Jean-François Fiorina s’entretient avec Michel Goya
Les OPEX (opérations extérieures) de l’armée française se sont multipliées depuis la fin de la Guerre froide. Synthétisant action et réflexion, ayant participé à de multiples OPEX, issu des Troupes de Marine, le colonel Goya est directeur de recherche à l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’École militaire).
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’armée et son devenir, il établit un lien direct entre l’exercice du métier des armes et la connaissance de la géopolitique. Car si la géopolitique sert à faire la guerre… elle contribue aussi à rétablir la paix.
Que signifie être militaire en 2013 ?
C’est être un soldat professionnel et nomade. Ce dernier terme constitue une innovation. En effet, depuis la guerre d’Algérie, l’essentiel de l’armée française était figé dans une configuration de Guerre froide. Quelques éléments d’élite menaient des opérations en Afrique, mais ces actions étaient ignorées du grand public. Aujourd’hui, le soldat va de territoire en territoire, souvent de crise en crise, avec entre-temps des retours en métropole. À l’instar d’un médecin, il doit tout à la fois faire preuve d’empathie pour comprendre le problème auquel il est confronté, et se tenir à distance pour rester objectif.
Comment se préparer à ces mouvements incessants, à ces changements de contexte qui englobent des domaines aussi divers que la culture, la religion, l’économie… ?
Il y a d’abord une préparation informelle, qui se fait par capillarité. L’expérience des hommes est prépondérante. Un exemple : quand je suis parti comme capitaine en Centrafrique en opération avec ma compagnie, nous étions 140 hommes environ. À nous tous, en expérience cumulée, nous avions près de 700 opérations passées à notre actif. Autant dire un précieux capital de savoir-faire ! À lui seul, mon adjudant de compagnie comptait 33 opérations extérieures et c’était la 7e fois qu’il venait en Centrafrique. Ce fond commun, cette expérience collective, permettent de s’adapter à toutes les situations et de faire bénéficier les plus jeunes de l’acquis des anciens, via une transmission orale.
Au-delà de ce background pour le moins informel, et face à la multiplication des opérations extérieures, on a mis de plus en plus l’accent sur le retour d’expérience, que l’on s’est efforcé de formaliser, sur un mode rationnel. Il s’agit de synthétiser les observations issues d’un passage dans telle ou telle situation, d’en tirer les leçons et de mettre en forme ces enseignements. Ainsi, peu à peu se crée la doctrine, grâce à ces retours d’expérience qui, de transmission en transmission, permettent de préparer les soldats à leur mission. Ensuite, pour des opérations plus complexes et dangereuses, comme l’Afghanistan, on a organisé des sessions de préparation. Objectif ? Mettre les troupes dans des camps adaptés, spécialement créés pour reproduire les conditions dans lesquelles elles vont être plongées et où elles sont préparées durant plusieurs mois avant leur intervention.
Enfin, il existe pour l’armée de Terre l’École militaire de spécialisation de l’outre-mer et de l’étranger (EMSOME), qui a pour vocation de préparer – notamment sur le plan culturel – les militaires appelés à servir outre-mer et à l’étranger en opération extérieure. Des experts vont ainsi dispenser des formations centrées sur la connaissance du milieu, des populations et des us et coutumes du pays où seront déployées nos troupes.
Les expériences et les comportements évoluent aussi ?
Bien sûr. Après la Guerre froide sont venues les missions sous mandat ONU, en général missions d’interposition. Puis après, d’autres interventions dans le cadre de forces multinationales, avec des objectifs divers. L’Afghanistan a ainsi constitué un nouveau type d’action et de réflexion, privilégiant la contre-insurrection.
Aujourd’hui, avec le Mali, on est clairement dans une situation de guerre. À chaque fois, l’expérience passée est un socle utile. Mais il faut surtout savoir s’intégrer à un univers en perpétuel changement. Dans ce contexte, savoir innover relève souvent moins de la technique que de l’adaptation de l’homme à son nouvel environnement. Ce que la France a toujours su faire. En effet, si l’on y regarde bien, depuis 1815, les armées ont changé de mission principale en moyenne tous les douze ans, avec des périodes de latence plus ou moins grandes, même si tout fut centré sur la dissuasion entre la fin de la guerre d’Algérie et la chute du Mur de Berlin. Depuis vingt ans, on revoit les contextes et les modes opératoires.
Savoir comprendre et s’adapter demeure donc une priorité. Il faut ajuster notre façon de voir les choses et parfois savoir aussi revenir en arrière, en capitalisant sur des expériences acquises qui ont pu un temps être, non pas oubliées, mais perdues de vue.
Au Mali, par exemple, nous avons su nous adapter ?
Nous en sommes revenus à des types d’opérations que nous connaissons bien. De 1977 à 1980, on compte 14 opérations militaires françaises en Afrique, qui dans leur ensemble, réussissent. Notamment au Tchad. Il y a alors un consensus politique, la chaîne de décision est courte, on intervient vite, avec des forces bien préparées qui connaissent le terrain.
Les choses vont se brouiller ensuite avec le Liban et le rôle incertain dévolu à nos forces, sans ordres précis dans un cadre complexe. Avec le Mali, on revient à une définition claire des choses. La terminologie n’est d’ailleurs pas neutre. À la différence de l’Afghanistan, on reconnaît bel et bien que l’on est en guerre et que l’on y va seul, sans coalition. L’évolution peut donc parfois constituer un retour sur nos fondamentaux tout à fait bénéfique.
Au sein même des pays occidentaux, l’approche de ces opérations n’est pas la même ?
C’est évident. Certains pays européens sont pratiquement démilitarisés. Ils refusent même la qualification de guerre. Ce qui peut paraître incompréhensible à d’autres populations. Le pacifisme est ainsi un concept qui n’existe pas en langue dari, il est donc quasiment impossible pour un Afghan de comprendre le blocage mental que constitue le pacifisme pour un Allemand. En Europe, il n’y a quasiment que les Anglais et les Français à n’avoir pas cette réticence à l’emploi de la force armée et au mot même de guerre.
Les Américains ont la puissance et n’ont pas de blocages, mais ils procèdent différemment. Dans une opération comme le Mali, ils n’auraient pas réagi aussi vite. Ils auraient sans doute privilégié une lourde logistique, et à l’heure qu’il est, ils en seraient probablement à construire une immense base aérienne à Bamako pour mobiliser de nombreuses ressources techniques et financières avant que d’entamer une reconquête, là où nous, Français, avons choisi d’opter pour l’agilité et la rapidité, prenant de court nos ennemis.
Quid des pays émergents dans ce nouveau contexte ?
Ils n’ont pas, pour le moment, les moyens – notamment logistiques – et les savoir- faire. Or les uns comme les autres ne s’improvisent pas. Ensuite, ont-ils la volonté de s’engager dans des opérations extérieures ? Ce n’est pas certain. Un pays comme la Chine a ainsi une autre appréhension que nous de l’emploi de la force armée. C’est pour eux sans doute davantage une fin qu’un moyen. En outre, l’action armée est coûteuse et si l’on y a recours, ce doit être en ultima ratio et de manière très brève.
La force armée n’y a pas traditionnellement le caractère héroïque qu’elle peut avoir chez nous. Pour imposer ses vues à l’adversaire, la Chine va préférer déployer d’autres moyens, jouant en particulier sur le registre économique ou financier, ou encore sur le soft power. L’Inde, de son côté, développe des moyens importants même si elle a des faiblesses industrielles.
Mais à l’instar de la Chine, pour le moment, elle n’a pas cette culture d’intervention à l’étranger. Les deux pays n’ont d’ailleurs pas de capacités notables de projection. Le Brésil est un peu sur le même positionnement. Il a une politique d’influence importante, notamment en Afrique, mais n’a pas encore un bras armé en adéquation avec cette politique.
Les interventions françaises se faisant souvent dans un cadre multinational, comment gérez-vous la dimension interculturelle ?
Dans le cadre Otan, il y a des normes connues, des habitudes de travail rodées, des procédures et des savoir-faire communs. L’ensemble est lourd, hérité de la Guerre froide, mais fonctionne. Quand on y ajoute des partenaires peu coutumiers de telles formes de coopération, qui découvrent ces modes opératoires, qui ont des particularismes culturels ou mentaux, qui font ou ne font pas telle ou telle chose, alors cela devient nettement plus compliqué, surtout en matière de règles d’engagement.
Il faut ainsi gérer les absences, les refus, les incompréhensions. D’où la création d’états-majors très lourds, avec une multiplicité d’acteurs et des circuits de décision longs et complexes. Certes, les coalitions donnent une légitimité sur la scène internationale. Plus on est nombreux sur une intervention, plus elle paraît juste aux yeux du public. Dans un conflit interétatique, cela peut se comprendre. Avoir beaucoup de drapeaux présents est très bon diplomatiquement, mais ce n’est pas forcément une garantie d’efficacité militaire.
Au Mali, nous avons conjugué les différents avantages : le soutien de la communauté internationale, donc la légitimité, et en même temps un dispositif militaire très resserré et parfaitement opérationnel, en coordination avec nos alliés africains, auquel on peut adjoindre aisément plusieurs dispositifs extérieurs bien rodés, comme en matière de transport aérien.
Comment se prépare-t-on au contact avec les populations pour ce type d’opérations ?
Il faut se méfier de toute approche manichéenne. Il n’y a jamais les bons d’un côté et les méchants de l’autre. La réalité est souvent plus subtile. En outre, il faut aussi savoir adapter les ordres qui sont donnés par les institutions, qui sont des axes généraux et politiques. Comment faire pour à la fois sauver une ville et rester neutre, alors qu’il y a de multiples factions qui ne veulent pas de cet état de fait ? Il existe un vaste champ entre les voeux du politique ou du diplomatique et la réalisation pratique du militaire sur le terrain.
Si les gens que l’on doit défendre se révèlent être en réalité encadrés par des mafieux, la tâche va être sans doute un peu plus complexe que prévue initialement… Heureusement, notre savoir-faire nous permet de distinguer rapidement le bon grain de l’ivraie et en général de nouer assez vite de bonnes relations avec les populations.
Dans Sarajevo assiégée, au cours d’une mission « casque bleu », organiser un spectacle de marionnettes pour enfants ou dépanner une société locale avec du gas-oil pour ravitailler un quartier peut très vite avoir des retours positifs. Il faut simplement ne pas avoir d’oeillères, prendre en compte les réalités locales, et faire montre d’un minimum de bon sens. La population va alors faire remonter de l’information à notre profit, voire nous avertir discrètement en cas de danger.
En vérité, il ne suffit pas d’avoir des objectifs, il faut aussi donner du sens à la mission. Les Français ont une très forte tradition de contact avec les populations locales. Nous savons – et nous aimons – tisser des liens avec elles, même si nous ne devons jamais oublier que notre présence est passagère. Dans ce cadre, le paramètre humain est prépondérant.
À l’instar des écoles de commerce, l’École de guerre accueille-t-elle des stagiaires étrangers, notamment des pays émergents ? Comment se forment les officiers aujourd’hui ?
À l’École de guerre, un tiers des stagiaires est d’origine étrangère. Traditionnellement, nous accueillons bien sûr des élèves issus de pays africains avec lesquels nous entretenons des liens solides. Mais on voit maintenant arriver des stagiaires chinois. Pour répondre à votre question, les officiers en France se forment beaucoup et ce, à différentes étapes de leur parcours. Ainsi, en trente ans de carrière, j’en ai passé plus d’un tiers en formation, souvent hors du strict domaine militaire. Cela permet d’élargir nos connaissances et donc de nous adapter à tous les contextes.
Face à la montée en puissance du crime organisé et des mafias, quel est le rôle de l’armée ?
De fait, nous affrontons le plus souvent des organisations non-étatiques. Or, face à l’affaiblissement des États se nouent de curieuses alliances. Elles bénéficient des aspects les plus sombres de la mondialisation et sont adossées à des moyens financiers importants. Ces prédateurs peuvent faire exploser des États, comme on l’a vu en Somalie.
Il y a des organisations liées à un contexte local particulier et d’autres structurées en réseaux, transnationales, qui vont se greffer sur des structures existantes. D’où de nouvelles synergies, polymorphes, dont la logique est souvent difficilement saisissable de prime abord. Si l’on reste sur la définition classique qui veut que la guerre soit l’affrontement de deux entités politiques, alors avec l’apparition de la criminalité, on change de registre.
Bien sûr, s’il y a une réelle menace armée, mettant en danger l’État, l’armée a son rôle à jouer. Sinon, cela relève plutôt de services spécialisés, qui connaissent parfaitement les arcanes de ces univers. Notre monde en perpétuelles mutations ouvre d’ailleurs de nouveaux territoires qui engendrent eux-mêmes de nouvelles interrogations. Ainsi, comme l’espace ou les océans, le cyberespace pose la question des zones sans frontières, où se développent des actions qui ne sont pas forcément directement létales.
Les sites d’Areva au Niger vont bénéficier de la protection de forces spéciales françaises. Est-ce le rôle du militaire d’assurer la sécurité des entreprises françaises dans les zones à risques ? Et ces nouveaux développements vont-ils influer sur le prochain Livre blanc ?
Les intérêts économiques font partie intégrante des intérêts nationaux. Il est d’ailleurs curieux qu’en France, on soit réticent à évoquer cette notion de défense de nos intérêts. Ces entreprises, vitales pour notre pays, défendent nos intérêts et à ce titre, méritent d’être protégées.
Que l’on embarque des fusiliers marins sur des bateaux battant pavillon français pour les protéger au large de la Somalie me paraît normal. Après, c’est affaire d’attribution de moyens et de ressources. Donc se pose la question stratégique de l’emploi des forces. Quelle est notre vision stratégique, tous domaines confondus ? Que veut-on faire avec nos forces armées ? Le problème est que ce Livre blanc n’a pas pour vocation de mettre en adéquation nos moyens avec notre vision stratégique. Au contraire, comme en 2008 d’ailleurs, on part du principe premier qu’il faut accentuer la rigueur budgétaire. On assiste à ce curieux paradoxe où d’une part, on explique que le monde est de plus en plus dangereux et simultanément, on décide de réduire encore les moyens ! C’est pour le moins assez peu cohérent… En fait, on ne sait pas comment réduire cette bulle budgétaire qui nous mine depuis la fin de la Guerre froide. Va-t-on continuer à rogner et à travailler avec des bouts de ficelle jusqu’à ce que le système craque ? Ou va-t-on se décider à changer de modèle, en s’inspirant de l’exemple du Mali et en déployant de solides capacités de projection et de puissance ?
Pour conclure, que pensez-vous de cette réflexion un brin provocatrice d’Yves Lacoste qui disait que « la géopolitique, ça sert d’abord à faire la guerre » ?
Il est vrai qu’elle sert tout à la fois à faire la guerre… et à rétablir la paix ! Depuis plusieurs années, on mène une guerre mondiale fragmentée. Le soldat français d’aujourd’hui est un grand voyageur. Il doit comprendre les autres cultures, parler de nombreuses langues, intégrer les codes culturels des pays où il se rend… À cet égard, la sphère militaire constitue sans doute l’un des milieux de la société française les plus ouverts sur le monde et ses réalités.
A propos de Michel Goya
Né en 1962 dans les Pyrénées d’un père émigré clandestin espagnol et d’une mère ouvrière textile, Michel Goya, après son bac et un DEUG de Lettres, entre dans l’armée d’abord comme sous-officier avant d’intégrer l’École militaire Interarmes.
Il devient officier et opte en sortie d’école en 1990 pour les Troupes de Marine. Les missions sur le terrain s’enchaînent très vite : Nouvelle- Calédonie, Rwanda, Sarajevo… Les opérations extérieures ne l’empêchent pas de réussir brillamment un parcours original, tant civil que militaire.
En 2004, il sort breveté du Collège Interarmées de Défense (École de guerre) à l’École militaire à Paris, puis approfondit ses connaissances au Centre de Doctrine d’Emploi des Forces (CDEF), comme officier traitant à la Division Recherche de Retour d’expérience (DREX) en charge de la zone Asie, Moyen et Proche-Orient, puis à l’État-major des armées comme rédacteur du chef d’état-major des armées en charge des questions de doctrine.
En parallèle, il décroche son DEA, puis son doctorat d’histoire moderne et contemporaine (Université Paris-IV). En 2009, il est nommé colonel et devient directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), domaine « Nouveaux conflits ».
Titulaire de la chaire d’histoire militaire à l’École de guerre, il est aussi professeur associé à l’École pratique des hautes études (EPHE), et chargé de cours à Sciences Po Paris, tout en étant membre du Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégique (CSFRS).
Michel Goya se revendique tout à la fois comme officier des Troupes de Marine et écrivain militaire. De fait, à partir de 2002, il publie beaucoup. Des articles, notes et analyses dans nombre de revues : la Revue historique des armées, Inflexions, les Cahiers du CESAT, Défense et sécurité internationale, Politique étrangère, Military Review, Défense, Défense nationale, Guerres et histoire, Lignes de front, Combats et opérations, etc.
Simultanément, il publie des ouvrages comme La chair et l’acier, (Tallandier, 2004), Irak, les armées du chaos, (Economica, 2008), Res militaris, de l’emploi des forces armées au XXIe siècle, (Economica, 2010).
Il a également participé à des ouvrages collectifs comme Les militaires qui ont changé la France, (Le cherche midi, 2008), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, (Economica, 2008), Guerre et manœuvre héritages et renouveau, (Economica, 2009), La fin des guerres majeures, (Economica, 2010), Faut-il brûler la contre-insurrection, (Choiseul, 2011), L’état du monde 2013 – La cassure, (La Découverte, 2012), The Oxford handbook of war, (University press of Oxford, 2012), Le sport et la guerre, (Presses universitaires de Rennes, 2012), et enfin tout récemment, Gagner une guerre aujourd’hui ? (Economica, 2013).
Pour en savoir plus, son blog : La Voie de l’Epée