« Le XXIe siècle sera chinois ou ne sera pas » pourrait être le credo géostratégique de notre époque. Difficile d’échapper depuis une vingtaine d’années aux analyses qui font de l’Empire du Milieu la prochaine superpuissance. Avec la crise mondiale, le « grand basculement » géopolitique vers l’Asie s’accélère et semble confirmer l’inéluctable renversement de paradigme en faveur de Pékin. Pour la Chine, l’enjeu est de taille : s’arracher de son statut d’émergent pour conquérir définitivement celui de grande puissance mondiale. Mais elle est bien consciente des défis colossaux qui jalonnent encore sa route. Les observateurs lucides aussi. La Chine « inquiète autant qu’elle intrigue » affirme la Revue Défense Nationale dans un numéro spécial consacré à la « puissance déconcertante ». Elle a atteint un « stade critique » renchérit la dernière livraison du bimestriel Manière de voir. Quels sont aujourd’hui les contours des réalités chinoises ? Quelles sont les principes de la « grande stratégie » économique pensée par Pékin pour demain ? Il est urgent d’essayer d’y voir clair, au-delà des fantasmes et des discours convenus.
Le jeu des « représentations géopolitiques » – chères à l’école géopolitique française – a ici toute son importance. Difficile de comprendre les mutations chinoises à l’oeuvre sans perspective historique et culturelle. Pékin inscrit en effet ses politiques dans le temps long.
Le socialisme de marché, un système en bout de course
Fondement idéologique officiel de la République populaire de Chine, « l’économie de marché socialiste » (Shehuizhuyi Shichang Jingji) est à l’oeuvre depuis 1978. À la mort de Mao Zedong, le pays est ravagé par les dégâts socio-économiques qu’ont provoqués les aberrations du « Grand Bond en avant » de 1958 et de la Révolution culturelle de 1966. Deng Xiaoping entreprend alors de profondes réformes pour moderniser le pays en introduisant progressivement des mécanismes de marché au sein de l’économie socialiste planifiée. Les premières modifications concernent les campagnes avec la décollectivisation des terres et la libéralisation d’une partie de la production agricole, puis les villes où est encouragée l’initiative privée. Parallèlement, sont créées des zones économiques spéciales (ZES) qui proposent aux entreprises étrangères des conditions préférentielles. Le bilan est mitigé car l’inflation règne, causant mécontentement et révoltes populaires. Le gouvernement décide néanmoins de poursuivre sa politique et réprime les mouvements de contestation, dont le plus connu se déroule place Tian’anmen au printemps 1989.
Durant la décennie 1990, la Chine se dote de places financières à même de capter l’épargne domestique et étrangère pour financer ses sociétés nationales. Les ZES se multiplient, tandis que sont réorientées les industries d’État sur les activités les plus rentables. L’ensemble du secteur bancaire fait l’objet d’une profonde mutation. D’une logique de subvention, il lui faut passer à celle du prêt. Ces réformes ne se font pas sans mal, loin s’en faut. Et elles n’ont toujours pas complètement abouti à ce jour. Après la mort de Deng en 1997, les présidents Jiang Zemin, puis Hu Jintao, s’inscrivent cependant en héritiers des réformes en cours. Ils les approfondissent et en lancent même de nouvelles. En 2002, le pays adhère à l’Organisation mondiale du commerce, ce qui l’oblige en théorie à respecter les pratiques commerciales et financières de l’économie de marché capitaliste, et l’incite à la poursuite des réformes.
Dans l’ensemble, ces réformes ont porté leurs fruits. Qu’on en juge : la Chine s’est hissée au deuxième rang de l’économie mondiale, son produit national brut a été multiplié quasiment par sept sur les trente dernières années, sa croissance annuelle est depuis longtemps à deux chiffres… Cependant, Pékin a confirmé un ralentissement de son économie pour l’année 2012. Le taux de croissance devrait s’établir à 7,9 % au 2e trimestre, contre 8,1 % au 1er trimestre. En cause, la crise mondiale qui touche aussi les entreprises et avoirs chinois, mais surtout « l’économie de marché socialiste » rattrapée par ses contradictions. « Les grandes banques et entreprises ont certes été introduites en Bourse pour se refinancer et améliorer leur gouvernance, mais l’État conserve une part majoritaire dans des secteurs qualifiés de ‘stratégiques’, un terme assez large pour englober la téléphonie mobile ou le transport aérien », note Harold Thibault, correspondant à Shanghaï pour le quotidien Le Monde. Ce « capitalisme d’État » n’aurait pas démontré son efficacité en matière de création de richesses. « Outre que cette filiation ne pousse pas franchement à une concurrence bénéfique au consommateur, la question des dividendes est devenue le serpent de mer de la réforme. » Les prêts consentis par les banques – dont le Parti est l’actionnaire majoritaire – restent en effet extrêmement bas pour les grandes entreprises qui ne sont tenues de reverser à l’État qu’à peine plus de 10 % de leurs bénéfices. De ce système résulte un faible retour sur l’épargne détenue par le peuple chinois et une exclusion des PME-PMI des circuits de financements.
Si l’économie de marché socialiste a permis d’assurer stabilité et contrôle des réformes, elle constitue peut-être un frein à l’affirmation économique de la Chine. « Dans les phases initiales, les projets viables sont aisément identifiables, la croissance est donc rapide et soutenue. Les choses se compliquent lorsqu’apparaissent des problèmes massifs de mauvaise allocation des capitaux et, au final, une crise de la dette », avance encore Harold Thibault. Bref, cette année 2012 semble devoir clore la première phase des réformes engagée en 1978 pour marquer le début d’un second cycle de mutation censé mener la Chine au sommet de sa puissance. L’essentiel va se jouer dans les mois à venir.
De l’émergence à la Grande Mutation
« Aujourd‘hui la Chine, puissance émergente par excellence, est confrontée au problème de penser une nouvelle stratégie ‘intégrale’ » pour « lui permettre de défi nir ou de redéfi nir ses priorités par rapport au monde », analyse le professeur Tanguy Struye de Swielande dans la Revue Défense Nationale. « La priorité de Pékin est de garantir son développement économique et sa modernisation (société harmonieuse) et de ce fait garantir une certaine stabilité à la fois dans le pays et dans son environnement direct (développement pacifi que). » Le développement socio-économique a été défini en 2009 comme le premier de ces « intérêts centraux » (Hexin Liyi) ou intérêts nationaux que sont aussi la garantie de sa souveraineté nationale et son intégrité territoriale.
Pour parvenir à ses fins, la Chine vient d’établir, avec l’aide de la Banque mondiale, une feuille de route à horizon 2030. « Voici venu le temps de la Grande Mutation, pour amener l’atelier du monde vers les nouvelles technologies, la croissance verte et les services », résume peut-être naïvement La Tribune. L’établissement de cette stratégie intervient alors que la tête du Parti communiste chinois doit changer à l’automne. Une façon symbolique de faire la transition, avant de passer le relais à la « cinquième génération » de dirigeants depuis la mort de Mao. Que prévoit le document ? En six points clés, il s’agit pour la Chine de « permettre à sa population d’entrer dans le XXIe siècle, sortir définitivement de la pauvreté, enrichir ses classes moyennes et retrouver son rang de première puissance mondiale ». Le futur modèle de croissance devra être d’abord fondé sur la demande intérieure. Sans surprise, la première direction stratégique clé est la réforme du secteur public, à commencer par ses entreprises et le secteur bancaire. Pékin ne renonce pas non plus à l’internationalisation de sa monnaie face à la suprématie du dollar et de l’euro. La seconde est la construction d’un système fiscal pérenne et suffisamment souple pour être « un réel outil de pilotage de la politique économique, notamment en cas de crise ». Les trois suivantes sont une augmentation substantielle des crédits de R&D, la conciliation de la croissance avec l’environnement, et la promotion de l’égalité des chances associée à une protection sociale pour tous. dernière grande direction est le maintien de relations équilibrées avec ses partenaires ou concurrents. Pas question dans ce texte d’un repli sur soi. La mutation économique de la Chine suppose son intégration à l’économie mondiale et, par là, sa participation aux affaires du monde et à ses soubresauts. « Monter en gamme dans les technologies et les services va provoquer des tensions concurrentielles avec les pays développés dans des secteurs au sein desquels ces derniers pensent détenir toujours un avantage compétitif », prévient La Tribune. Au-delà, c’est le modèle sociétal chinois qui s’apprête à être modifié. Quelle place pour la consommation de masse au sein de cette culture si particulière ? Quels seront les impacts des réformes à venir sur la société chinoise ? Pékin saura-t-elle mener de front son chantier intérieur et la préservation de son autorité extérieure ? Comme entend-elle gérer les frottements inévitables que provoquera la mise en oeuvre de sa politique ?
La Chine semble à la croisée des chemins dans la conquête de sa pleine puissance. La revue Manière de voir le rappelle utilement : sa doctrine d' »émergence pacifique » ne cessent d’inquiéter ses voisins immédiats quand les « tumultes intérieurs » et le « bouillonnement culturel » en cours fragilisent sa cohésion interne. « Nul ne peut aller contre le rythme », écrivait le grand sabreur japonais Miyamoto Musashi dans son Traité des cinq anneaux. C’est tout l’enjeu pour la nouvelle génération de « princes rouges » qui devra composer avec doigté entre ruptures collectives et satisfactions individuelles, appétit de puissance et inclusion au sein du système international, vocation géopolitique de dimension asiatique ou mondiale… Nous n’avons pas fini d’annoncer l’imminence du retour de la Chine !
Pour aller plus loin :
- La Chine, puissance déconcertante, sous la direction de Jean-Marie Holtzinger, Revue Défense Nationale, Été 2011, 214 p., 19 €;
- Chine : état critique, Manière de voir n°123, juin-juillet 2012, 98 p., 7,50 € ;
- Chine : le capitalisme d’État se fissure, Supplément éco&entreprise du quotidien Le Monde daté du 2 mai 2012 ;
- Où va la Chine ? La Tribune Hebdomadaire n°4, 4 mai 2012, 3 €.