Abus, menaces, perspectives…
De « la mondialisation heureuse » (Alain Minc) à la « guerre économique mondiale » (Bernard Esambert), la perception de la nature de la mondialisation divise profondément. Ses contours et ses spécificités font l’objet d’études et de débats où chacun s’interroge sur son degré d’intégration spatiale, sur ses mécanismes de gouvernance, sur ses gagnants et ses perdants…
Dans son dernier ouvrage paru aux PUF, le criminologue Xavier Raufer en vient aux faits, en analysant les impacts de la « réduction du monde » sur le crime organisé. Trop souvent décorrélée de son visage licite, la mondialisation criminelle transcende elle aussi les frontières tout en s’adaptant sans cesse aux impératifs du réel. Elle constitue une menace en pleine mutation qui investit toujours davantage le champ de l’économie légale. Et dont de nombreux États, entreprises et institutions s’accommodent quand ils ne sont pas directement complices de cette imbrication grandissante des espaces illégaux et légaux. Une clé de lecture indispensable pour la compréhension réelle, et globale, des dynamiques mondiales contemporaines.
Pour mémoire, le concept de mondialisation, lorsqu’il apparaît dans les années 1950 dans le vocabulaire économique, désigne l’accélération des flux transfrontaliers et la généralisation du capitalisme libéral à l’échelle planétaire. L’installation pérenne de la mondialisation a été permise dans les années 1980 et 1990 à la fois par les NTIC, qui facilitent techniquement les échanges, et par des politiques de dérégulation caractérisées par une déréglementation et une désintermédiation entre acteurs économiques.
La mondialisation – ou « globalisation » (Theodor Levitt) – recouvre aujourd’hui l’ensemble des phénomènes économiques, politiques, culturels ou technologiques induisant « l’échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l’espace mondial étant alors conçu en tant qu’espace libre de transaction et de circulation des hommes, des capitaux et des marchandises » (Aymeric Chauprade et François Thual, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1998). Avec un revenu net estimé à près de 1 000 milliards de dollars par an, la sphère illégale participe pleinement de ce phénomène.
L’économie illicite ou « l’autre mondialisation »
Schématiquement, la mondialisation économique se caractérise à la fois par une transnationalisation des échanges et par une division internationale du travail. Les organisations criminelles ont su très tôt en tirer profit. Les auteurs du dernier Atlas de la mondialisation précisent que « ces groupes […] forment souvent des réseaux transnationaux plus ou moins puissants, présents sur tous les continents et actifs dans des domaines variés : trafics de drogues, d’armes, d’espèces protégées et de produits toxiques, racket, prostitution et traite humaine, jeux clandestins, contrefaçons, notamment médicamenteuses, etc. »
Le trafic des stupéfiants illustre parfaitement l’impact de la mondialisation sur l’organisation de ces flux, de sa production et de sa commercialisation. Comme le rappelle Xavier Raufer, ce marché « est estimé par l’ONU à quelque 320 milliards de dollars par an pour la vente en gros (celle qui enrichit les cartels et mafias). C’est le troisième marché au monde, après ceux (licites) du pétrole (1er) et des armes de guerre (2e) ».
Ainsi, à l’instar de la mondialisation légale, le trafic de la cocaïne repose également sur la division des étapes de production entre différents pays et acteurs, en fonction des avantages comparatifs de chacun. On assiste à la même logique de limitation du coût de la main-d’œuvre et de la production, qui permet d’accroître les profits. Jusqu’aux années 1990, ce sont la Bolivie et le Pérou qui concentrent l’essentiel des matières premières et semi-élaborées (feuilles et pâte de coca), tandis que la Colombie s’occupe à la fois de la production du produit fini (cocaïne) et de son exportation par avion.
La vente au détail est quant à elle du ressort de dealers locaux. Durant cette période, la demande est quasi exclusivement nord-américaine. Avec la « guerre à la drogue » de l’administration Reagan qui s’attaque aux zones de production, cette organisation du trafic évolue sensiblement. La décennie 1990 est l’âge d’or des cartels colombiens qui rapatrient alors la culture de la coca sur leur territoire. La répression les oblige néanmoins à se rapprocher des mafias mexicaines, seules à même de garantir la livraison finale par voies terrestres.
Effet collatéral du Plan Colombie de 1999, le Mexique va s’imposer progressivement comme l’espace central du trafic. « Les narcotrafiquants colombiens se sont repliés sur les activités de mise en culture et de fabrication de la cocaïne, laissant aux cartels mexicains le transport sur longue distance vers les États-Unis, la vente en gros et au détail« , observe Fabrizio Maccaglia, maître de conférences à l’université de Tours.
Les mafieux mexicains s’affranchissent de leurs partenaires en investissant à leur tour dans les laboratoires de fabrication et dans des stratégies de partenariat avec des gangs d’Amérique centrale. Face à un marché qui leur échappe, les Colombiens se reportent alors massivement sur la demande européenne via l’Afrique de l’Ouest – tandis que la consommation de cocaïne est en pleine explosion chez les Émergents.
Des mondialisations étroitement imbriquées
« Il n’existe pas deux mondes, l’un constituant la face cachée et inversée de l’autre, mais un seul et même monde dont les composantes sont intrinsèquement enchevêtrées et solidaires » prévient Fabrizio Maccaglia. Autrement dit, « la mondialisation est un bloc », pour paraphraser Clémenceau à propos de la Révolution.
Seules ses formes sont multiples. « Selon le rapport publié en 1999 par le Centre mexicain d’investigations sur la sécurité nationale, si le trafic de stupéfiants était totalement éradiqué, l’économie des États-Unis perdrait entre 19 et 22% [de son volume], et l’économie mexicaine, elle, s’effondrerait de 63%« , rapporte Xavier Raufer en citant le journaliste Luca Rastello. Même s’il paraît difficile de disposer de chiffres précis s’agissant d’économie pour l’essentiel souterraine, les grandes masses donnent le vertige. D’autant plus que, « depuis 1999, les choses ne se sont pas arrangées, loin de là…« .
Les liens qui unissent les deux mondes ne sont pas à sens unique. Trois exemples : le blanchiment de l’argent sale, le précédent Philip Morris et la « finance pousse-au-crime« . Dans le premier cas, sur les 300 milliards de dollars générés par le trafic mondial de cocaïne, « 2,6% sont retournés en Colombie et le reste (97,4%) s’est ‘évanoui’, après blanchiment, dans le monde développé. Ce, au profit des mafias, cartels, etc. et de ceux que ces entités criminelles ont corrompus.
Ce blanchiment et la réinjection de ces quelque 292 milliards de dollars dans l’économie légitime sont, pour leur plus grande part, l’œuvre des grandes banques occidentales, notamment sur les places financières de Wall Street et de la City de Londres« , s’alarme Xavier Raufer. Et cette réintégration de l’argent sale de s’observer pour l’ensemble de l’activité criminelle. Tout particulièrement en temps de crise, le système bancaire et financier est-il prêt à renoncer à de tels avoirs ?
La seconde illustration est symptomatique d’une entreprise légale – Philip Morris – qui aurait laissé s’organiser la contrebande de ses propres cigarettes à destination de l’Europe. Il s’agit ici de toucher sur les deux tableaux en empruntant l’intégralité des voies et moyens de la mondialisation. Dernier exemple : la criminalisation du secteur bancaire et financier. Les fraudes à grande échelle des principales institutions financières, comme en atteste le récent scandale du Libor, s’accumulent sans véritable sanction. Comment l’expliquer ? Absence d’arsenal juridique adéquat ou complaisance politique ?
Une économie prédatrice en mutation
Les secteurs traditionnels de la mondialisation criminelle stagnent, voire reculent. Ainsi en va-t-il du narcotrafic. Cette bonne nouvelle doit être néanmoins immédiatement tempérée. À l’échelle planétaire, la plupart des organisations criminelles opèrent en effet depuis peu de véritables « réorientations professionnelles« .
Raufer observe trois tendances qui devraient s’affirmer à l’horizon prévisible de 2020 :
- « L’explosion de la fabrication et du trafic des contrefaçons, surtout dangereuses (médicaments, aliments, cosmétiques, pièces détachées, etc.) ;
- La rapide migration criminelle du monde réel vers le monde virtuel (cybercriminalité) ;
- Le pillage des paris sportifs, par corruption ou intimidation« .
La nouveauté réside peut-être ici en ce que ces activités gangrènent directement l’économie légale. Il ne s’agit pas en soi du développement et de la conquête de marchés illicites. En plein essor, le trafic de déchets et de matières toxiques semble ainsi échapper à cette logique et répond à une carence des pouvoirs publics.
Il est révélateur « des asymétries (de développement, de réglementations, de capacités de régulation des institutions étatiques…) et des jeux d’interdépendances dans un cadre mondialisé« , estime Fabrizio Maccaglia. Surtout, les acteurs de ce trafic ne sont plus seulement des entités criminelles. L’heure est plus que jamais à l’hybridation entre acteurs légaux et mafias, secteurs licites et activités criminelles. Le corpus juridique, tout comme les capacités de répression (polices, douanes, armées, etc.), restent largement à réinventer pour faire face à des menaces mutantes qui se jouent des frontières et des règlements.
Pour sa 5e édition, le Festival de géopolitique & géoéconomie de Grenoble, qui s’ouvre ce 4 avril 2013, place au centre de sa réflexion ce visage méconnu de la mondialisation et ses évolutions. L’enjeu est de taille car il s’agit à la fois de mieux comprendre la marche du monde et de s’y intégrer pleinement tout en se prémunissant de ses dangers et excès.
Les réponses ne seront pas évidentes. Mais le risque est réel. En conclusion de la Géostratégie du crime, François Thual nous alerte : « Les puissances criminelles fermement ancrées territorialement dessinent une nouvelle forme de tyrannie susceptible de cancériser la planète et de dynamiter tous les progrès de la démocratie depuis deux cents ans. »
Pour aller plus loin
- Géopolitique de la mondialisation criminelle, par Xavier Raufer, coll. Major, Presses universitaires de France, 288 p., 19 € ;
- Atlas de la mondialisation 2013, sous la direction de Marie-Françoise Durand, Presse de Sciences Po, 200 p., 26 € ;
- Contourner, frauder, trafiquer : les autres voies de la mondialisation, par Fabrizio Maccaglia, in Géographie et géopolitique de la mondialisation, coll. Initial, Hatier, 256 p., 12,50 € ;
- Géostratégie du crime, par Jean-François Gayraud et François Thual, Odile Jacob, 266 p., 23,20 €.