Qualifiée de « pire décennie de l’histoire des États-Unis en temps de paix sur son sol » par le magazine Time, le début du XXIe siècle apparaît à bon nombre d’Américains comme l’amorce de leur déclin. Il n’est pas anodin que cette thématique domine les élections présidentielles. Elle croise et éclaire d’un jour nouveau l’ensemble des enjeux du moment : crise économique et budgétaire, mutations sociales, globalisation et relations internationales. Face au président sortant, Mitt Romney estime qu’il est « grand temps de restaurer l’Amérique ». Encore faut-il savoir laquelle ! La société américaine semble plus divisée que jamais. Les deux camps proposent des visions souvent très différentes de ce que devraient être le futur modèle social et le rôle des États-Unis dans le monde. L’actuelle campagne électorale renvoie ainsi aux représentations géopolitiques que se font les Américains d’eux-mêmes et du monde. En cela, elle se fait l’écho des interrogations et des rivalités de pouvoir qui secouent violemment le pays depuis décembre 2007. Et ne peuvent nous laisser totalement indifférents.
Le propre des Américains est leur « rapport unique à l’espace et au temps », résume le professeur Pascal Gauchon. À leur territoire d’abord : associé dans leur imaginaire à « un véritable paradis de l’innocence que le péché n’a pas contaminé », il porte ainsi la marque de Dieu et justifie le concept de Manifest Destiny qui veut que les Américains soient investis d’une mission civilisatrice. À leur histoire ensuite, que les Américains font commencer à la déclaration d’indépendance : « Table rase, le passé rejeté, aucun héritage à assumer ». C’est cette perception qui rend notamment possible le fameux Melting Pot, prélude à une société multiculturelle fondée sur l’avènement d’un homme nouveau. De cette « exception américaine » découle une véritable croyance du pays en sa réussite et ses valeurs. « Ce qui n’est pas est ce qui n’a point encore été tenté » avait déjà observé Tocqueville. Sauf qu’aujourd’hui les mythes fondateurs se fissurent sous les coups de butoir d’une crise qui n’est pas seulement financière et économique, mais plus profonde, et globale.
La faillite de General Motors ou la fin d’une certaine Amérique ?
Les élections présidentielles interviennent alors que l’Amérique se remet péniblement de la Great Recession. Les États-Unis n’ont renoué que faiblement avec la croissance. Le chômage reste proche de la barre des 8 %, un record pour le pays. Plus inquiétant, une partie de la population est en proie à un déclassement social que rien ne semble pouvoir freiner. Le « rêve américain » s’éloigne pour de plus en plus d’Américains. Que s’est-il passé ? La désindustrialisation au profit du secteur des services a multiplié les contrats de travail précaires et mal rémunérés. « Avec ces fermetures d’usines, ce sont des centaines de milliers d’emplois bien payés qui ont disparu – bien payés car négociés par des syndicats puissants chez les cols bleus de l’Amérique, comme dans la sidérurgie ou l’automobile » analyse le journaliste Gilles Biassette. Schématiquement, Wal-Mart a remplacé General Motors. On assiste ainsi à la généralisation des temps partiels et des bas salaires. Le tout sans avantages, tel le paiement de tout ou partie d’une assurance-maladie. Et là apparaît une première fracture entre Américains, entre ceux qui souhaitent maintenir la réforme de la santé adoptée sous Barack Obama et ceux qui veulent y mettre un terme au nom d’un État limité à sa plus stricte expression. Le débat ne se polarise pas seulement entre démocrates et républicains. Mitt Romney avait d’ailleurs fait voter en 2006, alors qu’il était gouverneur du Massachusetts, une loi similaire à la réforme d’Obama. Si la détérioration sociale appelle aujourd’hui des réponses étatiques, elles contreviennent à des mécanismes de solidarité jusqu’alors bénévoles et philanthropiques. Débat idéologique, mais pas seulement. Plus que la crainte des abus et de l’assistanat, ne peut-on pas voir ici la peur de la fin de l’individualisme américain et du modèle du self-made man hérité du mythe de la « frontière » ?
« Les clivages internes grandissants et le ressentiment de Main Street contre les profiteurs de la crise financière transforment l’arène politique en un véritable champ de bataille », observe le géopolitologue Olivier Zajec. La campagne se focalise davantage sur l’identité et le destin de l’Amérique que sur le bilan – il est vrai très mince – du Président sortant. De part et d’autre de l’échiquier campent le très conservateur Tea Party et les « indignés » du mouvement Occupy Wall Sreet. Dans les deux cas, la même défiance vis-à-vis de l’élite traditionnelle incapable de canaliser la dérive des institutions financières. Au centre, la Middle Class encaisse la crise en silence. Ce sont ces Américains que s’efforcent de convaincre Obama et Romney. Pourtant, aucun des candidats ne semble être en mesure de répondre à des attentes par trop diverses : comme sur le Vieux Continent, et singulièrement en France, la « classe moyenne » est en voie d’implosion sous l’effet de la crise. Est-elle encore un enjeu électoral ?
En revanche, on pourrait assister aux premières conséquences politiques du « big bang ethnique » (Le Monde du 29/08/2012) à l’oeuvre, à savoir la possibilité pour les minorités – et non plus pour l’ex-majorité WASP – de « faire » le résultat. On estime déjà que 70 % des Hispaniques et 80 % des Afro-américains devraient voter Obama. L’augmentation exponentielle de ces populations n’a sans doute pas fini de modifier la donne politique. Pour la première fois en 2011, les naissances d’enfants « non blancs » ont été les plus nombreuses sur le sol américain. Le changement est profond. Il met à l’épreuve le système éducatif et social du pays du Melting Pot, chaque groupe ethnique souhaitant préserver ses caractéristiques propres, mais peut-être aussi, à terme, la géopolitique américaine : sa façon de se représenter l’étranger.
Une Amérique sans politique étrangère ?
Sans surprise, la politique étrangère américaine n’est que très peu abordée dans les programmes des candidats. Certes, l’attaque contre l’ambassade des États-Unis en Libye, l’usage de drones armés au Pakistan ou encore la polémique sur la mort de Ben Laden ont été évoqués. Mais cette thématique ne mobilise pas un électorat déjà traditionnellement peu intéressé par les affaires du monde et aujourd’hui essentiellement préoccupé par les conséquences quotidiennes de la Great Recession sur son niveau de vie. Dans les discours, la remise en cause du statut international de l’Amérique apparaît même comme un non-sujet. La preuve : Mitt Romney propose une vision interventionniste dure qui fait fi des mutations de la dernière décennie. Aux défis posés par les émergents, les républicains répondent par une rhétorique martiale. La Russie refait son apparition comme « ennemi géopolitique n°1 » et la Chine est l’adversaire commercial qu’il convient de faire plier par la guerre économique. Sur le plan militaire, le théâtre afghan ne sera pas évacué tant que les Talibans ne seront pas battus et Israël peut compter sur le soutien de Washington en cas de conflit avec l’Iran. Et pour cela, Romney promet le maintien de dépenses de défense substantielles. À l’opposé, Obama prône officiellement la voie du consensus et de la discussion, et lance le surge afghan – en même temps qu’il porte un peu plus la guerre au Pakistan voisin. Cette politique quelque peu ambivalente n’est pas une réussite, comme en témoigne par exemple l’immobilisme sur le dossier israélo-palestinien. Mais elle permet de repousser à plus tard les choix réellement stratégiques…
Les candidats américains donnent surtout l’impression de ne pas avoir tiré les conséquences des bouleversements en cours. Une fois confronté au réel, Obama a dû sérieusement composer, tout comme Romney y sera à son tour contraint s’il devait être élu. « La politique étrangère américaine est extrêmement illustrative d’un mélange permanent entre réalisme et idéalisme, dont les représentants s’opposent violemment sans avoir toujours conscience qu’ils disent en fait la même chose », rappelle Olivier Zajec. La question n’est plus tant l’adaptation des puissances émergentes au modèle libéral proposé par Washington que « de savoir, tout au contraire, comment l’Amérique provincialisée s’insérera dans un monde qui se développera, se pensera et s’organisera loin de ses obsessions ». La vraie menace pour la politique étrangère américaine est d’escamoter cette interrogation et de ne pas y apporter de réponses crédibles.
Entre vitalité et déclin, la stratégie américaine en question
À l’instar du Monde d’hier de Stephan Zweig, le « siècle américain » amorcé en 1917 ne serait-il pas tout simplement sur le point de s’éteindre ? Ce n’est certes pas la première fois que la fin de l’hégémonie américaine est annoncée. Cependant, la capacité de rebond des États-Unis est trop souvent sous-estimée. Alors que l’Amérique avait été traumatisée par le lancement du Spoutnik soviétique en 1957, le candidat Kennedy avait appelé au sursaut, déplorant que « les États-Unis ne projettent plus l’image d’une société pleine de vitalité qui avance vers des jours radieux ». Depuis, malgré le Vietnam, Washington a supplanté l’URSS et conjuré la menace commerciale japonaise. L’épouvantail du déclin ne serait-il pas finalement nécessaire au maintien des mythes américains ?
Mais la crise que traverse l’Amérique est cette fois-ci très profonde, existentielle. « Si les États-Unis restent bien la première puissance mondiale, dotés d’atouts incomparables, ils ne sont en revanche plus en situation de quasi-monopole », remarque Gilles Biassette. Sur le plan international, la crise dessine les contours d’un monde futur résolument multipolaire. Surtout, elle remet en question les fondements de l’identité américaine. Car « l’Amérique étant davantage un programme qu’une nation, que reste-t-il de sa puissance si les fondements idéologiques de ce programme s’affaissent ? » s’interroge Olivier Zajec. C’est tout le défi qui attend le prochain Président : (ré)-insérer les États-Unis dans le réel, en commençant par les problèmes intérieurs. « Le monde a beaucoup à gagner à ce qu’ils y parviennent. Et beaucoup à perdre à l’échec de cette thérapie ». Une chose est certaine : notre siècle ne sera pas américain. Et il faudra s’y faire !
Pour aller plus loin :
- Où va l’Amérique ? De Wall Street à Main Street, la peur du déclin, par Gilles Biassette, Éditions BakerStreet, 240 p., 19 € ;
- La nouvelle impuissance américaine, par Olivier Zajec, L’oeuvre Éditions, 184 p., 18,26 € ;
- L’exception américaine, sous la direction de Pascal Gauchon, PUF, 348 p., 25,50 €.