Texte : Alain Nonjon
Quoi de plus réjouissant en période de crise que de fantasmer sur les milliardaires et les millionnaires en dollars, dont on s’accorde à dire que leur nombre progresse, voire va exploser ? Quoi de plus inquiétant aussi de constater, à l’heure du sommet de Davos sur les inégalités, que mondialisation et crise riment avec exclusion et inégalités accrues ? Le planisphère proposé ici combine l’étude du magazine américain Forbes, qui depuis 25 ans livre un recensement des milliardaires de la planète et devient le très recherché who’s who du gotha des fortunes, et celle de la société Wealthinsight qui traque, extrapole, anticipe le nombre de HNWI (High Net Worth Individuals), c’est-à-dire les personnes disposant de plus d’un million de dollars… à investir plutôt qu’à dépenser !
Vous avez dit crise ?
A priori, le chiffre de 1 226 milliardaires en 2012 contre 1 210 en 2011 (et 1 426 en 2013) surfe sur la vague de la crise, surtout quand on fait le bilan global de ces fortunes cumulées : 4 600 milliards de dollars en 2012 (et 5 400 milliards de dollars en 2013 !). Que ce soit dans les secteurs porteurs des communications et des services (Carlos Slim Helú au Mexique) ou dans des conglomérats allant de l’agroalimentaire au ciment, aux transports et aux assurances (Aliko Dangote au Nigeria et Eike Batista au Brésil), les fortunes s’installent, se déploient et se pérennisent. On a l’impression que la crise suscite chez les possédants une inventivité sans cesse renouvelée pour maintenir leurs positions initialement fragilisées.
Mais peut-être que celui qui est à la tête d’une solide fortune connaît mieux les moyens d’échapper à une déconvenue fiscale, évite les licenciements boursiers et en vit, connaît les paradis fiscaux plus que la barbarie du marché du travail, tire des opportunités de tous les comportements erratiques boursiers en vendant opportunément ses actions au bon moment ? Tel Oppenheimer qui largue les amarres de De Beers, de quoi empocher 40 millions de dollars supplémentaires. Selon l’ONG Oxfam, dont les diagnostics sûrs font école, la déréglementation financière, les systèmes fiscaux biaisés et l’évasion fiscale sont la matrice des inégalités et de leur approfondissement. C’est ce qui explique qu’aux États-Unis, les 1 % les plus riches du pays ont confisqué 95 % de la croissance américaine entre 2009 et 2012, tandis que les très pauvres se sont… appauvris.
Vous avez dit domination du Nord ?
Certes, les États-Unis restent le paradis de « l’ardente ambition de faire fortune » (Tocqueville). Le capitalisme américain a des ressorts biologiques qui font d’heureux multimillionnaires en dollars et avec 439 milliardaires, les États-Unis comptent 4 fois plus de grandes fortunes que les Russes. La finance, les NTIC, les biotechs, les responsabilités dans le S&P 500 (des grands groupes comme Walmart et Amazon) boostent les revenus de leurs dirigeants. Dans les 20 premiers milliardaires en 2013, les départs de l’Indien Ambani et du Brésilien Batista au profit de Jeff Bezos (Amazon) et de Larry Page (Google) ont valeur d’exemple, mais ne parlons pas de dégringolade des représentants des pays émergents : le top 100 les accueille chaleureusement !
Les pays émergents sont capables de produire des milliardaires : c’est le cas de la Russie où, depuis les privatisations, l’économie de marché validée par son intégration à l’OMC en 2012 consacre des oligarques puissants dont Chypre et les grands clubs de football du continent européen font leurs délices (Rybolovlev à Monaco ou Abramovitch à Chelsea). C’est bien sûr la Chine, où le socialisme de marché décliné avec beaucoup de corruption (Bo Xilai) et de prise de risque (immobilier) produit des « capitalistes rouges » aujourd’hui avides de placements de prestige (Lam Kok, PDG de Brillant — thé — à la destinée tragique dans le vignoble bordelais) ou de success story industrielle (Zong Qinghou, patron de Wahaha, ou Liang Wengen dans le BTP). Être acteur global pour le Brésil, c’est certes diversifier ses industries, avoir une légitimité internationale en organisant les « eventos » de la Coupe du monde et des JO mais aussi en capitalisant 45 milliardaires, notamment dans des conglomérats comme Camargo, du BTP à la chaussure. À l’heure des bilans, les doutes disparaissent : le Brésil n’a pas de prix Nobel contrairement à l’Argentine (11), mais il compte tellement plus de nantis ! L’Inde, dont le capitalisme est le plus ancien (dynasties industrielles dès le xixe siècle), a certainement un niveau de richesse ostentatoire un peu décalé par rapport à sa part dans l’économie mondiale et à son PIB par habitant encore faible (1 500 dollars).
Vous avez dit l’Afrique au bord du monde ?
Une façon de balayer toute mortification dans une « négrologie » pessimiste est de regarder l’essor des grandes fortunes africaines dans des pays comme ceux du NEPAD (Égypte, Nigeria ou Afrique du Sud). Les lions africains dans les télécoms (les Sawiris en Égypte) génèrent des milliardaires comme en Afrique du Sud où le pétrole et le luxe sont les clés de la réussite, avec une mention spéciale faite à un milliardaire d’origine soudanaise, Mo Ibrahim, qui a créé une agence de notation des pays africains en fonction de la gouvernance de chacun d’entre eux. Mais la confiscation des recettes issues du pétrole avec des ressources vitales qui échappent aux budgets nationaux est le plus court chemin dans des États en mal de gouvernance pour grimper dans la hiérarchie. Renaissance ? Tout dépend pour qui. Le Nigeria, exemple criant d’inégalités de revenus, est le pays africain qui compte le plus grand nombre de milliardaires (une vingtaine). Ses revenus, principalement tirés du pétrole, ne profitent qu’à une toute petite élite, alors même que plus de 60 % de sa population, soit quelque 100 millions de personnes, vivent au-dessous du seuil de pauvreté… « Il y a quelque chose qui ne va pas ! C’est immoral ! » (Winnie Byanyima, présidente de l’ONG Oxfam.)
Ce sont toutes les strates de l’émergence qui apparaissent : BRICS, nouveaux MINT (Mexique, Indonésie, Nigeria, Turquie) profitent de l’appétit en matières premières de la Chine et de l’éclosion d’une « shining class » (classe moyenne avide de consommation et de services). Le basculement vers l’Asie n’est pas qu’un mythe avec les nouveaux tigres, dont l’Indonésie — 57 milliardaires, soit deux fois plus que la France en 2013 et autant en 2012 —, la Malaisie, la Thaïlande, les dragons (Singapour et Hong Kong) ou les NPI matures (Corée du Sud, Taïwan). La ville de Bombay s’honore même d’un 7e rang avant Pékin et devant Paris (18e) !
Alors quelle martingale pour le succès ?
Être un homme : moins de 10 % des fortunes sont détenues par des femmes (138 sur 1 426 en 2013 !).
Être urbain : 84 milliardaires à Moscou et 62 à New York. La ville, espace de commandement, est un espace de richesse.
Être au cœur des innovations servicielles : le prouve l’entrée dans le top 70 de Elon Musk, le fondateur de Paypal et de Tesla (la carte de crédit sécurisée et la voiture électrique).
Être bien né : on naît riche autant que l’on est riche. Liliane Bettencourt, en 2013, a progressé de la 15e à la 9e place.
Être opaque : tel le PDG d’Ikea qui s’invite dans les palmarès avec une entreprise non cotée en bourse et dont la traçabilité fait encore problème.
Être sourd (ou atteint de cécité sur le long terme) : après avoir fait fortune, Georges Soros et Jimmy Goldsmith se sont impliqués dans la recherche d’un autre monde (humanitaire, développement alternatif, fondations caritatives). Bill Gates et Warren Buffet interpellent souvent le fisc américain pour payer plus d’impôts.
Mais les fractures restent béantes : les 85 personnes les plus riches possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population de la planète. Les 1 % les plus riches (dont la fortune est évaluée à 110 trillions de dollars) concentreront bien, soulignons-le à nouveau, la moitié de la richesse mondiale.
Vous avez dit informations ?
Force est de constater que les critiques de cette démarche cartographique peuvent être nombreuses :
– une vision un peu sensationnaliste de la hiérarchie des puissances, pleine de sous-entendus, car il n’y a pas qu’en France que la richesse est suspectée ;
– une vision un peu simpliste si on se contente de brocarder ces riches, car il ne s’agit pas de rentiers le plus souvent, mais d’acteurs de l’économie, de Carlos Slim n° 1 à Steve Ballmer, avec des destinées à géométrie variable ;
– le classement de Forbes perd souvent de sa pertinence. Une énumération des fortunes ne suffit pas à brosser un tableau du basculement du monde ;
– attention aux retournements de fortune : un oligarque peut être enfermé en prison (Khodorkovski), un Rupert (Richemont) peut voir sa fortune grimper de 40 % en reprise post-crise du luxe… Tel qui pleure dans le classement de Forbes peut rire avec Bloomberg, comme Bill Gates qui truste depuis 20 ans la première place seulement dans ce ranking.
Cette carte est la confirmation que le recul de la pauvreté n’est qu’un des aspects de la mondialisation contemporaine. « La mondialisation n’est pas en soi un problème puisqu’elle peut engendrer des bénéfices importants, mais en se produisant dans un déséquilibre des rapports de force entre acteurs, elle engendre de la souffrance sociale. » (J.-P. Fitoussi, « Mondialisation et inégalités », Futuribles, n° 224, 1997.) Et à quoi peut prétendre le discours économique (et géopolitique) si la question « pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres ? » reste malgré tout fondamentale ? Peut-il être normatif et dicter leur conduite aux gouvernements ? A-t-il des capacités prédictives ? Attendons, mais l’avenir ne se prévoit pas, il se construit.
Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.
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