Un géant africain, « colosse aux pieds d’argile »
L’assassinat début juin 2015 d’un ressortissant français dans l’état d’Ebonyi, au Nigéria, a obligé l’ambassade de France à rappeler qu’« il existe dans l’ensemble du pays un risque élevé de grande criminalité et un risque terroriste dans les zones occupées par Boko Haram ».
Pourtant, le géant africain est régulièrement salué pour son potentiel économique et humain. Sa population représente plus de la moitié de celle de toute l’Afrique occidentale et son PIB, qui a dépassé celui de l’Afrique du Sud en 2013, fait du Nigéria la première économie du continent.
Le pays représenterait ainsi à lui seul tout le potentiel de l’Afrique, dont la croissance devrait exploser au cours de ce siècle à en croire bon nombre d’économistes.
À y regarder de plus près, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Sylvie Brunel, l’Afrique est-elle si bien partie ?
Peut-on réellement assurer l’émergence dans l’insécurité ? Les fractures et fragilités des États africains ne sont-elles pas des obstacles rédhibitoires ? Se pencher sur le Nigéria permet d’apporter quelques éléments de réponse.
Comme le rappelle Paul Enloras dans Les Yeux du Monde.fr (08/03/2015), « le Nigéria est un géant africain : le pays, d’une superficie de 924 000 kilomètres carrés, est peuplé d’environ 160 millions d’habitants, pour un PIB de 521 milliards de dollars en 2013, le plus élevé du continent, en hausse de 12 % par rapport à l’année 2012 « .
Mieux : le PIB par habitant a progressé de 23 % en sept ans (2007-2014) selon les chiffres de la Banque mondiale. Il y a certes des déséquilibres de développement, mais la région de Lagos, où se concentre l’essentiel des activités économiques, est riche.
Plus grande ville du pays mais également du continent, la capitale nigériane compte plus de douze millions d’habitants intra-muros, au sein d’une agglomération de plus de 21 millions d’habitants.
Un acteur géopolitique de poids
L’élection du candidat de l’opposition, Muhammadu Buhari, lors du scrutin présidentiel du 28 mars 2015, et la majorité dont il dispose au Parlement, ainsi que parmi les gouverneurs élus le 15 avril suivant, semblent attester de l’efficacité des institutions démocratiques nigérianes, d’essence fédérales depuis l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1999.
La presse est libre, et l’enseignement supérieur d’un bon niveau. Acteur reconnu de la scène internationale, disposant d’une diaspora influente, « le pays est également un partenaire incontournable pour les autres États de la région », souligne Paul Enrolas : le Nigéria est en effet membre de la CEDEAO (communauté économique des États d’Afrique de l’ouest) et l’un des cinq pays fondateurs du NEPAD (New economic project for the African development), nouvelle instance qui s’est notamment fixée pour objectif la création d’un gazoduc alimentant le Golfe de Guinée depuis le Nigéria, et d’un oléoduc reliant Port Harcourt, sur le delta du Niger, à Alger.
Sixième producteur mondial de pétrole et membre de l’OPEP, le Nigéria doit en réalité l’essentiel de sa croissance économique à l’Or noir.
Une économie (trop) dépendante du pétrole
L’impressionnante croissance du PIB ces dernières années est directement liée à l’augmentation des revenus du pétrole. Ce qui pose en réalité deux problèmes.
D’une part, une trop forte dépendance à cette ressource, comme en attestent les difficultés économiques du moment en raison de la chute des cours du brut.
D’autre part, l’instauration d’une économie de rente dont la majorité de la population ne profite pas. Les revenus du pétrole ne sont pas utilisés pour constituer des réserves: ils sont intégralement dépensés dans l’année, et servent en particulier à l’État fédéral à se concilier les gouvernements fédérés, défenseurs des groupes tribaux.
« La rente pétrolière est en grande partie captée par une élite vivant dans le luxe, cette rente étant bien souvent utilisée pour corrompre l’appareil d’État, et ce à tous les niveaux. L’indice de perception de la corruption établi par Transparency International place, en 2014, le pays à la 136e place sur 175 en termes de corruption, observe encore Paul Enloras.
Cette corruption explique d’ailleurs en partie les difficultés actuelles de l’armée à mettre fin aux agissements de Boko Haram dans le nord-est du pays. Car si le budget de l’armée nigériane s’élève théoriquement à 2 milliards de dollars chaque année, elle demeure en réalité largement sous-formée et sous-équipée en raison des nombreuses déperditions d’argent, et ce à toutes les échelles, en raison de la corruption ».
Selon des associations nigérianes, 40 % de la production pétrolière disparaîtrait dans la nature…
Dans le Dictionnaire de géopolitique et géoéconomie (Puf, 2011), Pascal Gauchon, Sylvia Delannoy et Jean-Marc Huissoud précisent: « L’exploitation du pétrole peut aussi jouer un rôle néfaste pour le pays et sa population. La pollution due aux fuites, déversements de déchets et fumées des torchères frappe la population du delta du Niger et détruit la mangrove. »
Ces dégâts écologiques et humains contribuent à alimenter les revendications politiques violentes, comme celles du Mouvement d’émancipation du delta du Niger (MEND), particulièrement actif de 2005 à 2009.
Le vol de brut par siphonnage des oléoducs, de même que le raffinage artisanal et clandestin, entretiennent toute une économie parallèle. Les gangs nigérians (cults) sont classés parmi les plus dangereux au monde.
Ils prolifèrent en organisant également un important trafic de drogue, débarquée d’Amérique latine à Lagos pour être acheminée vers l’Europe à travers les traditionnelles routes commerciales qui traversent le continent.
Un pays à haut risque
Si la sécurité est un enjeu dans bon nombre de pays ou régions d’Afrique, le Nigéria cumule les risques dans ce domaine. Le terrorisme de Boko Haram dans le nord musulman est désormais bien connu (cf. note CLES n°151, Boko Haram : religion et frontières en Afrique, 05/02/2015).
Mais plus anciennement et encore aujourd’hui via les rébellions hybrides qui s’y développent, c’est le Sud qui présentait la principale menace d’explosion. La guerre du Biafra, de 1967 à 1970, a été l’une des plus cruelles du continent africain, avec près de deux millions de morts.
Cette fracture Nord-Sud est originelle. C’est ce que rappelle Jean-Philippe Rémy dans Le Monde (26/03/2015) :
« Le Nigéria est né de la réunion, en 1914, de deux protectorats coloniaux et d’une colonie (Lagos), conquis par les Britanniques: l’un, au sud, où se trouvaient plusieurs entités politiques ainsi que les ‘rivières à huile [de palme]’, région où les missionnaires chrétiens œuvreront de grand cœur; et pour l’autre, au nord, islamisé depuis le XIe siècle, siège du sultanat de Sokoto à l’arrivée des colons.Le Nigéria s’est trouvé d’emblée avec une forme de cicatrice apparente, une soudure qui, parfois, semble lâcher. »
Mais la diversité interne du pays dépasse largement cette opposition, que les nombreuses migrations internes ont d’ailleurs rendues plus floues.
L’organisation politique reflète cette diversité, puisque chacun des quelque 36 États fédérés – sans compter la capitale – représente en réalité une ethnie. Et le gouvernement comprend autant de ministères que d’États fédérés, avec des choix de personnalités parfois extravagants, comme la désignation d’une actrice célèbre comme ministre de l’aviation, attestant des marchandages permanents entre les différentes composantes de la scène politique nigériane.
Le défi de l’explosion démographique
Dans certains États fédérés, notamment nordistes où sévit Boko Haram, la croissance y est si faible, comparée à leur croissance démographique, qu’ils « s’appauvrissent chaque année », rapporte Jean-Philippe Rémy.
Or « rien ne semble pouvoir arrêter le Nigéria, à part lui-même : en 2050, la population du pays (déjà le plus peuplé d’Afrique) devrait atteindre, selon les projections actuelles, le troisième rang de la planète ».
Il passerait ainsi de 180 millions d’habitants à 440 millions en 2050. Le problème est que l’économie locale ne dispose pas des ressources nécessaires pour absorber une telle explosion démographique.
Le Nigéria reste l’un des pays au monde où l’indice de développement humain (IDH) est le plus faible, l’espérance de vie s’établissant à seulement 51 ans, et le taux d’alphabétisation à 60 %.
Et si l’urbanisation est présentée comme une perspective positive, près de 62 % des citadins nigérians vivent en réalité dans des bidonvilles, selon les derniers chiffres de l’ONU (2010).
« Le manque d’installations sanitaires adéquates, d’eau potable et d’électricité, auquel viennent s’ajouter l’insalubrité des logements et le surpeuplement, aggrave la propagation des maladies et les décès évitables », selon un rapport récent de la Fédération internationale des Associations de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge.
Tandis que la plupart des États du nord, qui ont perdu leur maigre industrie textile en raison de la concurrence chinoise, sont déclarés en état de sécheresse…
Dans ces conditions, la pression démographique conduit inévitablement à exacerber les tensions ethniques et religieuses d’un pays déjà fracturé, et à pousser des centaines de milliers d’habitants à l’exil. La question des migrants, si brûlante aujourd’hui, en Europe est d’abord une catastrophe pour les régions et pays de départ.
Pour aller plus loin :
- « Le Nigéria, géant africain aux pieds d’argile », par Paul Enjolras, les-yeux-du-monde.fr, 08/03/2015 ;
- « Afrique : émergence dans l’insécurité ? » , par Pierre Abomo, www.diploweb.com, 02/12/2014 ;
- « L’Afrique est-elle si bien partie ? » par Sylvie Brunel, Sciences Humaines Éditions, 183 p., 19,50