L’intégration régionale est désormais une dynamique qui se diffuse sur tous les continents, prolongement ou alternative à la mondialisation, mais certainement preuve du passage à une certaine maturité de l’interdépendance des économies et d’une volonté de la maîtriser quelque peu. L’Amérique latine en est un laboratoire des plus instructifs.
Cartographie et texte : Alain Nonjon
Une vocation ?
L’Amérique latine est, depuis le XIXe siècle, nourrie d’un désir d’unification après trois siècles de colonisation. Le rêve de Simon Bolivar (1783-1830) était de bouter les États-Unis hors du cône sud mais aussi d’unifier l’Amérique latine, ne serait-ce que pour la sauver globalement de l’esclavage.
Le terme même d’Amérique latine — repris par Napoléon III pour servir ses ambitions stratégiques en Amérique du Sud contre les États-Unis au moment de la guerre de Sécession — était une invite à tisser des liens géopolitiques à fondements culturels entre les États hispaniques et lusophones et, au-delà, les États d’Europe latine, surtout la France.
La recherche d’un paradigme de développement par la Cepal a fait du volontarisme étatique du développementisme (desarrollismo), la marque de fabrique du sous-continent dans les années 1960.
Un paysage encombré
On parle souvent de l’Afrique comme d’un continent où se croisent et s’entrecroisent les mécanismes d’intégration régionale (le trop fameux « bol de spaghettis » décrit par Bhagwati), mais l’Amérique latine n’échappe pas à ce scénario : les différents registres de l’intégration ont créé une nébuleuse d’unions régionales.
Sur un continent divisé auparavant entre le Portugal et l’Espagne (cf. les traités de Madrid en 1750 et de Saint-Ildephonse en 1777), puis entre capitaineries et vice-royautés, nationalismes instrumentalisés par de grandes puissances étrangères (Grande-Bretagne, États-Unis et France) dans un cône sud marqué par les conflits (rivalités Brésil/Argentine pour le contrôle de l’estuaire Rio de la Plata, guerre de la triple alliance Brésil/Argentine/Uruguay contre le Paraguay, puis le conflit du Pacifique par lequel le Chili s’est imposé face au Pérou et à la Bolivie (1879-1884)), l’intégration régionale et continentale devient la règle dans un continent pacifié depuis la dernière guerre entre le Pérou et l’Équateur en 1990.
L’ALADI (Association latino-américaine d’intégration — 1980) a longtemps été avec douze pays l’accord de libre-échange le plus vaste. La CAN (Communauté des États andins) issue du groupe andin (1969) a pris pour modèle l’UE et regroupe des pays au profil économique voisin avec la Colombie et le Venezuela chargés de pourvoir en pétrole leurs associés. Le CARICOM (Communauté des Caraïbes — 1972) est une parade de micro-États, corsetés par leurs relations avec les États-Unis et la question cubaine. Le MERCOSUR (Marché commun du Sud — 1991), rendu possible par le retour à la démocratie en Argentine et au Brésil rejoint par l’Uruguay et le Paraguay, est, dès le départ, déséquilibré par le poids des deux pays instigateurs du traité d’Asunción en 1991 et conforte avec tensions une DIT entre un Brésil recevant des matières premières de l’Argentine et lui fournissant en retour des produits manufacturés. Le Pérou et le Chili n’étant qu’associés.
L’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain — 1992) marque toute l’ambiguïté du Mexique, tenté par l’aventure d’une zone de libre-échange nord-continentale malgré l’évidente domination subie au travers des maquiladoras, du synchronisme aliénant des conjonctures américaine et mexicaine et des problèmes en suspens (migrations et gestion des eaux).
L’UNASUR (Union des nations sud-américaines — 2008) est une étape décisive pour promouvoir un espace continental autour du maître d’œuvre, le Brésil, et un pas décisif dans la complexe intégration du MERCOSUR et de la CAN au sein d’une communauté sud-américaine. C’est aussi pour le Brésil une union capable de légitimer ses prétentions à jouer un rôle de leader dans les instances internationales et de contrer les velléités du Venezuela dans ce domaine. Hugo Chavez a en effet promu un ordre régional alternatif avec l’ALBA (Alternative bolivarienne des Amériques — 2001), dont les plus radicaux de ses voisins contre l’ordre américain font partie (Bolivie, Équateur, Cuba, Dominique, Nicaragua). Ce maquis donne le vertige si on y voit une volonté intégratrice poussée, amendée chaque fois, peaufinée institutionnellement.
Des évolutions
Cependant, dans la dernière décennie des inflexions se dégagent. Une volonté d’aller toujours plus loin pour les États du cône sud afin de coordonner les positions dans les instances internationales et de leur donner du poids quantitativement. C’est l’esprit du sommet de Cancun de 2010 où les participants du groupe de Rio (ensemble des États d’Amérique latine depuis 1986) et du CARICOM ont évoqué le passage à la CELAC (Communauté d’Amérique latine et des Caraïbes — 2011).
Une volonté de se démarquer des États-Unis : la CELAC n’inclut pas les États-Unis et le Canada contrairement à l’Organisation des États américains (1948), sorte de « ministère des Colonies » de Washington. C’est là une façon détournée de marginaliser la zone de libre-échange des Amériques orchestrée par Washington.
Une volonté d’accompagner des dynamiques territoriales inspirées surtout par les acteurs non- étatiques et de prendre en compte les nouvelles polarités nées de la mondialisation. Ainsi, en juin 2012, symboliquement réunis au pied de l’Observatoire européen austral, les quatre principaux pays d’Amérique latine riverains de l’océan Pacifique ont lancé l’accord-cadre de l’Alliance du Pacifique pour devenir « une plateforme attractive de projection » vers le nouveau centre de gravité asiatique : notamment la Chine, partenaire incontournable pour cet ensemble de 215 millions d’habitants à forte croissance annuelle (7 %) et à revenu moyen (13 000 dollars).
L’affirmation désordonnée de luttes d’influence, de sous-impérialismes régionaux qui tentent de se neutraliser. L’entrée du Venezuela au MERCOSUR depuis le 31 juillet 2012 en est la preuve : c’est un pari risqué. Le Venezuela est classé 130e sur 132 en matière d’ouverture par le World Economic Forum, et habitué à des représailles contre des intérêts étrangers (Repsol est déjà au ban en Argentine). L’adhésion de ce pays au troisième marché commun de la planète (derrière l’UE et l’ALENA) résume toute l’ambiguïté des rapports régionaux : elle n’est possible que parce que le Paraguay se retire (à la suite de la destitution du président paraguayen Fernando Lugo) et que le Venezuela fait parler sa puissance pétrolière (296 milliards de barils de réserve contre… 264 milliards pour l’Arabie Saoudite !).
Une volonté donc de suppléer des organisations défaillantes car trop polarisées sur l’intégration commerciale depuis la décennie néolibérale. La part du commerce intra régional, rapportée au commerce total dans le MERCOSUR par exemple, passe de 4 % en 1990 à 26 % en 1998, avant de retomber à 12 % en 2003. Les crises financières de la fin des années 1990 accélèrent un changement de cap : une conception de l’intégration non exclusivement centrée sur le commerce, où la politique entre davantage en jeu.
Plus que jamais l’intégration régionale sous toutes les latitudes bouillonne (plus de 200 unions régionales répertoriées). La crainte exprimée par Patrick Messerlin de voir une nucléarisation du commerce mondial et « un triomphe du bilatéralisme sur une logique multilatérale » existe.
Mais dans le cas de l’Amérique du Sud, malgré l’éclatement de ces unions où exercices de pouvoir, impérialismes gaziers et pétroliers, exercices de responsabilités régionales, prétentions planétaires, antiaméricanisme se mêlent, il s’agit avant tout de promouvoir un espace sud-américain en tant qu’acteur nouveau dans l’ordre mondial. Il y a urgence face à une « Afrique repartie » et une Asie en mal de leadership.
Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.