Entre mythe et réalité
Acteurs centraux de la mondialisation, les grandes entreprises renvoient à des imaginaires contrastés. Symbole de réussite mais également World Company des « Guignols de l’Info », la multinationale dérange autant qu’elle fascine.
C’est que ces firmes transnationales (FTN) se font le miroir des rapports de force d’un monde désormais globalisé – et multipolaire. Longtemps dominé par les firmes nord-américaines et européennes, le célèbre classement Fortune Global 500 affiche chaque année un peu plus d’entreprises des pays émergents. Au point que le Boston Consulting Group propose depuis 2007 une hiérarchie spécifique entre challengers des « nouveaux mondes ». « Face à la nouvelle géographie mondiale et aux changements de modes de consommation, [les FTN] n’ont pas d’autres choix que de s’adapter », préviennent Les Échos dans leur dernier bilan annuel. Mais en ont-elles seulement le pouvoir par leurs propres moyens ?
Entre acteur à part entière de la politique internationale et auxiliaire de la puissance des États, l’entreprise transnationale est une réalité complexe qui reste ancrée territorialement.
Concomitante à l’affirmation du capitalisme industriel à la fin du XIXe siècle, la firme transnationale se définit à la fois par sa taille, son chiffre d’affaires et sa présence à l’international. Dans le Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, Pascal Gauchon précise que ce sont les États-Unis qui ont initié son développement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « Le gouvernement américain, pour accélérer sa reconstruction, encourage ses entreprises à s’installer à l’extérieur, en particulier en Europe. » Longtemps décentralisées et fondées sur une logique de la demande, les FTN n’acquièrent leurs caractéristiques contemporaines qu’à la faveur de la crise de 1973 et de la mondialisation. Se concentrant désormais sur l’offre, conçue comme universelle, et sur une chaîne de production internationalisée, les firmes multinationales d’aujourd’hui se veulent ouvertement « multiculturelles et multiprésentes sur le marché mondial ».
Des entreprises à dimension mondiale…
Thèse en vogue dans les années 1980-1990, l’effacement de l’État-nation au profit des entreprises transnationales reste une opinion largement partagée. Le « retrait de l’État » (Susan Strange) de la sphère économique et financière y a aussi largement contribué. Comme le rappelle Laurent Carroué, inspecteur général de l’Éducation nationale et directeur de recherche à Paris VIII, les FTN réalisent au plan économique « plus du quart du PIB mondial et au plan commercial, directement ou indirectement, les deux tiers du commerce mondial ». Le nombre de leurs salariés est estimé à près de 80 millions : « 60 % dans les pays développés et 40 % dans les pays des Suds, dont la moitié en Chine ».
Surtout, c’est la capacité de ces firmes à contraindre l’environnement géopolitique selon leurs besoins qui a alimenté l’idée de leur toute-puissance. « Dans le passé, certaines firmes ont réussi à déstabiliser des gouvernements qu’elles jugeaient hostiles et à provoquer leur chute (Iran en 1953, Chili en 1973…) », rappelle Pascal Gauchon. Mais les FTN concurrencent également les États sur la scène diplomatique. Au-delà de leurs divergences et de la compétition parfois féroce qui les oppose, elles « s’accordent en général pour largement peser sur les institutions politiques et économiques – nationales, continentales (Commission de Bruxelles) ou mondiales (FMI, OMC, Banque mondiale, OCDE) – afin de définir les conditions économiques, juridiques et politiques les plus favorables aux déploiements de leurs activités et à leurs profits », argumente Laurent Carroué.
Leur lobbying peut prendre la forme d’institutions plus formelles et pérennes. Ainsi, le World Economic Forum de Davos, club initié par et pour les grandes entreprises, n’est pas seulement un lieu de décision économique. « Si l’on songe aux ‘coups médiatiques’ constitués par la ‘Déclaration de Davos’ entre la Grèce et la Turquie au bord de l’affrontement armé (1989), à la première apparition commune du président sud-africain Frederik W. De Klerk, de Nelson Mandela et du chef zoulou Mangosuthu Buthelezi (1992), ou bien à la rencontre entre Yasser Arafat et Shimon Peres autour d’un projet d’accord sur Gaza (1994)… », les FTN essaient de s’arroger une influence politique directe dans les affaires du monde (voir la note Le Forum de Davos, Le jeu des élites mondiales dans la globalisation).
Enfin, « la libéralisation et le progrès technique rendent les frontières poreuses » (Pascal Gauchon). Conséquence essentielle : les États n’ont guère de moyens de contraindre les grandes entreprises qui se jouent des réglementations au gré de leurs impératifs. Le débat récurrent sur les paradis fiscaux ou les fréquentes menaces de délocalisation en constituent des illustrations.
… mais inscrites dans des logiques nationales
« Si les FTN sont des acteurs territoriaux essentiels, leur mondialisation est très sélective », relève le géographe Laurent Carroué. La grande entreprise reste en effet largement une société ancrée sur un territoire national, à partir duquel elle se lance à la conquête de marchés mondiaux. Elle est davantage transnationale que réellement multinationale. Reste la question de la nationalité des FTN. Pour les uns, c’est leur lieu d’immatriculation juridique ou la composition de leur actionnariat qui définit cette nationalité. Pour d’autres, ce sont d’abord les référents culturels, notamment en termes de management, qui prévalent. Ainsi, MacDo ou Starbucks sont des empires avant tout américains, et peu importe leur formidable présence dans le monde. Certains postulent encore que le propre des FTN est d’avoir de multiples nationalités – en fonction de l’implantation de leurs filiales – voire de ne pas en avoir du tout… L’établissement de critères objectifs est régulièrement tenté, sans succès véritable.
Plus intéressantes sont les dernières études sociologiques, qui tendent à démontrer que les grandes entreprises internationales ne le sont pas tant que cela. C’est manifeste au regard des profils des grands dirigeants. Loin de constituer une élite mondialisée composée de « citoyens du monde » (Cyrus Fredheim), les grands patrons sont très majoritairement issus des territoires d’origine des FTN. « La classe globale paraît étonnamment allergique au cosmopolitisme. Aux États-Unis comme dans les grandes puissances économiques européennes et asiatiques, les entreprises les plus importantes sont presque toutes dirigées par des locaux », écrit le sociologue Michael Hartmann dans Le Monde diplomatique. « En moyenne, la proportion de dirigeants étrangers ne dépasse pas les 5 %. […] Même au sein des multinationales les plus influentes du monde, le gratin se recrute chez soi. »
La mobilité internationale au sein des FTN concerne pour l’essentiel les cadres de l’entreprise, pas ses dirigeants, dont la nomination reste liée à des schémas nationaux qui n’autorisent guère « l’ouverture au monde ». La création par les gouvernements des conditions favorables à la prospérité d’une grande entreprise suppose une connivence, au moins de fait, au sein de l’élite nationale concernée. Carlos Ghosn reste un cas atypique. Pour Laurent Carroué, l’ancrage national des grandes entreprises transnationales s’explique aussi par le fait que seul l’État est « capable d’assurer aides, financements et appuis géoéconomiques ou diplomatiques, comme le montre […] la multiplication des plans de sauvetage publics (automobile américaine, banques anglaises ou américaines…) » depuis le déclenchement de la crise en 2008.
Du nécessaire tandem État/entreprises
Derrière les discours, iréniques ou inquiets, la mondialisation semble loin d’effacer le rôle des États. Dans la Revue Géographique de l’Est, le professeur Chalom Schirman estime ainsi « que l’émergence de nouveaux acteurs géopolitiques non étatiques ne conduit pas pour autant à la disparition des États, de la souveraineté et des frontières. […] S’agissant des firmes, celles-ci restent en défi nitive largement tributaires de l’État dont elles sont les hôtes ». Dès lors, la mondialisation n’appelle-t-elle pas des interactions plus étroites entre grands opérateurs économiques et puissance publique ? Washington, Londres ou Pékin ne font pas mystère de l’appui direct et massif dont ils font profiter leurs champions transnationaux.
« L’action des États n’a en réalité jamais cessé. De la coupure du gaz russe au prix du pétrole défi ni par les pays producteurs en passant par le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States), les liens entre pouvoir politique et économique sont demeurés étroits et complexes. […] Le rayonnement international d’une firme renforce le prestige d’une nation, même en période de mondialisation », soulignent les auteurs du dossier de la Revue Géographique de l’Est.
Pour sa part, « l’État français a réinvesti la sphère économique après s’en être désengagé pendant plus de dix ans », mais « sans véritable volonté ni cohérence » (voir la note Secteurs stratégiques et mondialisation). La France éprouve en effet les plus grandes difficultés à mêler de façon saine politique et économie. Pourtant, l’interaction du politique avec le monde des affaires ne signifie pas forcément que « le politique fait des affaires ». C’est prendre acte d’une réalité qui s’applique à peu près dans tous les pays de la planète, où chaque sphère se nourrit mutuellement. L’exigence de transparence en matière de politique économique ne devrait-elle pas être réservée à la seule suspicion de malversation ou de corruption ?
La polémique qui a accompagné la nomination du nouveau président d’Arianespace par le gouvernement français est un exemple de la méfiance face à la synergie – pourtant existante et nécessaire – entre espace public et monde des affaires. Les entreprises françaises ont besoin d’être soutenues, tandis que l’État doit pouvoir s’appuyer sur des acteurs économiques à même de défendre les avantages compétitifs du pays. Et donc l’emploi. N’est-ce pas la véritable définition – et l’objectif – d’une « diplomatie économique » aujourd’hui officiellement revendiquée par l’État ?
Pour aller plus loin
- « Le mythe de la « classe globale », par Michael Hartmann, in Le Monde diplomatique, août 2012 ;
- Firmes, géopolitique et territoires, dossier spécial de la Revue Géographique de l’Est vol. 50 / 1-2 | 2010 ;
- Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, sous la direction de Pascal Gauchon, coll. Major, Puf, 564 p., 49,90 €.
- Mondialisation et système productif, par Laurent Carroué, in Géographie et géopolitique de la mondialisation, Coll. Initial, Hatier, 320 p., 12,70 €.