Texte : Alain Nonjon
Les recompositions en cours au Moyen-Orient, la signature par l’Iran d’accords transitoires sur le désengagement nucléaire (novembre 2013) et les menaces directes d’un État islamique autoproclamé (juin 2014) sont-elles le levier d’un retour des prétentions iraniennes à (re)conquérir un rôle régional de premier plan ? Comment concilier nationalisme, islam, mondialisation et modernité dans cette nouvelle configuration pour un Iran ni arabe ni sunnite, mais perse et chiite et unique théocratie en place aujourd’hui ?
L’Iran, puissance régionale d’hier et d’aujourd’hui
L’Iran, une puissance régionale plurimillénaire
Héritière du premier empire mondial de l’Antiquité, l’Empire perse ou achéménide (550-330 avant J.-C.) de Darius le grand « Roi, Rois de rois » des steppes de l’Asie centrale jusqu’au Haut Nil et de la vallée de l’Indus jusqu’aux rivages de la mer Égée. La civilisation farsi s’enracine dans le temps long des Sassanides (224-651), dont leur grandeur vient de ce qu’ils « vendent et achètent à tous leurs voisins ». Force supplémentaire : l’Iran a assimilé tous ses envahisseurs et a su préserver sa personnalité. Si Alexandre de Macédoine meurt maître absolu de l’Empire, c’est après s’être iranisé lui-même en se proclamant successeur de Xerxès. Le règne des Safavides (1501-1722) impose le chiisme comme religion d’État. Le faste d’Ispahan fait de l’Iran un carrefour de ports, de routes, de caravansérails, d’ateliers royaux sur un territoire qui va du Caucase et de l’Irak à l’Hérat.
Mais l’Iran, otage des ingérences étrangères à forte odeur de pétrole (découvert en 1908) et victime de dictatures brutales ne put faire fructifier les « expériences réformatrices » des Pahlavi de Reza Shah ou de Mohammad Reza Shah, installés après des coups d’État (1921 et 1953), mauvais élèves du kémalisme réformateur et d’un occidentalisme artificiellement plaqué et fuyant dans la répression contre leur peuple. L’époque de Mohammad Reza Pahlavi Shah (1941-1979) a cependant été le théâtre d’une réévaluation de l’Iran sur le plan régional (promu « île de stabilité dans une des régions les plus troublées du monde » en 1977 par J. Carter) et international : le Shah ne voulait il pas faire de l’Iran « le Japon du Moyen-Orient et du monde islamique » ?
Quels atouts pour confirmer sa puissance ?
Sa situation géostratégique est le premier levier de son influence. L’Iran a toujours été, suivant l’expression de René Grousset, un « Empire du milieu ». Convoqué à sa frontière est au Baloutchistan pour peser sur les problèmes pakistanais et afghan, il verrouille aussi le détroit d’Ormuz. Ayant une frontière commune avec sept pays au total, l’Iran se situe au balcon de rapports de force régionaux tendus et très militarisés. C’est aussi une puissance énergétique incontournable : 4e producteur pétrolier mondial (9,3 % des réserves mondiales) et géant gazier (3e producteur avec le plus grand gisement du monde, South Pars, soit 18,2 % des réserves mondiales en 2013).
L’Iran a la diplomatie de sa démographie avec ses 81 millions d’habitants. Le niveau de vie iranien figure parmi les plus élevés de la région. Il en va de même pour la richesse d’une élite bien formée (le budget éducation représente 3,7 % du PIB, la défense, 2,6 %). L’Iran est donc susceptible d’être un challenger pour l’Arabie Saoudite dans le contrôle du golfe arabo-persique
Transmissions de puissance…
Un arc chiite au Moyen-Orient ?
L’Iran (85 % de chiites) dispose d’un réseau d’influence passant par « l’arc chiite », notion controversée. Il comprend le Hezbollah libanais, la Syrie multiconfessionnelle (où l’Iran appuie la majorité chiite et indirectement le pouvoir de Bachar al-Assad), l’Irak (où le régime iranien a soutenu dans un chiisme mésopotamien le régime post-Saddam de Al-Maliki) et l’appui de fortes minorités en Azerbaïdjan ou au Bahreïn, voire au Yemen.
Les Américains ont marqué l’Iran du sceau de l’infamie : « État voyou » et pays de « l’axe du mal ». Mais en ignorant le soutien des Iraniens au peuple américain après les attentats du 11 septembre, en occultant leur assistance possible dans la guerre contre les talibans afghans et leurs alliés de Al-Qaïda, ils l’ont indirectement isolé et ont radicalisé sa volonté d’« hégémon » régional.
Des leviers passés à un positionnement nouveau
– La puissance iranienne se transmet par des liens anciens avec le terrorisme international.
– L’Iran est au cœur d’un grand réseau de trafics de toutes natures, drogues, armes, notamment en Afghanistan. La Corée du Nord est un partenaire sulfureux et le Hamas parfois un bras armé.
– Principale voie de transmission de la puissance iranienne : la puissance nucléaire. Ce programme, héritier du shah dès les années 1960, a été confirmé après l’utilisation de l’arme chimique en 1983 par l’Irak lors du conflit Iran-Irak (1980-1988). Deux hypothèses désormais prévalent : l’une portée par les néoconservateurs américains et Israël qui voient dans la bombe le moyen pour l’Iran de rayer de la carte l’État juif ; l’autre qui pense que l’Iran veut maîtriser une bombe nationale dissuasive à la française avec un carnet d’adresses d’alliés parfois encombrants mais précieux.
– La Syrie, alliée objective, notamment pendant la guerre avec l’Irak, et isolée de l’Occident depuis la guerre civile de 2011, est réintronisée par l’Iran avec le démantèlement poussif des armes chimiques et la lutte contre l’État islamique au Nord du territoire, maquillant la guerre de Bachar al-Assad contre son peuple.
– La Russie, réaliste, fait de l’Iran une terre de business pour ses armes et a obtenu l’engagement de la République islamique de ne pas soutenir des mouvements de rébellion musulmans aux frontières russes.
– La Chine installe l’Iran comme partenaire obligé. Elle lui achète près de 20 % de son pétrole brut et accueille des avoirs iraniens (47 milliards de dollars dès 2011).
– L’Inde est devenu un gros client de l’Iran avant le rappel à l’ordre de Washington.
– La Corée du Nord de Kim Jong-un s’autoproclame alliée indéfectible de l’Iran, et transfère des technologies pour les missiles et les centrifugeuses.
Tous ces liens permettent d’entretenir un anti-américanisme sans crainte d’un isolement total. L’Iran fait indiscutablement partie des acteurs décisifs de demain et d’un « axe républicain » de Kaboul à Beyrouth face à « l’axe monarchique » de Mascate à Amman.
L’Iran, puissance régionale bridée
Une nouvelle donne plus complexe
L’Iran ne peut plus se contenter d’une lecture simplificatrice des rapports de force régionaux. Le bloc sunnite est fracturé avec les oppositions entre Arabie saoudite et Qatar sur la question des frères musulmans. L’Égypte a éliminé le président frériste Morsi et l’actuel régime de Al Sissi est plus imprévisible. La contestation de Bachar al-Assad a forcé l’Iran à défendre le régime syrien, rempart contre le sionisme, les pressions occidentales et l’Arabie Saoudite, le concurrent éternel. De là l’envoi de la force Al-Qods, dérivée des Pasdaran, et d’une aide financière à Damas.
L’élection du « modéré et réformateur reconstructeur » Hassan Rohani en juin 2013 a ouvert une inflexion dans la politique étrangère : l’échange téléphonique avec Obama, le déblocage de la négociation sur le nucléaire débouchant sur l’accord de novembre 2013 sont les éléments les plus visibles de ce changement. Mais, de fait, il ne s’agit peut-être que d’une tentative pour obtenir des Occidentaux un desserrement de l’étau des sanctions et pour répondre à la crise économique intérieure.
Une conjoncture dégradée freine les ambitions
Le soft power chiite est assez incompatible avec une conjoncture plombée par la hausse du chômage et une crise politique larvée. Plus grave, l’inertie de la politique intérieure de H. Rohani a enterré l’espoir qu’il avait suscité. La méthode de « ciblage des subventions » a créé une gestion irrationnelle de l’économie. H. Rohani persiste et signe ce ciblage, dont 94 % des Iraniens réclament leur part. La création de 500 000 emplois par an, nécessaires face à la croissance démographique, ne suit pas. Plutôt que la poursuite du projet sur les droits civiques, exécutions et détentions arbitraires sont pratiquées. La théocratie fonctionne comme une chape au détriment des autorités électives.
Et si d’autres prétendants postulaient ?
– La Turquie aux manettes des fleuves mésopotamiens et aux avant-postes de la lutte contre l’État islamique a cru un temps faire revivre sa diplomatie et son modèle ottomans, l’AKP s’est autoproclamé leader d’une internationale des Frères musulmans, mais elle a dû déchanter. De même, son rôle dans les négociations avec le Brésil sur la dénucléarisation de l’Iran passe désormais au second plan derrière le groupe 5+1 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie et Allemagne). Mais elle reste incontournable pour régler le problème kurde, pour proposer des alternatives comme carrefour énergétique et pour servir de pont entre une Europe qui la boude et une Asie centrale turkmène qui la courtise.
– Israël piétine parfois le processus de paix, est interpellé pour ses ripostes jugées non graduées, encalmine les négociations par son intransigeance vis-à-vis de la colonisation des territoires occupés qui n’a jamais cessé depuis la signature de la paix d’Oslo en 1993. Mais Israël est un îlot de prospérité aidé par les États-Unis dans un environnement régional chaotique.
– L’Égypte a du mal à réincarner le rêve nassérien de leader du panarabisme et hoquette en se mettant sous la coupe de l’Arabie Saoudite par défaut.
– L’Arabie Saoudite le principal adversaire de l’Iran dans le jeu régional. Riyad a des revenus annuels pétroliers colossaux (200 milliards de dollars en 2013), la capacité d’une diplomatie du chéquier, des réseaux religieux salafistes dans le monde entier, des institutions internationales sur son sol comme l’OCI (Organisation de la conférence islamique), des fondations privées fondées par les princes. Certes, son déséquilibre démographique (30 millions d’habitants contre 81 millions en Iran), un régime vieillissant et une cohésion nationale altérée par des liens distendus d’allégeances tribales ouvrent des incertitudes.
– Enfin, rien ne se fera sans l’aval des puissances russe et américaine : la Russie est prudente et les Etats-Unis hésitent à passer de la main tendue au « pivot iranien ». L’ère des embargos est révolue, Oman est une plaque tournante de réconciliation, les acteurs économiques sont prêts à faire leur retour sur le marché iranien, mais on est loin d’une possible « legacy d’Obama » : la réconciliation définitive avec l’Iran fût-ce sur le terrain contre Daech.
Malgré ces prétendants, qui peut douter du rôle régional de l’Iran de sa volonté de reconquérir la place de premier rang qui lui revient de droit « divin » pour Ahmadinejad ?
Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.
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