Oct 022014
 

La géopolitique expliquée aux agents économiques

Bon nombre d’entreprises pensaient que le « doux commerce » cher à Montesquieu suffirait, sinon à établir la paix entre les nations, au moins à leur éviter les affres de la confrontation géopolitique. L’agent économique s’est longtemps voulu neutre, autonome, indifférent aux questions ne relevant pas de la seule production de richesses pour ses parties prenantes.

Mais ce souhait s’est révélé naïf. Le statut entrepreneurial ne garantit plus la sécurité du business, ni même la sécurité tout court – loin s’en faut. Le phénomène de mondialisation rappelle à juste titre que, si l’entreprise ne s’intéresse pas à la géopolitique, l’inverse n’est pas vrai. Plus que jamais, les entreprises doivent donc comprendre et anticiper la complexité et – parfois – la dureté du monde. Trois exemples suffisent à s’en convaincre, en cet automne 2014 où les crises internationales se suivent, s’enchâssent et s’accélèrent.

Dans un ouvrage paru il y a près de 15 ans aux Presses universitaires de France, le criminologue Xavier Raufer, il est vrai concepteur du « décèlement précoce », décrivait déjà « les 13 pièges du chaos mondial » auxquels les entreprises seraient de plus en plus confrontées. À l’heure de nouveaux bouleversements sur la scène internationale, les acteurs économiques se retrouvent en première ligne.

En témoigne par exemple le développement du kidnapping et de la cybercriminalité, qui se jouent des frontières pour mieux cibler les entreprises, jugées plus vulnérables que les États par des groupes insurrectionnels ou mafieux – voire souvent les deux. Mais c’est aussi, souvent, le choc des intérêts étatiques qui a un impact direct sur les entreprises et l’activité économique. Le cas ukrainien est là aussi exemplaire.

Le kidnapping, risque principal des sociétés mondialisées

Les mises en scène macabres de l’assassinat d’otages occidentaux par les jihadistes de l’État islamique ne doivent pas faire oublier que le kidnapping est en fait devenu une véritable industrie dans beaucoup d’endroits de la planète.

Avec 20 000 enlèvements par an en moyenne, c’est un marché dont le ressort est avant tout financier, même si les motifs criminels et politico-criminels restent très étroitement imbriqués (cf. Note CLES n°112, Géopolitique du kidnapping, 19/09/2013).

Ainsi, le journaliste américain Steven Sotloff, enlevé à Alep en 2013 et assassiné par décapitation le 2 septembre après son confrère James Foley, aurait été vendu à l’État islamique par des « rebelles modérés syriens ». C’est ce qu’affirme le porte-parole et ami de la famille du journaliste, Barak Barfi (CNN, 08/09/2014).

Le nombre exact d’étrangers otages des jihadistes en Syrie n’est pas connu, mais ils seraient entre 50 et 60, dont plus d’une vingtaine de journalistes. Selon RFI (03/09/2014) : « Une partie des journalistes kidnappés ont été vendus par leurs chauffeurs, leurs guides ou leurs traducteurs, à divers groupes armés. Très vite, l’État islamique s’est employé à monopoliser ce macabre business. Ayant sans doute anticipé que la confrontation avec les pays occidentaux était inéluctable, le groupe extrémiste a racheté, ou s’est emparé de force, d’un grand nombre d’otages. »

Journalistes et travailleurs humanitaires sont les plus exposés sur les zones de conflits. Mais la menace est beaucoup plus diffuse et générale qu’elle ne semble de prime abord, en raison de la présence hors de leurs frontières de dizaines de milliers de cadres des grands groupes internationaux.

« Cette élite se compose d’individus (mobiles et rapides) délivrés des sujétions millénaires pesant sur les hommes, toujours plus autonomes, de moins en moins liés à l’État (stable et lent) dont ils sont originaires : résidence, foyer fiscal, domiciliations bancaires, assurances… », observe Xavier Raufer.

« À son insu, cette élite ‘micro-souveraine’ est d’une extrême fragilité face aux entités dangereuses du nouveau désordre mondial : mafias, guérillas dégénérées, sectes – elles aussi déterritorialisées et internationales, mais agissant en clans, en bandes ethniques, là où l’élite fonctionnelle des multinationales se compose d’individus isolés, hors de leur sphère familiale, de quelques collègues aussi fragiles qu’eux-mêmes et de relations plus ou moins vagues, fondées sur le seul échange monétaire et la consommation ».

Dès lors, « confrontés au chantage, à l’attentat, à l’enlèvement, ces décideurs sont seuls devant des meutes dangereuses – parfois fanatiques – face auxquelles les mesures de sécurité ordinaires (polices ou justices locales, vigiles, vidéosurveillance, etc.) sont dérisoires ».

Chacun se souvient de la mort de Yann Desjeux, pourtant un ancien militaire, salarié du prestataire français Catering International Services (CIS), lors de l’attaque du 16 janvier 2013 contre le site gazier d’In Amenas, en Algérie. Une attaque menée par un groupe jihadiste en représailles de l’opération Serval au Mali, et ciblant directement un site industriel étranger et une entreprise française.

Cybercriminalité : du « pillage des entreprises » à la menace stratégique

L’actualité hexagonale peut parfois être trompeuse : n’étant plus vraiment lucratif, le braquage de banque est en perte de vitesse face à des méthodes beaucoup plus industrielles… et virtuelles. On assisterait dans ce domaine en effet à « une migration du réel vers le virtuel », observe encore Xavier Raufer dans un ouvrage plus récent, publié en partenariat avec Grenoble Ecole de Management et le Festival de géopolitique de Grenoble (Géopolitique de la mondialisation criminelle, Puf, 2013).

C’est-à-dire que la « réorientation de la prédation criminelle [visant] notamment l’entreprise » s’appuie principalement sur les outils numériques. Ainsi, « les préjudices subis par les banques américaines en 2011 s’élèvent à 900 millions de dollars en ce qui concerne la criminalité traditionnelle et à 12 milliards en ce qui concerne la cybercriminalité ».

Un phénomène généralisé à l’échelle planétaire : selon le rapport Crime Survey 2011 de PwC, mobilisant 3 877 correspondants dans 78 pays, « 34 % des entreprises sondées se sont déclarées victimes d’une forme de criminalité économique ou de fraude (+ 13 % depuis 2009) et sur ces 34 % d’entreprises victimes, 23 % (soit 8 % du total) ont fait l’objet d’actes de cybercriminalité ».

Un phénomène qui ne cesse de se confirmer : le même rapport pour 2014 fait état d’une proportion de 37 % d’entreprises victimes, dont 23 % d’actes cybercriminels.

Vols de données clients, piratage de propriété intellectuelle… la cybercriminalité causerait un préjudice compris entre 375 et 575 milliards de dollars par an dans le monde, selon une récente étude réalisée par McAfee et le Center for Strategic and International Studies (CSIS).

Les sociétés américaines seraient les plus touchées par des actes de malveillance et de piratage. Mais les entreprises européennes et françaises – dont en particulier les PME technologiques – ne sont pas épargnées.

L’aspect géopolitique de la menace tient à son aspect potentiellement stratégique. C’est-à-dire que les entreprises peuvent désormais être visées pour des motifs non directement économiques ou financiers, mais pour fragiliser la sécurité des États.

Xavier Raufer rappelle ainsi qu’en juillet 2012, le directeur de la NSA révèle que les attaques visant les infrastructures vitales des États-Unis ont été multipliées par 7 au cours des trois dernières années. Au point d’être considérées comme un « type de conflit inédit » : « Commis par des États (sournoisement) hostiles, par des hackers ou des gangs criminels, ces intrusions, sabotages ou vols visent les réseaux électroniques, téléphoniques ou informatiques, les systèmes d’alimentation en eau, etc. »

Deux mois plus tard, à la suite de la diffusion de vidéos et de caricatures jugées injurieuses à l’égard du prophète Mahomet par de nombreux musulmans, d’obscurs « cyber-combattants d’Ezzedine al-Qassam » parviennent à paralyser partiellement les systèmes informatiques de géants bancaires américains comme Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup ou encore Wells Fargo.

Une « mesure de rétorsion » qui n’est pas sans rappeler les violences et les appels au boycott d’entreprises françaises, dans le monde arabo-musulman, après la publication de nouvelles caricatures par le journal satirique Charlie Hebdo.

Qu’elle le veuille ou non, l’entreprise est désormais exposée, non seulement pour ce qu’elle est – un agent économique détenteur d’une richesse potentielle -, mais aussi pour ce qu’elle représente – du fait de sa « nationalité » ou de son activité.

Les conséquences économiques d’une crise : le cas de l’Ukraine

Là où l’entreprise rejoint le plus précisément la géopolitique, c’est lorsqu’elle s’expose aux conséquences d’événements politiques ou à des mesures de rétorsion directement étatiques. Le cas de la crise russo-ukrainienne a ici valeur d’exemple.

Toutes les entreprises étrangères souffrent de l’instabilité actuelle. L’action d’ArcelorMittal a ainsi été fortement affectée et le groupe PSA a vu le marché ukrainien chuter de 20 % en 2013 (10 410 véhicules vendus). Avec la dévaluation de la monnaie nationale (la hryvnia), Danone a également enregistré une baisse de ses ventes, de près de 5 % au premier trimestre 2014, tandis que le Crédit Agricole décidait de fermer ses succursales en Crimée.

Quel que soit le secteur, les entreprises doivent donc s’adapter à la situation nouvelle, y compris en se posant la question de la possibilité d’investir durablement en Ukraine. Mais le pire est sans doute à venir avec les conséquences des sanctions économiques prises par et contre Moscou.

Les exportations de produits agroalimentaires français concernés par l’embargo russe sont estimées à 275 millions d’euros par Ubifrance – une perte qu’il sera difficile de compenser intégralement. L’avenir est-il aussi incertain pour les quelque 400 filiales d’entreprises françaises actuellement implantées en Russie, parmi lesquelles Total, Renault, PSA, Danone ?… Sans doute pas.

Vladimir Poutine les a exhortées à ne pas « céder à la pression, au chantage », en maintenant leurs investissements en Russie. Dans ce cas de figure, les entreprises se retrouvent placées au coeur de l’échiquier diplomatique où se joue la confrontation entre le Kremlin et l’Alliance atlantique. La finesse de leur analyse géopolitique comptera pour beaucoup dans la pérennité de leur business

 Pour aller plus loin :

  • Entreprises : les 13 pièges du chaos mondial, par Xavier Raufer, Puf (2010), 74 p., épuisé ;
  • Géopolitique de la mondialisation criminelle : La face obscure de la mondialisation, par Xavier Raufer, Puf,180 p., 19 € ;
  • Global Economic Crime Survey 2014, www.pwc.com ;
  • Net Losses : Estimating the Global Cost of Cybercrime, 06/2014, www.mcafee.com.