Depuis 2008, les pays du monde occidental subissent une crise financière et économique sans précédent, tandis que la Chine affiche des taux de croissance très élevés et des bénéfices commerciaux exceptionnels. Les cartes de la puissance semblent changer de main. L’avenir du dollar comme monnaie de référence pourrait être à terme menacé. Le yuan chinois va-t-il remplacer la devise américaine, une fois que la Chine aura supplanté les Etats-Unis ? C’est la problématique que soulèvent deux récents ouvrages qui, d’une manière très différente, abordent l’évolution des rapports de puissance mondiaux et l’importance politique de la monnaie dans cette équation. C’est la problématique que soulèvent deux récents ouvrages qui, d’une manière très différente, abordent l’évolution des rapports de puissance mondiaux et l’importance politique de la monnaie dans cette équation. Pour le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, la Chine est bien en passe de surpasser un « Occident » qui s’est assoupi. Pour Barry Eichengreen, professeur d’économie et de sciences politiques à Berkeley, le monde connaît une mutation des rapports de puissance, notamment monétaire, qui devrait mener à un système multipolaire. Ces deux auteurs reposent in fine la question du « déclin de l’Occident », et par contrecoup de la place de la Chine dans le monde.
La majorité des analyses actuelles s’accorde sur la dégradation inexorable des économies américaine et européenne au bénéfice des pays émergents, Chine en tête. Ainsi, le dernier sommet européen consacré à la crise voit l’ »Empire du Milieu » conforté dans son rôle de soutien de la zone euro. L’heure de la Chine aurait donc sonné. Il faut reconnaître que Pékin ne manque pas d’atouts : la population la plus importante au monde, une économie en très forte croissance, une masse salariale très bon marché, une présence commerciale désormais planétaire. Encore ne s’agit-t-il que d’une partie des attributs de sa puissance. car il en va de même dans le domaine militaire, où la croissance budgétaire annuelle est de l’ordre de 10 %. La Chine se serait donc réveillée, constituant un nouveau « royaume combattant » (Jean-François Susbielle) prêt pour la conquête
Demain, un monde chinois ?
La Chine doit cependant faire face à des défis de taille avant d’imaginer dominer le monde. Tout d’abord, elle est confrontée à d’importantes menaces intérieures. Le problème démographique en premier lieu. En 2020, la Chine comptera 20 % de seniors, et un tiers en 2050 : le système de retraites par répartition, déjà en déficit chronique, ne pourra être garanti. S’y ajoutent l’épuisement des sols, les catastrophes naturelles et industrielles à répétition, la masse des travailleurs migrants (estimée à 200 millions de personnes cantonnées dans un sous-statut juridique), la multiplication des grèves voire des révoltes ouvrières et autres insurrections paysannes face à un régime vite accusé d’être incompétent et gangrené par la corruption, la résistance de nombreux non-Hans (Ouïgours, Tibétains, Mongols…), enfin, face à la politique de sinisation de Pékin.
Il existe aussi des risques de remise en cause du monopole du pouvoir par les classes moyennes émergentes. Accepteront-elles encore longtemps le marché selon lequel le parti communiste confisque tout pouvoir politique en échange d’une prospérité économique et de quelques avancées sociales ? L’éveil de consciences politiques collectives, éventuellement agitées de l’extérieur et facilitées par les réseaux sociaux et d’internet, est en marche et exigera très vraisemblablement un débouché. La protestation est pour l’instant contenue par un nationalisme sourcilleux, souvent excité à dessein par le PCC, qui permet de maintenir l’unité du pays. Pour combien de temps encore ? La viabilité du modèle politique et social chinois, confronté à ses « contradictions internes », pose légitimement question à moyen terme.
La menace est aussi économique et financière : la bulle immobilière enfle, l’inflation est en hausse constante ces dernières années, le taux d’investissement trop élevé (presque la moitié du PIB) et les exportations risquent de fléchir si la crise s’accentue en Europe et aux États-Unis, qui constituent les principaux marchés à l’exportation de la Chine. Ainsi, un sondage réalisé début 2011 par l’agence américaine Bloomberg auprès de 1 000 investisseurs et traders expérimentés indique qu’une explosion de la bulle spéculative du crédit en Chine est jugée très probable pour 85 % des personnes interrogées : avant 2016 pour 45 % d’entre elles, et au-delà de cet horizon pour les autres. Les indices – ces fameux « signaux faibles » chers à la prospective – contredisant l’inéluctable avènement de la puissance planétaire chinoise ne manquent pas. Il conviendrait d’être particulièrement à l’écoute des mutations en cours pour éviter des erreurs d’interprétation préjudiciables quant au devenir de la Chine : un « bruit de fond médiatique », qui ferait du Dragon chinois la puissance mondiale dominante de demain, ne fait pas une réalité géopolitique !
Un chemin vers la puissance régionale semé d’embûches
Déjà au niveau régional, la géopolitique de la Chine reste complexe et ne lui garantit pas à ce jour le statut de première puissance de la zone Asie-Pacifique. Pékin inspire avant tout la plus grande méfiance à ses voisins. La sécurisation des routes d’approvisionnement des usines chinoises par exemple, y compris à l’extérieur de ses frontières, fait craindre aux pays concernés une tentation de nature impériale.
La montée en puissance de Pékin doit ainsi faire face à de nombreux obstacles. Ses prétentions sur la mer de Chine du Sud suscitent de vives inquiétudes au Vietnam, aux Philippines, en Indonésie ou encore en Malaisie. Les Américains l’ont parfaitement compris et se rapprochent même de leur ancien ennemi vietnamien. Un exercice naval a ainsi été organisé en juillet dernier entre leurs deux marines de guerre. Le Japon et la Corée du Sud s’inquiètent tout particulièrement de l’affirmation militaire chinoise. Tokyo et Séoul ont en réaction annoncé le développement de leurs capacités navales militaires, notamment en matière de lutte anti-sous-marine et d’avions de patrouille maritime, mais aussi en moyens d’intervention et de protection (frégates, bâtiments amphibies…).
Les deux grands pays voisins, la Russie et l’Inde, ne sont pas davantage rassurés. Bien que la Chine et la Russie soient toutes deux membres de l’Organisation de coopération de Shanghai, dont la raison d’être est la collaboration régionale en matière de sécurité, la défiance reste de mise. Moscou ne dissimule plus son agacement à l’égard de la migration massive de travailleurs chinois en Sibérie. L’Inde développe aussi ses capacités militaires, au point de devenir le premier importateur mondial d’équipements militaires. Vue de la péninsule indienne en effet, la menace la plus sérieuse à moyen terme n’est pas tant le Pakistan, en proie à une quasi-guerre civile et au bord du chaos, mais bel et bien la Chine. C’est pourquoi de nombreux think tanks américains militent pour un rapprochement entre Washington et New Delhi, un allié jugé naturel face au futur challenger mondial.
Un jeu d’alliances imparfait
La Chine apparaît géopolitiquement isolée. Ses seuls alliés sont le Pakistan, État presque failli, la Corée du Nord, sous perfusion chinoise, et la Birmanie (quoique cette dernière cherche à se libérer d’une tutelle chinoise jugée trop pesante en se rapprochant de l’Inde). On pourrait ajouter le Bangladesh. La liste est courte, et ne comporte pas, loin s’en faut, de puissances de premier plan – même si le Pakistan et la Corée du Nord disposent d’un pouvoir de nuisance régional certain. Tous les autres États d’Asie sont, au mieux, soupçonneux à l’égard de la Chine.
Or il est difficilement envisageable de devenir une puissance mondiale de premier plan sans un solide réseau d’alliés et une capacité d’influence positive – sur le modèle du soft power américain, par exemple, où l’entretien des alliés, la sidération des adversaires et la séduction des autres constituent autant de manoeuvres s’inscrivant dans une « approche globale » des relations internationales.
En matière de défense, il peut être enfin utile de rappeler quelques chiffres. En 2010, le budget de la défense chinois était estimé à près de 120 milliards de dollars. La même année, celui des Etats-Unis s’élevait à 698 milliards de dollars, soit 43 % des dépenses militaires mondiales. Si l’on ajoute celles des pays européens (membres de l’OTAN) et asiatiques (Japon, Corée du Sud…), Washington et ses alliés comptabilisent près des trois-quarts du budget mondial de défense, très au-delà des possibilités militaires chinoises.
La position de la Chine est bien moins « radieuse », ou même confortable, qu’une analyse rapide pourrait le laisser croire. Les défis intérieurs et extérieurs auxquels elle est confrontée sont immenses. Il est donc pour le moins hasardeux de prétendre que dès le XXIe siècle, la planète trouvera en la Chine un nouveau maître, après cette parenthèse historique que fut une certaine forme de « domination occidentale » sur le monde.
Pour aller plus loin :
- « Mourir pour le Yuan ? : Comment éviter une guerre mondiale« , par JeanMichel Quatrepoint, Bourin Éditeur, 279 p., 19 € ;
- « Un privilège exorbitant : le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international« , par Barry Eichengreen, Éditions Odile Jacob, 280 p., 27,90 € ;
- « Chine-USA, la guerre programmée« , par Jean-François Susbielle, Éditions First, 379 p., 19,19 €.