Mar 032016
 

 Géopolitique du « bon élève » de l’Union européenne

Les élections législatives du 26 février 2016 offrent l’occasion de s’intéresser davantage à la « verte Éirinn », tout à la fois chantée par les poètes et, désormais, privilégiée par les investisseurs internationaux.

D’autant que les commémorations du centenaire de l’insurrection des « Pâques sanglantes » vont nous replonger dans le souvenir des sacrifices consentis par les Irlandais pour arracher leur indépendance.

Comment un pays, certes de très vieille civilisation, mais humilié pendant des siècles par l’occupation britannique et aujourd’hui encore par la partition de l’Ulster, périphérique et pauvre au point d’être longtemps considéré comme « arriéré » au sein de l’espace européen, a-t-il pu prendre avec une telle efficacité le train de la mondialisation ?

Comment a-t-il également trouvé l’énergie de se relever aussi rapidement de la crise de 2008 qui l’avait frappé au coeur, dans les fondements de son modèle économique ?

Cette énigme n’est pas la moins paradoxale de la géopolitique. Elle intéressera tous ceux qui cherchent, dans la confusion des temps actuels, les voies toujours possibles d’un rebond, et même d’un renouveau.

Le destin de l’Irlande s’écrit pour une grande part dans sa géographie. C’est d’abord une île, c’est-à-dire un espace dont la situation géographique permet le développement d’un sentiment d’isolement, d’éloignement protecteur, mais aussi d’exception (cf. Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, Puf, 2011).

L’Irlande n’a pas manqué de le prouver, de son rôle de conservatoire de la civilisation celtique européenne jusqu’au choix d’une farouche neutralité pendant la « Guerre civile européenne » (Ernst Nolte) de 1914-1945, confirmé par la non-adhésion à l’OTAN malgré les liens qui l’unissent aux États-Unis depuis les flux de migration provoqués par la Grande Famine du milieu du XIXe siècle.

Mais c’est une île divisée, séparée en deux entités longtemps opposées : l’Eire (République d’Irlande), vaste de 70 000 km2 et peuplée de 4,6 millions d’habitants, et l’Irlande du Nord (région autonome du Royaume-Uni, avec pour principale province l’Ulster), rassemblant plus de 1,5 million d’habitants sur 14 000 km2.

Une île, trois axes géopolitiques

L’opposition nord-sud, qui recouvre le vieil antagonisme Belfast-Dublin, est évidemment structurante. « Le souvenir de la guerre civile entre nationalistes irlandais en 1921-1922 et la Constitution de 1937 sont là pour rappeler que l’Irlande dénie toute légitimité à un quelconque gouvernement régional nord-irlandais, estimant que la question de la réunification ne relève que de Dublin et/ou d’un accord avec Londres », observent les auteurs de l’article « Irlande » du Dictionnaire précité.

Dès lors, le principal axe du conflit qui, même apaisé, reste une cicatrice pour le pays, est un axe est-ouest, c’est-à-dire entre la jeune République irlandaise et le royaume britannique : une vraie frontière géopolitique et géoéconomique sépare les deux pays.

À la question des alliances militaires et de la neutralité s’ajoute le choix de l’Irlande d’une pleine intégration européenne (appartenance à la zone euro), à la différence de la Grande-Bretagne (qui risque même de s’éloigner encore davantage de l’UE cette année avec le débat sur le « Brexit »).

Un troisième axe de tension est de dimension nord-nord : il concerne l’opposition entre catholiques et protestants de l’Irlande septentrionale. L’assise confessionnelle des principaux partis politiques reflète aussi de fortes inégalités socio-économiques, la communauté catholique s’estimant dominée par les protestants loyalistes.

« De 1969 à 1998, la phase militaire du conflit qui fit 3 600 morts opposa d’ailleurs surtout l’IRA et les milices paramilitaires protestantes. »

Ce qui rend d’autant plus remarquable l’accord de paix finalement signé, très symboliquement, le Vendredi saint d’avril 1998. Même si « la paix n’abolit ni les murs ni les frontières » entre les deux parties de l’île et les deux principales confessions, la communautarisation ayant même tendance à s’amplifier (90 % des écoles sont aujourd’hui confessionnelles), cet accord a été rendu possible par la conjonction d’un certain nombre de facteurs : forte impulsion des acteurs politiques, lassitude de la population irlandaise…

L’un des plus importants est « un renversement géoéconomique nord-sud faisant de l’Eire un ‘Tigre celtique’ à forte croissance portée par la mondialisation, ce qui ne pouvait que faire réfléchir les Unionistes modérés ».

Les passions ne sont certes pas toutes apaisées, et des irruptions de violence toujours possibles, mais alors que ce conflit a longtemps constitué une tâche dans le processus de construction européenne, porté par l’objectif de paix entre les nations du Vieux Continent, l’Irlande s’est montrée en la matière un « bon élève » de l’UE.

La revanche de l’Irlande

« Bon élève » de l’UE, l’Irlande l’est également, et surtout, à raison de sa croissance économique, y compris au sortir de la crise de 2007-2008.

Dès les années 1990, le pays gagne le surnom de « Dragon celte » :

« L’Irlande connaît alors le plein emploi, attirant même – renversement historique ! – des travailleurs immigrés, relèvent les auteurs du Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie.

Avec un taux de croissance de l’ordre de 7 % par an pendant une dizaine d’années, l’Irlande se hisse au rang de deuxième pays le plus riche de l’UE en termes de PIB/hab. (68 % de la moyenne communautaire en 1988, 148 % en 2007).

La bulle immobilière – Dublin devient plus cher que Londres – entraîne également le secteur de la construction. »

Cette bulle va éclater lors de la crise des subprimes, et plonger le pays dans la récession, au point de constituer l’un des PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne), pays connaissant les plus graves difficultés économiques et financières.

Et pourtant, au prix d’une sévère cure d’austérité, l’île a rapidement renoué avec le succès.

« Sa croissance de 4,8 % prévue en 2015 [plus de 6 % au final], après les 3,6 % enregistrés l’année précédente, est sans équivalent en Europe, souligne Philippe Bernard dans Le bilan du Monde 2016.

Quant au chômage, qui avait atteint un pic de 15 % en 2012, il est retombé à 9,5 % [et] le déficit, qui dépassait 30 % de la richesse nationale au plus fort de la crise, a été réduit à 2,1 % du PIB en 2015″.

Les facteurs de ce dynamisme sont nombreux, et connus : excellence du système éducatif, bon usage des fonds européens orientant les activités vers l’économie « du savoir », politique franchement libérale enfin.

Celle-ci s’est manifestée par de nombreuses réformes : flexibilité accrue du travail, déréglementation, baisse massive des impôts en particulier sur les sociétés (plafonnés à 12,5 %), constituant le moteur d’une ouverture internationale conçue pour capter les capitaux étrangers, notamment des multinationales américaines de haute technologie (Dell, Intel, Microsoft, Google, Apple…).

Mais la sanction de ce modèle néolibéral est apparue avec la crise de 2008, l’austérité et les restructurations engagées ayant mis très fortement à contribution la population.

Le sauvetage du système bancaire a ainsi nécessité 64 milliards d’euros d’argent public, tandis que les taxes se multipliaient (dont une sur l’eau qui a frappé les plus démunis), et que les droits d’inscription à l’université étaient doublés, malgré les promesses du Labour, associé au Fine Gail de centre droit dans la coalition sortante.

Un horizon incertain

En désavouant sèchement cette coalition, les électeurs irlandais, comme d’autres en Europe, viennent de manifester leur lassitude après cinq années d’austérité. Au risque de provoquer une crise politique, aucune majorité ne se dégageant de ce scrutin.

Il est peu probable que le Premier ministre sortant, Enda Kenny, s’allie formellement avec le Fianna Fail, pourtant également de centre droit, mais qui est son frère ennemi historique depuis la guerre civile des années 1920.

En progression de 4 points, à 15 %, le grand gagnant politique est le Sinn Féin, ancienne « vitrine politique » de l’IRA, par ailleurs seul mouvement à être implanté à la fois au nord et au sud du pays. Les vieilles racines de la nation irlandaise sont donc encore présentes, et vivaces.

De même que la culture populaire – le « folklore » – malgré l’immersion complète du pays dans la mondialisation. Sans doute est-ce l’un des secrets de l’étonnante résilience irlandaise dans la longue durée.

Cette résilience sera rapidement mise à l’épreuve si Londres devait faire le choix d’une sortie de l’Union européenne. L’île, seul pays à partager une frontière terrestre avec le Royaume-Uni, en a fait son premier partenaire commercial, pesant 22 % de sa balance commerciale.

Soit 65 milliards d’euros par an et 400 000 emplois. « Selon Commerzbank, un Brexit pourrait faire chuter de moitié la croissance irlandaise, remettant en cause le redressement accompli depuis trois ans, relève Le Figaro (29/02/2016). Mais déjà, la place financière de Dublin espère attirer les banques et autres services financiers tentés de quitter la City pour une nouvelle tête de pont européenne ».

Voir dans un risque une opportunité ?

C’est bien le propre des peuples et des pays qui ont su rester jeunes. Et verts.

Pour aller plus loin :

  • « Irlande », in Dictionnaire de géopolitique et géoéconomie, sous la direction de Pascal Gauchon, Puf, coll. Major, 2011, 564 p., 49,90 € ;
  • « Irlande », in Le bilan du monde édition 2016, Le Monde hors-série, janvier 2016, 12 € ;
  • « Irlande rebelle », dossier de La Nouvelle Revue d’Histoire, n°83, mars-avril 2016, 6,90 € (en kiosque).