rappelle le chercheur Franck Bousquet. Ainsi, l’attribution de la Palme d’or au film La vie d’Adèle – indépendamment de sa qualité cinématographique – ne manque pas d’être interprétée comme symbolique, politiquement, dès lors qu’elle s’inscrit en pleine controverse sur le « mariage pour tous ». La présence au sein de la sélection officielle de plusieurs films sur l’homosexualité ne tient pas du hasard. Elle est le reflet d’une question de société dont le cinéma se fait ici l’écho. La vision qu’elle propose ne saurait être exempte de parti pris et de subjectivité. La Palme d’or de 2004 avait déjà attesté de cette proximité entre cinéma et politique. Le documentaire Fahrenheit 9/11 de Michael Moore était un violent réquisitoire contre la politique, tant intérieure qu’internationale, menée par George W. Bush. Le réalisateur ne se cachait d’ailleurs pas de son intention d’utiliser son film pour barrer la route aux Républicains à l’élection présidentielle qui se tenait à la fin de l’année. Le festival de Cannes a offert au réalisateur américain une formidable vitrine pour peser sur le débat électoral – sans succès du reste. Plus récemment, en 2007, l’Oscar du meilleur film documentaire attribué à Une vérité qui dérange – réalisé par Davis Guggenheim et présenté par l’ancien vice-président des États-Unis Al Gore – tenait là encore du symbole politique.

Les cérémonies du 7e art sont également l’occasion de protestations politiques par les lauréats. Pour son grand retour avec Le Parrain en 1973, Marlon Brando envoie une activiste amérindienne en tenue traditionnelle apache chercher son Oscar du meilleur acteur. Cinq ans plus tard, la comédienne Vanessa Redgrave dénonce avec véhémence le sionisme lors de son discours de remerciements pour recevoir l’Oscar du meilleur second rôle. Bref, ce sont autant les contenus des films que leur publicité qui sont l’occasion de tribunes politiques, indépendamment des jeux d’influence d’État à État. « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons », fait dire Jean Renoir à l’un de ses acteurs dans La règle du jeu. Le cinéma n’a pas fini de nous inviter à l’analyse des représentations géopolitiques!

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