Nov 022011
 

La crise s’installe durablement. Elle est systémique et polymorphe. Mais aux côtés des risques surgissent toujours des opportunités, notamment à l’international. Il revient aux entreprises d’être en mesure de les saisir. Et aux managers de demain de se préparer au « leadership de l’incertitude », à la prise de décision dans le « brouillard de la guerre économique ». Eric Delbecque, expert en intelligence économique, s’entretient avec Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, pour évoquer les apports de la géopolitique à une démarche d’intelligence économique et stratégique.

L’intelligence économique (IE) continue de véhiculer une mauvaise image, illustrée par des articles de presse régulièrement malveillants. Comment l’expliquer ? A quoi sert finalement l’IE ?

Cette perception faussée de l’IE me semble provenir de deux causes majeures. D’une part, la plupart des journalistes qui commentent les affaires de manipulation ou d’espionnage industriel ont une mauvaise connaissance du renseignement. Ils l’assimilent systématiquement à la clandestinité et à l’illégalité, c’est-à-dire aux méthodes d’acquisition de l’information noire, protégée, qui sont le propre des services étatiques spécialisés. Très vraisemblablement parce que c’est plus « vendeur »… Cette tendance au sensationnalisme et au simplisme est cependant facilitée par la réelle parenté de raisonnement entre le monde du renseignement et l’IE. Leurs méthodes sont directement inspirées du cycle du renseignement, à savoir le traitement de l’information de manière globale, systématique et cyclique (définition de l’objectif, acquisition, analyse, diffusion, etc.). Les différences, de taille, tiennent à la cible et aux méthodes d’acquisition : l’intelligence économique est une activité qui se développe dans un cadre légal et ne s’attache qu’aux sources ouvertes, même lorsqu’elles sont informelles (information blanche et grise).

Le monde du renseignement ne se réduit pas au domaine militaire ou policier, avec des agents sur le terrain qui « traquent » l’information par tous les moyens jugés nécessaires et approuvés par les gouvernements en tant qu’autorité politique légitime. Ce sont aussi, et surtout, des personnes dans des bureaux qui observent, réfléchissent et écrivent. Quant à l’utilité de l’IE, elle me semble évidente. Au-delà de la veille, qui de mon point de vue n’est qu’un moyen, elle poursuit deux objectifs majeurs et aujourd’hui indispensables à toute organisation : la sécurité économique, c’est-à-dire la protection de son capital matériel et immatériel, et l’influence, à savoir sa capacité à développer une « action agissante » sur son environnement. Le reste est littérature ou faits divers…

Vu des entreprises, le dispositif de l’Etat paraît complexe avec ses différents services, centres de formation ou de recherches, agences… Malgré les efforts de rationalisation et de visibilité, cette impression ne correspondrait-elle pas encore à une certaine réalité ?

Certes, mais ce n’est pas une singularité française. Le dispositif américain, souvent cité en exemple, est également extrêmement complexe et concurrentiel. Il fonctionne bien grâce à une très forte implication politique et à une culture de proximité et de coopération entre l’administration et les entreprises. Celles-ci sont donc en territoire plus familier. En France, il faut bien prendre conscience que nous ne sommes encore qu’à l’heure de l’installation des dispositifs opérationnels. Cette phase de montage, comprenant de nombreuses expérimentations, est fatalement complexe et peu lisible de l’extérieur. Mais plutôt que de nous culpabiliser pour le retard pris par rapport à de nombreuses puissances concurrentes, je souhaiterais souligner l’importance des efforts entrepris ces dernières années, généralement sous l’impulsion de personnalités éminentes, comme Alain Juillet et Rémy Pautrat dans l’administration ou Philippe Clerc au sein du réseau consulaire. Alain Juillet en particulier, lorsqu’il était Haut responsable à l’intelligence économique (HRIE) auprès du Premier ministre, a fait progresser l’IE de manière spectaculaire dans de nombreuses directions, avec la conception d’un référentiel de formation, la définition des secteurs stratégiques pour l’économie française, la sensibilisation de très nombreuses entreprises et plus généralement un travail exceptionnel de contacts, de construction de réseaux et de mises en relation qui a permis une diffusion pragmatique, discrète mais réelle, de l’IE au sein du tissu productif. Malgré l’urgence qu’impose l’exacerbation de la concurrence internationale, il convient de s’inscrire dans une vision de long terme, et mesurer le chemin accompli. Il aura fallu pas moins de 15 ans, depuis la parution du rapport Martre en 1994, pour mettre en place des services publics réellement opérationnels et directement accessibles aux PME, au sein des CCI, de certaines collectivités locales (Grand Lyon, Conseil régional d’Ile-de-France ou du Nord Pas-de-Calais par exemple) et bien sûr de l’Etat avec la Délégation interministérielle à l’IE confiée à Olivier Buquen ou le Service de coordination à l’intelligence économique (SCIE) piloté, à Bercy, par Frédéric Lacave. A l’aune de cette expérience, il faudra sans doute encore une décennie pour voir l’IE devenir une pratique courante des entreprises françaises…

Vous l’avez souligné, la concurrence internationale s’exacerbe. Vous avez même évoqué dans votre ouvrage consacré au « leadership de l’incertitude », écrit avec Laurent Combalbert, l’avènement de « circonstances exceptionnelles et conflictuelles » comme horizon quotidien des entreprises. L’intelligence économique s’imposerait donc comme une clé de succès ?

L’IE est une démarche par nature offensive, qui permet en effet de piloter l’incertitude, de faire progresser l’entreprise dans le « brouillard de la guerre économique » actuel. Car il s’agit ici de faire preuve d’intelligence stratégique. A rebours d’un certain « fétichisme technologique » occidental, et américain en particulier, la première ressource est humaine. La principale richesse des organisations est constituée des hommes, qui sont les meilleurs catalyseurs de l’incertitude pour la transformer en opportunité. Les finalités de l’IE servent cette démarche. Outre la protection, l’influence est aujourd’hui indispensable à la conquête de nouveaux marchés. Faire de bons produits à bas prix sera très largement partagé et ne pourra en aucun cas constituer un avantage comparatif avec les pays émergents, bien au contraire ! La différence se fera sur l’influence, l’image véhiculée par l’entreprise et sa capacité à construire des réseaux propres à soutenir sa stratégie commerciale. C’est tout le sens de la « diplomatie d’affaires » que la France entend légitimement tester en Libye, en misant sur l’affectif de la population – ou à tout le moins la représentation de ses dirigeants. Mais comme le démontrent depuis la fi n des années 1980 les Etats-Unis avec l’Advocacy policy, cette diplomatie commerciale doit être pratiquée, avec le concours des Etats, par les entreprises elles-mêmes. Je suis persuadé que le « trident gagnant » de la compétitivité dans les années qui viennent s’organisera autour de ces facteurs différenciants : développement durable (et prise en compte de l’écologie en général), responsabilité sociale des entreprises (RSE) et conduite stratégique par l’IE – notamment pour déployer de véritables pratiques d’infl uence. L’innovation constitue un levier transverse, et d’ailleurs suscité par ces différentes composantes. Elle est en effet indispensable à la satisfaction, à coûts maîtrisés, des exigences de développement durable et de la RSE. Et l’IE est par nature un facteur d’innovation : basée sur la curiosité intellectuelle, le décloisonnement et l’observation attentive des « signaux faibles », elle stimule une démarche souple, résolue et décomplexée d’adaptation à l’environnement économique.

Les entreprises françaises n’en sont sans doute pas encore suffisamment conscientes – même si certaines avancent très vite au gré de leurs expériences à l’international. Je crois à la force de la « pédagogie à balles réelles », qui distingue finalement les entreprises qui ont pris des coups et connu des crises qui les ont forcées à réagir, de celles qui n’y ont pas encore été confrontées – ou en tout cas dans des proportions négligeables pour leurs résultats. Il y a pourtant une analogie entre l’IE et la logique assurantielle, qui veut qu’un effort raisonnable mais permanent permette d’éviter un accident non prévu ou insuffisamment maîtrisé et dont le coût est sans commune mesure. Certaines entreprises n’ont pas encore reconnu ce qu’une crise liée à l’absence d’intelligence stratégique peut leur coûter, en termes juridiques, médiatiques ou financiers. Mais j’observe un phénomène générationnel. Les nouvelles entreprises, celles qui se créent dans ce contexte de guerre économique, sont davantage conscientes de cet impératif. Et les jeunes actifs ou étudiants, en particulier de niveau master, parce qu’ils ont déjà fait au moins un stage en entreprise, se montrent plus demandeurs et réceptifs que leurs aînés. Sans doute parce qu’ils saisissent plus spontanément l’importance de l’environnement humain des organisations, ainsi que les attentes légitimes des employeurs en matière de sécurité de l’information à l’heure du web 2.0 et des réseaux sociaux. Cela renvoie là encore à la qualité des hommes, et donc pour partie à leur formation.

La meilleure formation des cadres d’entreprise de demain viserait ainsi à leur permettre d’être directement opérationnels tout en les préparant à s’adapter avec succès à des situations par nature imprévisibles à 10, 20 ou 30 ans…

La formation est en effet un véritable défi, car ce que l’on demande aux étudiants est assez paradoxal. Ils doivent à la fois maîtriser des outils complexes tout en étant capables de s’en extraire. Etre capables de faire preuve d’une certaine rusticité technologique tout en manifestant une grande sophistication humaine et mentale, c’est-à-dire une capacité d’agilité intellectuelle, psychologique et comportementale. C’est pourquoi, quand les étudiants sont en demande de méthodologies, d’outils prêts à l’emploi et de recettes qu’il n’y aurait qu’à reproduire, privilégiant ainsi la pensée calculante, je préconise pour ma part, à l’instar d’Alain Finkielkraut ou Natacha Polony, le retour à une exigence de culture générale. Elle seule permet une adaptation réussie à l’économie de la connaissance et même à l’univers technologique qui est désormais le nôtre. Relire Aristote ou Machiavel, comprendre leur cheminement et leurs prises de position, peut nous aider à (re)penser ce que nous avons oublié, à être capables d’interpréter le réel. Un texte classique est tout sauf poussiéreux : on y trouve toujours des idées nouvelles, un éclairage pertinent ! C’est également la meilleure façon de réhabiliter le temps long, d’apprécier les événements dans leur pesanteur mais également dans leurs phases d’accélération, de déceler aujourd’hui une analogie avec ce qui est déjà advenu. Il en est de même de la situation géopolitique. Je crois que nous assistons à une sorte de « reféodalisation » du monde. C’est-à-dire à un affaissement du collectif, donc du politique, au profit d’intérêts particuliers ou privés, par un double effet de dissolution due à l’extension du marché d’une part, à la montée des communautarismes – voire du tribalisme – de l’autre. Cette dynamique qui s’observe à l’échelle internationale et traverse bon nombre de pays n’est pas nouvelle : elle est au coeur de la construction des Etats modernes, il y a à peine plus de deux siècles. Il nous revient de nous en souvenir.

Au-delà de leurs apports pédagogiques dans un cursus de formation de managers, il y a donc un lien entre l’intelligence économique et la géopolitique ?

Oui, car l’IE, tout comme la géopolitique, est un état d’esprit avant d’être une discipline, une école. C’est une manière d’aborder le monde « sans angélisme ni paranoïa », dans toute sa complexité, sa richesse intrinsèque, ses pulsations – et donc ses conflits éventuels. Il s’agit de développer une vision réaliste, et réfléchie, d’une situation donnée au-delà d’apparences souvent trompeuses. La géopolitique comme l’IE nous apprennent que la réalité est hétérogène : aux côtés de logiques de nature structurelle (les invariants, le temps long) coexiste l’épaisseur humaine, à savoir la personnalité des leaders, leur capacité à faire de l’imprévu une source d’opportunités, à accélérer ou dévier le cours des événements (historiques, économiques, sociaux…). L’une et l’autre sont donc des outils de nature stratégique, au service de la « gouvernance » des organisations – plus encore que de leur simple management.

L’IE est en outre, fondamentalement, une politique publique. Elle est suscitée et portée par les Etats – « seuls sujets immédiats de droit international ». Et elle varie en fonction des cultures nationales concernées : les études sont nombreuses à avoir décortiqué les différences d’approche et d’objectifs entre la Suède, le Japon, l’Allemagne, la Chine ou encore les Etats-Unis – pour ne citer que les plus connus.

Enfin, la géopolitique et l’IE sont intrinsèquement liés par leur utilité opérationnelle : il est en effet illusoire de prétendre partir à la conquête de nouvelles zones commerciales, notamment les plus lointaines ou les plus risquées, sans un minimum de connaissance géopolitique de ces territoires et la mise en place d’une démarche d’IE – notamment pour protéger ses actifs !

A propos de sécurité, quels sont selon vous les déi s majeurs, les principales menaces, que nous allons devoir affronter à court terme ?

Je pense que les nouvelles menaces se déploieront dans les mondes « charnel » et « virtuel » à la fois. Le premier défi est en effet constitué de la gestion des zones hostiles. Partout où il y a des Etats faillis, en particulier, se développent des structures de pouvoir dont la composition et les dynamiques nous échappent. Développer des activités dans ces zones grises, où l’imprévu est maximum, sera de toute évidence dangereux. L’autre univers à risque est le cybermonde, et en particulier l’explosion des réseaux sociaux et du web 2.0, où se côtoient des opportunités tangibles en termes de participation et d’organisation, et des risques plus évidents encore s’agissant de l’image des entreprises et de leurs cadres dirigeants (e-reputation).Un troisième défi majeur me semble devoir se situer encore une fois au niveau de l’influence, où coexistent également des gisements d’opportunités et des risques manifestes. Je pense en particulier à l’articulation et à la réduction des écarts entre l’image des organisations – dont leurs discours – et leurs pratiques. L’influence, c’est-à-dire finalement l’optimisation de son crédit d’image, de son identité, de ses valeurs non strictement quantifiables, ne souffrira plus de hiatus en la matière. Chaque incident pourra être de portée planétaire, aux coûts incalculables pour les structures concernées. Des entreprises comme BP ou Enron ont payé cher cette loi d’airain de l’âge mondialisé. Le « printemps arabe » démontre que des Etats que
l’on croyaient solidement installés ne sont pas à l’abri de déstabilisations rapides et fatales – indépendamment bien sûr du jugement que l’on peut porter sur les pouvoirs en place.

Cette incapacité à s’adapter, non pas à l’air du temps bien sûr, mais aux exigences du présent, se retrouve dans les logiques de management. Compte tenu de l’importance des hommes dans l’économie de l’avenir, comment piloter de manière intelligente et dynamique les ressources humaines ? Il y a de toute évidence d’importants efforts à faire en France, où les modes de management et de gouvernance restent structurés par les pyramides hiérarchiques, où s’imposent les diplômés des principales grandes écoles, au détriment de modes d’organisation plus souples et réactifs, où le pouvoir de décision a pour source le mérite et l’efficacité. Ici se situe à mon sens le quatrième défi que les entreprises, et donc leurs cadres, aujourd’hui en formation dans des écoles de commerce comme l’EM Grenoble, auront à relever !