Depuis les élargissements de 2004, l’Union européenne compte 23 langues officielles contre 11 auparavant. Le plus souvent cette croissance exponentielle des langues parlées dans l’Union est envisagée comme une difficulté voire comme un handicap. On évoque ainsi le casse-tête de la traduction au sein des instances européennes et, de façon plus convaincante, la façon dont cette diversité entrave la fluidité du marché commun européen. Il est vrai que tout serait plus simple si tout le monde parlait anglais ou plutôt “globish”… Toutefois, comme le souligne un récent ouvrage collectif consacré au thème de la traduction dans la mondialisation, cette diversité linguistique et culturelle peut aussi constituer un atout pour les Européens. En effet, dans un monde appelé à devenir de plus en plus interconnecté et multipolaire, l’expérience européenne du multilinguisme et de la multiculturalité peut aussi constituer un sérieux atout.
Les derniers élargissements de l’Europe ont aussi pris la forme d’une relative “babélisation”. Comme le souligne Leonard Orban, ancien commissaire européen au multilinguisme, “depuis le 1er mai 2004, la superficie de l’Union a augmenté d’un quart, sa population d’un cinquième, son PIB de quelque 10 %, tandis que le nombre de langues augmentait de quelque 80 %, passant de 11 à 23”. De fait, l’accroissement de la diversité linguistique de l’Union européenne est sans doute l’une des évolutions les plus remarquables engendrées par son extension géographique. “L’Union compte désormais près de 500 millions de citoyens, 27 États membres, trois alphabets et 23 langues officielles, dont certaines ont une diffusion mondiale”.
Le multilinguisme, héritage historique incontournable
Cette multiplicité de langues peut sembler compliquée à gérer dans un espace politique commun.Mais c’est avant tout un héritage culturel impossible à refuser.Issues de l’histoire, ces langues appartenant pour la plupart à la grande famille des langues indo-européennes ont été façonnée au fil des siècles et appartiennent à notre patrimoine commun. Elles ne sont toutefois pas seulement un reliquat du passé mais l’expression d’une inestimable richesse culturelle se déclinant au présent. Enseignant à l’université Paris III – Sorbonne Nouvelle,Michaël Oustinoff estime ainsi qu’il faut se libérer “d’une vision purement techniciste des langues,ravalant celles-ci au rang de simples instruments interchangeables, alors que chaque langue constitue une vision du monde qui lui est propre”. Dès lors, la question linguistique ne peut obéir exclusivement à des considérations de rationalisation administrative. “Une lingua franca, écrit Leonard Orban, ne pourra jamais satisfaire les besoins de communication des citoyens européens.” Dès lors la voie est toute tracée : plutôt que de rêver à une hypothétique langue unique – anglais ou espéranto – mieux vaut prendre acte avec le linguiste Claude Hagège que “l’Européen devra élever ses fils et ses filles dans la variété des langues et non dans l’unité”. Telle est d’ailleurs la voie choisie par l’Union européenne. “La formule magique de notre cohésion, écrit encore Leonard Orban, n’est pas une langue commune qui priverait l’Europe de sa richesse culturelle et uniformiserait nos sociétés. C’est au contraire le multilinguisme, dont le respect permet à chaque culture de développer et de faire valoir sa différence, et à chaque nation, région ou communauté de préserver ses racines et traditions.”
Le multilinguisme comme défi collectif
Toutefois, il ne faut pas être naïf : cette position de principe – et de bon sens – n’épuise pas la question des langues en Europe. Car toute médaille a son revers et la diversité linguistique est aussi porteuse de risques.Comme en témoignent les graves tensions communautaires qui agitent un pays pourtant réputé paisible comme la Belgique,sur notre continent aussi, les différences linguistiques peuvent susciter des conflits ou être instrumentalisées à des fins politiques.
De même au plan économique et social, le multilinguisme peut entraîner des inconvénients non négligeables. Dans un rapport de 2005 sur les “Incidences du manque de compétences linguistiques des entreprises sur l’économie européenne”, les auteurs relevaient que chaque année des milliers d’entreprises perdent des contrats et voient leur activité réduite par manque de compétences linguistiques. Selon cette étude, 11% de l’échantillon des PME sondées avaient perdu un contrat faute de maîtriser une langue étrangère. Les entreprises européennes sont parfaitement conscientes de ces réalités. Elles accordent donc une importance croissante à la maîtrise des langues dans leurs critères de recrutement. Toutefois, cette tendance comporte,en retour,des risques sociaux. Au sein d’un marché à la fois commun et multilingue, les personnes maîtrisant plusieurs langues jouissent d’un fort avantage comparatif sur le marché du travail, ce qui conduit mécaniquement à marginaliser celles qui n’en maîtrisent qu’une.
Les instances européennes sont, du reste, parfaitement conscientes de cet écueil. La Commission a ainsi lancé,en septembre 2009,une plate-forme permanente d’échanges d’idées et de bonnes pratiques sur le thème des langues dans l’entreprise. En effet, face à un tel enjeu, l’amélioration de l’apprentissage initial des langues lors du cursus scolaire ne suffit pas.Pour renforcer leurs compétences linguistiques et conjurer tout risque de discrimination surle critère des aptitudes linguistiques,les entreprises doivent également s’engager, notamment via le développement de la formation continue.
De même, pour fluidifier les échanges et permettre un meilleur accès de tous aux informations administratives mais aussi culturelles, scientifiques, économiques et sociales, il est capital de développer nos capacités communes de traduction. À défaut, “l’unité dans la diversité” qui est au cœur du projet européen resterait un songe vain. Conformément à la célèbre formule d’Umberto Eco, “la langue de l’Europe, c’est la traduction”.
Le multilinguisme comme atout dans la mondialisation
Il ne faut cependant pas surévaluer les difficultés générées par la diversité linguistique, d’autant qu’en la matière la mondialisation rebat profondément les cartes.En effet,à mesure que les marchés s’internationalisent, la nécessité de surmonter des obstacles linguistiques devient le lot commun de tous les acteurs économiques. Face à un négociateur chinois, l’entrepreneur anglophone n’est pas plus avancé que son concurrent francophone ou lusophone. Déplorer le manque d’homogénéité linguistique du marché commun européen,revient donc,pour une large part,à raisonner sur le monde d’avant, celui dans lequel les succès économiques et commerciaux se bâtissaient sur les marchés régionaux. Or, comme on le sait, les réussites les plus éclatantes sont désormais le fait d’entreprises s’implantant aux antipodes.
Si, demain, les Européens se réveillaient soudainement en parlant tous la même langue, cela renforcerait-il notre faculté à commercer et échanger avec la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Russie ? Cela renforcerait-il nos positions en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique ou au Moyen-Orient ? Il est permis d’en douter. Il apparaît même que nos capacités s’en trouveraient gravement amoindries.D’une part, parce que notre expérience du multilinguisme nous donne un avantage sur ceux de nos concurrents ayant toujours vécu dans un univers monolingue.Car notre diversité culturelle nous a en quelque sorte aguerris et préparés à surmonter les barrières de langues. Grâce à l’intégration progressive des économies européennes, nos entreprises et nos cadres ont bénéficié d’un exercice salutaire avant de plonger dans le grand bain de la globalisation.Pour un cadre d’EADS, le management interculturel fait, depuis longtemps, partie du quotidien…
Cette expérience européenne de la diversité n’est pas anodine. Plus que d’autres dans le monde,les Européens ont appris à se mettre à la place de l’autre et à envisager la réalité avec des points de vue différents. Les Européens savent que les relations interculturelles nécessitent de la tolérance et du respect,mais aussi de la patience et de la prudence. Enfin, il faut aussi souligner l’évidence : les différentes langues parlées en Europe sont des passeports pour le monde. Sans même parler de l’anglais, faut-il rappeler que le français jouit d’une position prépondérante en Afrique, que l’espagnol est la langue dominante en Amérique latine, que le portugais est celle du Brésil ? Le rayonnement culturel de l’Europe et notre capacité commune d’influence résultent donc aussi de notre diversité culturelle et linguistique.
Du multilinguisme européen au plurilinguisme planétaire
Plus encore que l’actuel, le monde de demain sera interconnecté. En raison de l’essor de puissances émergentes n’appartenant pas au monde occidental, il sera aussi multipolaire.Dans ce contexte, il faut se garder d’une illusion encore trop répandue quant au triomphe définitif de la langue anglaise. À l’avenir, l’anglais ne sera pas nécessairement la langue de mondialisation. Du moins, il ne sera pas la seule. Ainsi, il représente déjà moins de 50 % des informations disponibles sur Internet…Qu’en conclure ? D’abord que, comme on l’a vu, le multilinguisme européen constitue un atout. Ensuite que cet atout ne sera pas suffisant à assurer notre rayonnement. Pour maintenir notre rang dans le monde de demain, il faut certes préserver la diversité linguistique européenne, mais aussi mieux se préparer à la diversité linguistique planétaire. Dès à présent, la diversité linguistique prend de nouvelles couleurs et de nouveaux accents russes, chinois, hindis, etc. C’est aussi en apprenant à maîtriser ces langues que les Européens feront la différence. En quelque sorte, il faut passer du multilinguisme européen au plurilinguisme planétaire.
- Traduction et mondialisation, ouvrage collectif présenté par Michaël Oustinoff, CNRS Éditions, 165 p., 8 € ;
- Rapport “ELAN : Incidences du manque de compétences linguistiques des entreprises sur l’économie européenne”, librement consultable sur le portail Internet de l’Union européenne