Mai 042014
 

Texte : Alain Nonjon

« L’État islamique », organisation djihadiste proclamée le 29 juin 2014, bouleverse désormais les rapports de force au Moyen-Orient. Au-delà d’un califat qui rêve de reconquérir la capitale abbasside, Bagdad, cette nouvelle organisation, à cheval entre la Syrie et l’Irak, impose aux puissances régionales de revoir leurs alliances et à la communauté internationale de redéfinir sa stratégie face à ce qui n’est plus une nébuleuse déterritorialisée comme Al-Qaïda, mais un acteur régional doté de ressources installées sur un territoire correspondant à 5 fois le Liban et 7 millions d’habitants.

 


Un itinéraire radical : d’Al-Qaïda à l’État islamique

• L’EI est d’abord un enfant illégitime d’Al-Qaïda. La première occurence du nom d’État islamique apparaît en 2006 et désigne un groupe activiste contre l’occupation américaine dirigé par Abou Moussab al-Zarquaoui, chef d’Al-Qaïda en Mésopotamie. À sa mort est créé l’État islamique en Irak, déjà caractérisé par une certaine autonomie par rapport à Ben Laden. L’EI est contrôlé à partir de 2010 par un ancien officier baasiste, Awad al-Badri, originaire de la province de Diyala au Nord de l’Irak, et connu sous le nom de Abou Bakr al-Baghdadi (pseudonyme dérivé de Abou Bakr, premier des califes de l’islam, et de Baghdadi, c’est-à-dire Bagdad). Ce tacticien et idéologue va, au travers d’une des branches syriennes de l’État islamique en Irak, prospérer sur les décombres du conflit syrien (190 000 morts depuis mars 2011). Si Front al-Nosra prête allégeance à Al-Qaïda, une seconde branche fondamentaliste, Daech, entend au contraire supplanter Al-Qaïda sur toute la scène du djihadisme international. En 2013, elle prend la bannière de « l’État islamique en Irak et au Levant » (EIIL), devenu État islamique et « califat » proclamés et installés à Mossoul, en territoire irakien, en juin 2014. Un seul objectif pour l’EI : déboucher sur un État de plein exercice, théocratique et totalitaire, avec sa bureaucratie, sa police, ses tribunaux, et ses sept wilayas (divisions administratives).
• Marginalisés en 2007, les djihadistes font un retour en force qui s’explique par :
– le rejet de tribus sunnites hier hostiles à Al-Qaïda, désormais opposées à l’ex-Premier ministre irakien Nouri al-Maliki et à ses milices chiites (les « Safavides haineux ») soutenues par l’Iran ;
– le déclenchement de la révolution syrienne où leur combat contre Bachar al-Assad va rallier des salafistes sortis de prison et des volontaires libyens, saoudiens, tunisiens et européens (Français, Belges, Anglais, Tchétchènes) qui affluent vers le pays de Cham (nom islamique de la Syrie) ;
– les hésitations d’une communauté internationale incapable de coordonner sa stratégie par rapport à l’opposition à Bachar al-Assad ;
– le rôle de son chef de guerre, érudit de l’islam, stratège épaulé par d’anciens cadres de l’armée irakienne.

Une entité… mais quel État ? 

• On comprendra aisément que le terme « État » soit réfuté dans les capitales occidentales car il implique une reconnaissance implicite… Il valide une structure alors qu’il s’agit de mettre l’accent sur des tortionnaires réunis autour d’une seule cause : égorger au nom de la purification religieuse et ethnique les Yézidis, adeptes d’un culte monothéiste d’orogine persane, et autres minorités. Parler d’État, c’est oublier la filiation originelle avec Al-Qaïda. De là le terme arabe Daech, acronyme en arabe d’« État islamique en Irak et au levant » — ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-š-šām —, alors que des opposants souhaitent l’intituler « Séparatiste de Al-Qaïda » (SQIS) ou ISIS (Islamic State in Iraq and Syria). Pour nommer l’EI, l’administration américaine persiste à utiliser le sigle ISIL (Islamic State in Iraq and the Levant) qui englobe la Syrie mais également le Liban et la Jordanie et qui brouille leur implantation irakienne, notamment dans leur fief de Al-Anbar.
4Les observateurs eux-mêmes s’opposent sur la nature de cet État : certains comme Mathieu Guidère décrivent une administration pyramidale héritée de l’ancien régime irakien dans laquelle se moulent les djihadistes, d’autres, comme Jean-Pierre Filiu, réfutent toute idée d’État et assimilent l’EI à une machine de guerre, d’essence et de pratique totalitaires, dont le seul ciment est la terreur (massacres de centaines de sunnites à Deir ez-Zor).
•  Pour le reste, le programme a un spectre large : lutter contre Bachar al-Assad et ses séides alaouites, branche dissidente du chiisme, et mettre fin au régime de Bagdad en reconquérant l’ancienne capitale abbasside. Y a-t-il volonté d’abolir les frontières Sykes-Picot héritées de la Première Guerre mondiale dans la recherche de contrôle de territoires ? (La Jordanie, l’Arabie Saoudite et le Liban sont des objectifs affichés, voire la Palestine, la Turquie et, dans une moindre mesure, le Kurdistan.) Cette théorisation du djihad pour rayer la carte du monde post-ottoman dressée par les colonisateurs du début du siècle paraît décalée par rapport aux priorités qui sont de porter la guerre sainte aux portes de l’Arabie Saoudite et de la mosquée de Al-Aqsa, de ne pas se diluer dans l’aventure internationale et de bâtir un « mouvement islamo-nationaliste-régional » (ce qui n’empêche pas les ralliements de branches de l’Aqmi). Un choix clair cependant : imposer par la terreur et les crimes un nettoyage confessionnel qui fait des chrétiens, des juifs, des Yézidis des ennemis à éradiquer.

Une organisation et des moyens ? 

• L’opacité est totale : le calife revendique de 20 000 à 50 000 combattants, le Pentagone 12 000. Un nombre qui reste limité face à une armée irakienne de 250 000 hommes et 35 000 peshmergas kurdes. Néanmoins, la décomposition du commandement irakien, les ambiguïtés des Kurdes au début des conflits, le fanatisme des militants du califat, le recours à près de 3 000 étrangers venus sur ces terres trouver la mort en martyrs, et un encadrement par d’anciens officiers de Saddam Hussein non réintégrés par les Américains créent un rapport de force qui dépasse la simple réalité comptable.
• La puissance de l’armement est une façon indirecte de poser le problème du financement. Le trésor de guerre de l’EI combine les butins de guerre (armement, rançons), le pillage (antiquités du berceau de Ninive), les fonds à géométrie variable du Qatar et de l’Arabie Saoudite, des rentes pétrolières sur des puits contrôlés (Syrie, région de Mossoul, et l’eau avec le barrage de Mossoul), les impôts assis sur les territoires irakiens conquis. Tous les chiffres proposés (2 milliards de dollars ?) sont des extrapolations inutiles, l’essentiel est la prise en compte de forts potentiels, et la capacité de rallier à leur cause des jeunes marginaux par des vidéos brutales et pédagogiques (Flame of war, dans la lignée de Call of duty).
• L’EI est une synthèse des capacités de combat de terrain de Al-Qaïda et des capacités administratives du Hezbollah avec un ancrage territorial fort, proche de l’expérience talibane… Pourtant, son isolement s’accroît au fur et à mesure que les forces en présence prennent conscience du danger de déstabilisation créé par l’EI, tels les Qataris et Saoudiens ou les sunnites ruraux irakiens.

La riposte, mais quelle reconfiguration des alliances ?

• Les Kurdes, au départ observateurs de l’affaiblissement du pouvoir de l’ex-Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, ont vite compris que la menace de l’EI sur leurs avoirs pétroliers et sur leur existence même dans le grand califat devait susciter de leur part une mobilisation sans faille. Le réarmement décidé par les Occidentaux (États-Unis, France et Allemagne), est une double opportunité pour eux : stopper l’avance djihadiste et peut-être créer les lignes de défense d’un futur État kurde… que la fin de Saddam Hussein et les résistances turques n’avaient pas permis de réaliser.
• Même s’il ne rentre pas encore directement dans le jeu de la coalition, Bachar al-Assad peut désormais reprendre à son compte l’idée qu’il est un ultime rempart contre le terrorisme islamiste, qu’il a parrainé par ailleurs par la répression aveugle conduite par ses armées contre le peuple syrien et qu’il a laissé prospérer pour diviser l’opposition à son régime.
• Barack Obama qui avait voulu rompre avec l’hubris orwellienne de Bush est le 3e président américain à intervenir. Il sait que la ligne rouge est l’envoi de troupes au sol mais au sommet de l’Otan au Pays de Galles le 5 septembre dernier, il est parvenu à reprendre la main face aux critiques de sa passivité en politique étrangère et à coaliser une quarantaine de pays dont les pays arabes (Jordanie, Égypte, Émirats, Arabie Saoudite…). Après avoir reconnu, en janvier 2014, qu’il « n’avait pas de stratégie face à l’EI », il a fixé des objectifs précis : « Soutenir militairement nos partenaires irakiens, stopper le flux des combattants étrangers, contrer le financement de l’État islamique, traiter la crise humanitaire et délégitimer son idéologie. »
• Il est trop tôt et erroné de parler d’un rapprochement États-Unis/Iran. Au-delà de l’accord nucléaire de novembre 2013, les séquelles laissées par les événements de 1979, la fracture ouverte par Ahmadinejad (nucléaire et existence d’Israël). Si l’Iran est favorable à des actions contre Daech en Syrie, elle souhaite le faire en tant que partenaire du régime syrien. Mais l’évolution des relations est aujourd’hui assez rapide pour combattre l’EI dont l’antichiisme et l’appropriation de richesses pétrolières menacent directement Téhéran. Curieux retournement de voir le principal défenseur de Assad avec la Russie se retrouver aux côtés des États-Unis dans une « croisade » contre des opposants à Assad…
• La géopolitique (la realpolitik) « a des raisons que la raison ne connaît pas ». Quand les milices chiites notamment celle d’al-Badr, sont armées et entraînées par l’Iran et côtoient soldats irakiens et kurdes pour briser l’encerclement d’Amerli et ce sous la protection aérienne de États-Unis, on comprend les reconfigurations de priorités en cours… Cela risque d’être encore plus complexe avec le ralliement de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe à la coalition, alors que l’Iran considère que Daech a été fabriqué par les monarchies du Golfe pour renverser les régimes « pro-iraniens » de Bagdad et Damas. Enfin, qui peut être certain que face à une menace extérieure les deux branches Daech (EI) et Al-Nosra ne pactiseront pas : le processus de ralliement est partiellement en cours. Difficile donc de parier sur l’avenir de la région. Peut-être le mot de la fin appartient-il à Winston Churchill : « Rarement quoi que ce soit de matériel ou d’établi et dont on m’avait appris à le tenir pour permanent et vital a duré. Tout ce dont j’étais certain ou dont on m’avait appris que c’était impossible… est arrivé. »

Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.

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