Comment McDonald’s et la « junk-food » ont conquis le monde
Le succès envahissant des GAFAM ne doit pas faire oublier le développement mondial fulgurant d’autres activités économiques moins « tendances », au premier rang desquelles l’agroalimentaire et la restauration rapide.
McDonald’s a ainsi su explorer avec succès les voies nouvelles de la globalisation, s’imposant comme un leader de la géoéconomie de l’alimentation.
Portée par une organisation quasi militaire, des processus millimétriques et une culture d’entreprise impérative, l’enseigne historique s’est développée dans le monde entier, pour le meilleur et pour le pire…
Car cette réussite économique incontestable n’est pas sans conséquences sur la santé publique, particulièrement chez les jeunes addicts.
L’image de l’enseigne a ainsi été mise à mal, McDo devenant, à tort ou à raison, le symbole de la « junk-food« .
C’est ce que développe, avec finesse et rigueur, le petit livre Une histoire de hamburger-frites, que Didier Pourquery (1), vieux routier du journalisme et président du site collaboratif The Conversation France (2), vient de consacrer à cette forme adulée de « malbouffe », à ses pionniers et à ses « junkies« .
Glucides, lipides et transgression
Les fondateurs historiques de l’enseigne n’auront laissé derrière eux que leur patronyme.
En effet, si Richard et Maurice McDonald ont bien tenu en 1940 un restaurant-grill très lucratif à San Bernardino, en Californie, c’est à un autre entrepreneur, vendeur de machines à milk-shake, qu’ils confient le développement de leur modèle de fast-food.
Ray Kroc installe le premier établissement « McDonald’s » en 1955, à Des Plaines, dans la banlieue de Chicago.
En 1961, pour 2,7 millions de dollars, il rachète aux deux frères les droits et l’exclusivité de la marque.
Son développement aux États-Unis est immédiat, particulièrement sous la forme de franchises.
Le premier restaurant étranger est ouvert en 1967 au Canada. Viennent ensuite le Costa Rica, le Panama et le Japon.
En Europe, les premiers McDo voient le jour près d’Amsterdam, puis en Allemagne et en Suède. Le 3.000ème est inauguré le 1er octobre 1974, dans le sud-est de Londres.
Pour la France, pays emblématique de la gastronomie, la marque confie le développement des franchises à un homme d’affaire franco-américain, Raymond Dayan.
Son premier restaurant ouvre le 20 juin 1972 à Créteil et 13 autres suivent rapidement. Mais un différend commercial et un procès obligent le Français à quitter le giron de McDonald’s.
L’implantation à l’Est commence par la Yougoslavie, en 1988, puis continue à Moscou et en Chine, en 1990.
Une première franchise s’installe en Arabie Saoudite dès 1993.
En mai 1996, McDonald’s signe avec Walt Disney Company un contrat d’exclusivité mondiale pour la fourniture des jouets distribués avec les Happy Meals destinés aux enfants.
En 2018, après trois quarts de siècle d’une ascension fulgurante, McDonald’s compte plus de 35.000 restaurants dans 119 pays.
Avec 1,7 million de salariés, l’entreprise devient le second employeur privé mondial.
À l’instar de frigidaire ou de bic, la marque, qui atteint le 10ème rang de notoriété internationale, est devenue un nom commun générique.
Quant au célèbre « Big Mac », son prix sert de référence à un indice socio-économique annuel, qui permet de comparer différents niveaux de vie (3)…
S’agissant d’une activité aussi concurrentielle, quelle stratégie a pu conduire McDonald’s à un tel succès de business et d’image ?
La réponse se trouve d’abord dans les menus, ensuite dans « l’expérience » à laquelle sont invités les clients. En effet, la plupart des plats, joliment dénommés et mis en scène, sont des concentrés de gras, de sucre et de sel.
Ces « PPCM » de l’alimentation rudimentaire garantissent le même plaisir primaire et la même satiété aux voraces de tous les continents, en leur associant le sentiment d’abondance sans limites suggéré par l’empilement coloré des couches de légumes, de viandes, de fromages et de sauces, au milieu de la cascade savante des frites.
La forme et la présentation des plats dans leurs écrins de carton chatoyants obligent à manger de façon régressive, sinon transgressive.
En effet, après avoir le plus souvent « piqué des frites » avec les doigts, les clients empoignent à pleines mains les couches molles du hamburger, tièdes et dégoulinantes de sauce, avant de les engloutir d’une façon plus ou moins habile, dans les effluves douceâtres de friture.
Car, comme l’écrit Didier Pourquery, « ce méga-sandwich est impossible à manger proprement. » (4)
Et d’ajouter : « Ça se mange avec les doigts. À pleines mains. À mains nues. »
Les parents se tachent et les enfants rigolent de cette transgression licite. Ainsi, le hamburger « accomplit le principe de base de l’art culinaire : faire sécréter plus de salive que nécessaire. »
Le côté un peu chaotique de la dégustation est corrigé par la netteté rassurante et l’organisation militaire des cuisines ouvertes aux yeux de tous.
À l’intérieur règne une ambiance tendue et affairée, rythmée par le bip impérieux des timers. Chaque équipier déroule sans temps morts le process parfaitement défini qui lui revient.
Chaque geste est sous contrôle, l’obsession des managers ayant toujours été « la chasse aux temps morts ».
Car, dans les cuisines comme à table, tout doit se passer vite et sans surprises afin de servir un maximum de repas à un maximum de clients.
Préparer rapidement ce qui sera avalé rapidement : c’est bien la définition du « fast food » !
La « malbouffe » dans tous ses états
Le succès de l’enseigne repose d’abord sur quelques produits vedettes inscrits dans les menus de tous les pays, au premier rang desquels le traditionnel burger-frites.
Mais, au-delà des standards d’une alimentation « globalisée », les spécificités culinaires restent encore des marqueurs culturels très importants (5).
McDo a su ouvrir ses menus à de nombreuses variantes pour répondre aux attentes locales. Ainsi trouvera-t-on en Chine des desserts originaux à base de taro, en Inde un « Maharaja Mac » dans lequel le poulet remplace le boeuf, un McRib à la viande de porc en Allemagne ou un « Purple McShake » à la patate douce au Japon.
De façon curieuse, les « frites carbonara » sont réservées aux McDo japonais et les « McSpaghetti » aux Philippines (6).
Comme le serinent les slogans locaux, « Born in the USA, Made in France ! » et, de toute façon, « Venez comme vous êtes ! »
Cependant, ces adaptations n’ont pas suffi à éviter un ralentissement important des ventes, le CA de McDo passant de 28,11 milliards de dollars en 2013 à 21,03 en 2018 (7)…
Cette érosion de la fréquentation mondiale a plusieurs explications.
La principale est l’usure lente et régulière d’un produit et d’un style devenus un peu surannés, très liés aux Trente Glorieuses, à la famille traditionnelle et à l’« american way of life ».
Il faut y ajouter la concurrence récente de burgers plus élaborés, plus légers, souvent déstructurés (donc plus faciles à manger…), parfois revisités par des chefs étoilés.
Mais l’enseigne a pris en compte ces menaces nouvelles et ajusté son offre pour relancer ses ventes.
Ainsi a-t-elle su proposer des petits déjeuners convenant aux habitudes locales, « Ptit Déj » avec viennoiseries en France, ou McMorning avec… burgers aux États-Unis !
Cette faculté d’adaptation est ancrée dans l’ADN de McDonald’s. Didier Pourquery le rappelle avec malice, « dès 1963, pour proposer aux villes à majorité catholique des alternatives au steak haché pour les jours ‘maigres’, [McDo] a lancé le Filet-o-Fish, le poisson pané entre deux tranches de pain. »
S’agissant de l’organisation de ses restaurants, McDo invente le McDrive en 1975 et réintroduit discrètement aujourd’hui le service à la place.
La principale difficulté est certainement la transformation rapide des habitudes alimentaires des nouvelles générations.
Souvent associé aux préoccupations écologiques, le souci du « bien manger » est assumé sans complexes et porté par des associations de consommateurs très actives et une intelligentsia aussi militante que prêcheuse.
Il est vrai que le sujet s’y prête, le corps médical soulignant à l’envi l’impact de l’alimentation sur la santé et la durée de vie.
La responsabilité de la « junk-food » dans le surpoids qui touche 65% des Américains est très probable !
Citant le film célèbre du documentariste « engagé » Morgan Spurlock, Didier Pourquery rappelle qu’en 2015, « 12 millions de décès dans le monde étaient dus à la malbouffe contre [seulement…] 7 millions au tabac. »
Quant au film lui-même, Super Size Me, il raconte comment les 3 repas quotidiens avalés 30 jours de suite dans un McDonald’s ont fait « gagner » 11 kilos au réalisateur…
Lobbying et communication pour réparer une image abimée
Ainsi la marque est-elle devenue, à son corps défendant, le symbole de ce que la restauration rapide peut produire de plus contestable.
Rappelons-nous qu’il y a exactement 20 ans, José Bové et 300 militants de la Confédération paysanne « démontaient » le futur McDo de Millau au nom de la santé publique, de la défense du goût et de l’altermondialisme. (8)
Depuis cet épisode mis en scène devant les caméras du monde entier, le mot « malbouffe » (9), antonyme idéal d’une alimentation éthique et saine, colle à l’enseigne McDonald’s.
Quelques « super heavy users » en surpoids dangereux se sont même risqués à porter plainte contre McDo.
Ils ont été déboutés, « la consommation de hamburgers et de frites [restant une] décision libre et individuelle […], le client, ajoute Didier Pourquery, a toujours raison, même s’il se fait du mal. »
On peut d’ailleurs souligner le fait que la totémisation de McDo par les mouvements contestataires « protège » paradoxalement certains de ses concurrents tout aussi criticables…
Devant le déferlement des critiques, souvent fondées et documentées, la multinationale a mis en place une stratégie de défense efficace.
Les plats ont été agrémentés de légumes bien visibles et de nouvelles salades sont apparues aux menus.
Le discours insiste maintenant sur les règles d’hygiène et de santé, sur la proximité rassurante des fournisseurs, sur la traçabilité des produits et le respect quasi médical des process de production des plats.
Un café dit « éthique et éco-responsable » a même fait son apparition au menu…
Le maillage très serré des restaurants, la prise en charge des enfants et un storytelling efficace assurent en outre à McDo une complicité efficace avec les mères de famille, premières complices des déferlements caloriques.
Quant aux prescripteurs et décideurs publics, l’enseigne aime leur rappeler qu’elle achète chaque année 453 millions de kilos de boeuf aux fermiers américains et qu’elle reste le second employeur privé des USA, deux arguments à même de tempérer d’éventuelles critiques…
Par ailleurs, l’entreprise ne se prive pas d’utiliser les ressorts habituels de la communication et du lobbying.
Sa fondation Ronald McDonald House Charities (10) a consacré 170 millions de dollars aux enfants malades et défavorisés.
McDo sponsorise en sus de nombreuses équipes sportives et, pour se rapprocher des adolescents gros consommateurs de « junk-food », l’enseigne a recentré ses partenariats sur les compétitions locales et mondiales d’e-sport (11).
C’est certes là un choix stratégique judicieux, mais il n’est pas sûr que la santé des nouvelles générations ait beaucoup à y gagner…
Pour en savoir plus :
Une histoire de hamburger-frites, par Didier Pourquery, Éditions Robert Laffont, Paris, 2019.
1/ Didier Pourquery a travaillé, entre autres, à Libération, au Monde, à Science et Vie, à la Tribune, à VSD et à l’Expansion. Il a dirigé le Monde Magazine et le site The Conversation France.
2/ https://theconversation.com/fr
3/ Tous les ans depuis 1986, The Economist établit la liste comparative des prix du Big Mac dans le monde. lire l’article
4/ Une histoire de hamburger-frites, op.cit, p.74. Les citations suivantes en sont extraites.
5/ La relation qui associe plaisir, goût et culture est décrite de façon touchante et gourmande dans un livre récent de Stéphanie Schwartzbrod, La Cuisine de l’exil, (Actes Sud, Arles 2019).
9/ Le néologisme « malbouffe » est attribué à Stella et Joël de Rosnay.
10/ Voir par exemple https://www.fondation-ronald-mcdonald.fr/vous-aider/maison-villejuif/
11/ L’e-sport est la pratique et la compétition, sur Internet ou en LAN-party, de jeux vidéo, seul ou en équipe. https://www.lemonde.fr/e-sport/
Sorry, the comment form is closed at this time.