« Carrément dans le rouge ! », ont scandé les étudiants québécois sept mois durant en signe de protestation à l’augmentation des frais d’inscription. Un cri de ralliement à l’allure de slogan marketing, associé au fameux carré de tissu rouge porté par tous les grévistes et leurs soutiens. Le bras-de-fer engagé contre le gouvernement a débouché sur des élections anticipées que vient de remporter l’opposition souverainiste. Le succès semble être pour l’heure au rendez-vous. Le nouveau pouvoir devrait tenir sa promesse de revenir sur le coût de la scolarité. Mais les problèmes soulevés seront- ils réglés pour autant ? Le conflit estudiantin a ravivé une crise sociale et identitaire qui soulève deux questions : celle de l’exception québécoise dans l’espace canadien et celle, plus large, du modèle d’enseignement supérieur. La crise financière et budgétaire bouscule bien des certitudes. La question de la répartition du coût de l’enseignement supérieur dépasse de loin le Québec. Ce sera l’un des enjeux majeurs des années à venir. Le printemps « érable » n’est sans doute pas la dernière des « révoltes » de ce type.
Décrypter les enjeux des événements québécois nécessite en premier lieu d’en revenir aux faits, d’établir la généalogie de la crise qui a secoué la province.
Phase 1 ou la genèse du printemps « érable ». Tout commence quand le gouvernement québécois annonce en mars 2011 son intention d’augmenter les frais de scolarité, sur cinq ans, à partir de 2012. En 2017, les droits d’inscription devront avoisiner les 3 000 euros contre un peu moins de 1 700 aujourd’hui, afin de s’aligner sur la moyenne des tarifs pratiqués au sein de la fédération canadienne. Dès l’été, une première campagne d’étudiants contre le projet de loi est lancée. Modeste, elle sera en revanche continue jusqu’à la fin de l’année. Surtout, elle s’organise. En décembre, le syndicat étudiant ASSÉ, d’inspiration altermondialiste et socialiste, réussit à fédèrer les autres organisations opposées à la proposition du gouvernement au sein d’une « Coalition large de l’ASSÉ » (CLASSE). La CLASSE présente aussi l’avantage d’élire deux porte-parole ad hoc, qui seront les interlocuteurs uniques d’un « printemps » en gestation. Bref, les étudiants entendent faire monter la pression sur le Premier ministre libéral Jean Charest.
Phase 2 ou la tentation du « Grand Soir« . Face au gouvernement qui n’entend pas revenir sur la réforme, la majorité des associations étudiantes votent, le 13 février, la grève générale illimitée. C’est le début véritable du printemps « érable ». Il ne prendra fin qu’en août. Ces sept mois sont autant de manifestations, de blocages de ponts, d’occupations de bâtiments institutionnels et d’entreprises que d’émeutes parfois violentes. Les groupes étudiants entendent perturber l’économie québécoise, à commencer par le Grand Prix de formule 1 du Canada. Il faut attendre la fin avril pour que les premières négociations débutent entre le gouvernement et les principales organisations étudiantes. Sans succès. Les propositions d’étaler la hausse des frais de scolarité sur sept ans et d’augmenter le régime des bourses n’y changeront rien. Le vote en mai d’une loi spéciale – la loi 78 – qui vise à restreindre le droit de grève dans les universités et à encadrer le droit de manifester, durcit le mouvement. Jusque-là principalement cantonné à Montréal, il gagne le reste de la province.
Phase 3 ou la reprise en main par le politique. Le 1er août 2012, le Premier Ministre annonce la tenue d’élections pour le 4 septembre. Dans les jours qui suivent, la plupart des associations étudiantes cessent leur participation à la grève. L’un des porte-parole de la CLASSE démissionne et écrit dans une lettre ouverte que les étudiants n’ont « pas seulement contesté une hausse des droits de scolarité. [Ils ont] remis en question des institutions sclérosées et corrompues qui avaient grand besoin de l’être et [ils ont] contesté le tout-à-l’économie des libéraux ». La courte campagne électorale se focalise effectivement sur les questions de corruption (le Québec est alors en proie à une série de scandales), d’environnement, d’éducation et de santé. La question de l’indépendance est secondaire par rapport à celle du « modèle social ».
Un mouvement révélateur des paradoxes québécois
Les élections portent au pouvoir un gouvernement minoritaire du Parti Québécois (PQ). Il est dirigé par le Premier ministre Pauline Marois. Résolument indépendantiste, le PQ prône un fort interventionnisme de l’État dans l’économie. Il a sans conteste profité de la crise estudiantine, qu’il a soutenue dès son origine. Sa présidente a promis de revenir sur l’augmentation des frais de scolarité et d’abroger la loi 78 en cas de victoire du parti souverainiste. Le PQ a aussi recruté une partie des jeunes leaders du mouvement du printemps « érable ». Léo Bureau-Blouin devient ainsi, à 20 ans, le plus jeune député du Parlement provincial.
Le nouveau gouvernement, à la tête d’un Québec coupé du reste de la fédération par cette crise, dispose cependant d’une marge de manœuvre politique limitée. Il repose sur une coalition fragile et doit faire face à un parti libéral encore puissant. La question de l’indépendance ne devrait pas être l’enjeu du présent mandat. Si Pauline Marois a promis de tenir un référendum d’ici à quatre ans sur la souveraineté du Québec, elle ne veut l’organiser que lorsqu’elle sera sûre du résultat. Or, seul un tiers de la population y serait aujourd’hui favorable – soit la proportion d’électeurs rassemblés par le PQ. « L’approche géopolitique de la viabilité, de la faisabilité ou de la souhaitabilité d’un Québec indépendant comporte un grand nombre d’aspects. Se pose d’abord la question du territoire. Quel espace occuperait un Québec indépendant : celui de la province actuelle sans eaux territoriales ou celui de 1867, c’est-à-dire sans les extensions de 1898 et de 1912 ? Dans une perspective néo-fédéraliste, le partage du territoire canadien ne serait-il pas plus important que le partage des pouvoirs ? », interrogeait en 1980 le professeur Ludger Beauregard. Qui parle politique parle en effet territoire (réel ou symbolique). Mais la question peut être aujourd’hui posée autrement : l’identité singulière du Québec au sein de l’espace nord-américain suffit-elle à justifier une revendication indépendantiste ? Que pèseraient en réalité, géopolitiquement parlant, 8 millions d’habitants (dont bon nombre d’anglophones et de migrants) qui vivent comme l’ensemble de leurs compatriotes canadiens ? Gardons-nous des clichés. La sympathie naturelle pour la Belle Province, vestige d’une « Amérique française », ne saurait évacuer toute analyse critique. La création d’un État indépendant ne résoudrait pas la question de l’isolement du Québec – bien au contraire.
Ce qui paraît davantage en jeu pour la nouvelle équipe au pouvoir, c’est la préservation de l’économie québécoise et de son modèle social. Ce dernier « fait partie intégrante de l’identité québécoise en associant interventionnisme de l’Etat, impôts élevés, programmes sociaux protecteurs et pouvoir syndical », analyse un rapport du Sénat français. En dépit d’une croissance de près de 3 %, le Québec bénéficie d’importants transferts fédéraux, notamment au titre de la péréquation entre provinces riches et pauvres. La décision unilatérale d’Ottawa d’amputer les versements liés à ces transferts provoque de vives inquiétudes. Mais elle oblige toutes les provinces à participer à l’effort commun de maîtrise des dépenses publiques. Dans l’immédiat, le Québec doit éviter de laisser filer son déficit. Province la plus imposée et la plus taxée du Canada, il paraît difficile d’y augmenter encore les recettes fiscales. Un front commun de toutes les provinces serait nécessaire pour maintenir la péréquation. Une manœuvre difficile pour un gouvernement qui s’affiche ouvertement indépendantiste ! Le Québec est donc au pied du mur. En maintenant intact son « modèle social », il ne résoudra pas ses difficultés, tout en augmentant son isolement au sein du Canada, et plus largement de l’Amérique du Nord.
Le Québec soulève la question du financement des études supérieures
Depuis la crise de 1990-1996, les politiques social-démocrates se sont essoufflées. Les budgets manquent pour les financer. Et depuis 2008, le concept d’utilisateur-payeur tend à se généraliser. Le printemps « érable » a cristallisé l’opposition à l’extension de ce concept dans le domaine éducatif, au nom du refus de la « marchandisation de l’éducation ». Mais le problème du financement des études supérieures reste entier. Il n’est pas anodin qu’il ait été posé avec une telle acuité au Canada, un pays reconnu pour la qualité de son enseignement supérieur, consacrant chaque année l’équivalent de 16 000 euros (20 932 USD) par étudiant – ce qui le place en 3e position parmi les membres de l’OCDE (après la Suisse et les États-Unis.).
Au Québec comme ailleurs, les droits d’inscription sont en constante augmentation. Car que faire si ce n’est associer l’étudiant aux dépenses nécessaires à un enseignement de qualité ? Comme le souligne un récent rapport de l’OCDE : « Les responsables politiques canadiens doivent trouver le juste équilibre entre l’offre d’un financement public suffisant pour l’enseignement supérieur et la prise en compte du fait que nombre des bénéfices de ce niveau de formation reviennent aux individus. » Cette solution a également la vertu de responsabiliser « l’étudiant, qui, conscient de la valeur monétaire [de ses études], serait plus impliqué et moins enclin à l’absentéisme », souligne la journaliste Isabelle Bruno. Les risques de dérive sont nombreux : surendettement des étudiants et de leurs familles (comme aux États-Unis), exclusion d’une partie croissante de la population, émergence d’une attitude utilitariste envers le savoir… Mais des solutions existent pour équilibrer le système. Aux côtés des bourses et prêts à taux zéro en faveur des plus démunis, l’alternance et l’apprentissage s’imposent par leur pragmatisme. L’enjeu ? Concevoir un nouveau pacte éducatif qui associe responsabilité et équité. Un défi posé à tous les pays.
Pour aller plus loin :
- « La problématique géopolitique du Québec« , par Ludger Beauregard, in Cahiers de géographie du Québec, vol. 24, n°61, 1980 ;
- Québec : Le choc des modèles en terre américaine de langue française, compte rendu de mission du Sénat, Délégation du groupe interparlementaire France-Québec, 89 p., 2002 ;
- Regards sur l’éducation, note-pays Canada, Les indicateurs de l’OCDE 2012, 11/09/2012 ;
- « Pourquoi les droits d’inscription universitaires s’envolent partout », par Isabelle Bruno, in Le Monde diplomatique, 09/2012.