Juin 262012
 

Président du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS), professeur des universités (Stanford, Ecole polytechnique), Philippe Baumard vient de publier Le vide stratégique (CNRS Editions, 2012). Selon lui, nous devons nous extraire du carcan des savoirs standardisés et du règne de l’immédiateté, pour prendre de la hauteur et saisir la vraie nature des nouveaux enjeux. Composante essentielle de la stratégie, la géopolitique nous aide à comprendre les rapports de forces à l’oeuvre dans le monde.

Comment en vient-on à étudier la stratégie ? Est-ce là une démarche purement théorique ? De quelle façon la présenter à des étudiants ?

Aussi surprenant que cela puisse paraître aux étudiants, avant de m’intéresser à la stratégie et de travailler à la théorisation d’un certain nombre de concepts, la meilleure école reste celle du voyage. Observer, décortiquer ces questions de guerre de l’information, de dérégulation, de transferts de connaissance, s’apprend beaucoup plus vite sur les lignes de front. Privilégier le terrain, se confronter aux réalités, reste la meilleure école de la vie !

Aujourd’hui, les enseignements supérieurs de management sont à peu près équivalents des deux côtés de l’Atlantique. En fait, on a assisté à un processus de globalisation du savoir et les écarts se sont effacés. Mais, paradoxalement, alors que l’on a désormais un savoir codifié qui se distribue mieux, c’est la discipline ‘stratégie’ elle-même qui a décroché. Le champ d’étude de la stratégie d’entreprise s’est séparé de son objet, d’abord parce que l’objet lui-même a évolué plus vite.

Cependant, après l’internationalisation et la globalisation, nous sommes à nouveau entrés dans une phase où le rapport de force se réintroduit dans le jeu stratégique. De fait, le facteur géopolitique pèse partout, dans les secteurs stratégiques mais aussi dans ceux qui n’étaient pas initialement concernés. D’autant que l’abaissement des coûts de transport a contribué au rétrécissement du monde. La tension politique nationale s’intègre ainsi immédiatement dans les rapports de forces géopolitiques. Et cela, les entreprises ne sont pas naturellement formées pour le prendre en compte et y faire face. Malheureusement, force est de constater que les théories de la stratégie ont lâché prise face à ces réalités.

Pour quelle raison ? Aux stratèges qui n’ont pas su déceler à temps les vrais défis ? A une accélération non maîtrisée du monde ? Aux entreprises ? Aux Etats ?…

La faute en revient prioritairement au système d’évaluation anglo-saxon, d’ordre quantitatif. Il pousse à moins se préoccuper du fond – à savoir l’objet étudié, pour lequel d’ailleurs on n’est pas jugé – que de la forme. Puisque l’on est en réalité noté sur la méthodologie et le nombre de publications, en délaissant la qualité du contenu. Fort heureusement, la tendance s’inverse. Les livres, hier disparus des systèmes de notation, font un retour en force dans les process d’évaluation.

Ce vide stratégique est aussi imputable à la prééminence d’un acharnement tactique permanent et à un effondrement de la pensée. C’est le règne du marketing de la recherche. Alors que le monde se transforme, le champ de la stratégie tourne sur lui-même. Rien n’est remis en cause de ce qui existe, il y a une absence complète de questionnement. Simultanément, la sphère de l’international business se trouve confrontée en temps réel à une multitude de problèmes techniques (distribution, logistique, concurrence, etc.) à régler dans des délais de plus en plus brefs. D’où un vide de production en matière de réflexion stratégique.

Cet affaiblissement de la réflexion stratégique explique en partie notre perte de compétitivité. La mythologie du consommateur universellement accessible a ainsi eu pour conséquence un repli sur le seul marketing. A tel point qu’en Amérique du nord comme en Europe, on a pu voir des départements d’études stratégiques être purement et simplement supprimés. Or, si Jack Welch a supprimé le département stratégie de General Electric, c’est tout bêtement parce que lui-même n’avait pas de stratégie. Il se bornait à faire de l’optimisation de portefeuille et de l’optimisation financière. Résultat, on voit où en est General Electric aujourd’hui…

Pour réussir à l’international, il n’y a pas que le couple produit-marché pour satisfaire ce mythique consommateur universel. La dimension géostratégique reste prépondérante. Pour preuve, le cas Apple face à Samsung. On voit bien que la dimension géostratégique, si longtemps niée, reste très capitale. Le rapport de forces n’est pas uniquement entre un leader mondial et son fournisseur. Dans le bras de fer qui a opposé Google à ses partenaires asiatiques, Google a perdu pour avoir négligé la dimension géopolitique. Résultat : fermeture des serveurs, contrôle des accès, cyber-offensive nationale pour faire sortir Google de Chine, puis de Hong Kong, etc. Ce raccourcissement des distances et de la transmission des informations fait qu’il n’y a plus de temps pour l’analyse, la réflexion. Tout se déroule en temps réel ou quasiment. Avant, on pouvait planifier une stratégie, s’implanter, puis gérer les collatéraux avec soin. Aujourd’hui, la dimension géostratégique s’impose de fait alors que peu de gens l’anticipent.

En somme, les chercheurs n’arrivent plus à intégrer tous les paramètres, fonctionnent sur d’anciens paradigmes, et sont déconnectés des réalités ?

Effectivement. Le monde est fait d’affrontements, de rapports de force, de frictions. Ce qui fait la différence entre un bon et un moins bon diplomate, c’est d’abord sa capacité à gérer des frictions. Or, on continue à former des jeunes avec des savoirs théoriques et sur-codifiés qui sont de moins en moins différenciants. Pour bien appréhender le poids du géopolitique et du géostratégique dans la sphère des relations internationales, il faut d’abord vivre et s’affronter à ces réalités.

De fait, beaucoup d’étudiants ont tendance à demander des recettes, des boîtes à outils, pour être dans le concret au plus vite, sans voir que l’essentiel, c’est d’abord la réflexion, la compréhension des logiques à affronter. Ce qui implique un travail sur soi-même, pour ouvrir les yeux sur la réalité du monde et ensuite adopter l’attitude adéquate…

Je suis d’accord avec vous. L’un des enjeux majeurs en matière de formation est de faire entrer cette expérience chez les jeunes pour les reconnecter avec le réel, leur apprendre les vertus du travail en profondeur et du temps long. Dans notre système, nous avons malheureusement beaucoup de savoirs qui se perdent. En matière de stratégie, de géopolitique, comme dans bien d’autres domaines, le véritable savoir exige de la maturation et de l’expérience. Cette description épaisse du monde, les étudiants l’ignorent. En général, pris dans le carcan de formations standardisées, évoluant dans un monde qu’on leur dépeint artificiellement, ils arrivent sur le marché déstabilisés, en étant immatures face aux réalités du monde. Celui-ci n’est pas gérable seulement avec des feuilles Excel et des indexations Google ! Voilà pourquoi, résolument à contrecourant, je crois que le réalisme offensif, au lieu de faire l’objet de critiques, devrait faire l’objet d’un enseignement magistral !

Nous sommes en fait devant deux mondes : un monde virtuel qui s’inscrit dans une logique d’abstraction et un monde du réalisme offensif, tiré essentiellement par la Chine, qui s’inscrit sans ambiguïté dans une logique de rapports de force, avec des objectifs clairement désignés. Nous n’évoluons plus alors dans une logique d’échange et de multilatéralisme, mais de prédation pure et simple, une logique de survie, somme toute normale pour un système qui craint avant tout un effondrement intérieur.

Que cherchent les étudiants de ces pays ?

Comme les autres, ils cherchent un label, une signature. Eux aussi recherchent des savoirs standardisés, qui leur permettraient une plus grande mobilité. En revanche, à la différence des occidentaux, les puissances émergentes traitent différemment le couplage entre leurs stratégies nationales et leurs pactes sociaux internes. Parfois, elles ignorent ces derniers. Se pose alors la question d’une compétition équitable et du non respect des règles du jeu, qui ne vont pas tarder à créer de réelles tensions internationales. D’un autre côté, elles ne craignent pas de se montrer offensives, et prêtes à tous les sacrifices pour maintenir ou développer des investissements stratégiques. En Europe et aux Etats-Unis, avons-nous encore cette volonté ?…

A votre avis ?

Pour l’instant, nous avons les actifs, les savoir-faire, le brain index. Bref en termes d’assets, de capitaux intellectuels, nous avons la
main. En revanche, en termes de démographie, de consommateurs solvables, d’opportunités de reconstruction (exception faite de l’Europe centrale), on constate un déficit inquiétant. A nous de gérer cette équation. Ce qui implique que nous prenions la peine de faire évoluer nos vieux modèles. Car ceux-ci, dépassés et déconnectés du réel, génèrent des stratégies qui échouent et dans les faits, amènent directement à l’ajustement tactique permanent. D’où du sur-place. Il faut donc reprendre les choses à la racine, réaffirmer une authentique volonté stratégique, la définir soigneusement, sans œillères, en prenant en compte les paramètres du réel. Nous pourrons ainsi de nouveau nous imposer dans le jeu. Mais cela ne se fera que si nous sommes capables de penser et agir autrement que sur les modes standardisés.

Qui doit insuffler alors cette vision stratégique ? Les Etats ?…

Ce serait leur rôle, mais ils ne le font pas. Les grandes entreprises, elles, sont de fait internationales, voire supranationales, ayant pour certaines leur propre citoyenneté, comme IBM, ou pas du tout de citoyenneté comme Google. L’Etat américain avait créé un dispositif expansionniste et très offensif dès les années 1970, avec un formidable effet levier à l’international. Or, aujourd’hui, même s’ils ont su avec intelligence mieux que nous protéger leur patrimoine industriel et bien sûr leur R&D, les Etats-Unis sont victimes d’un effondrement interne, social et sociétal, imputable entre autres à un fort déficit d’infrastructures et à l’absence de protection sociale digne de ce nom.

La Californie, au bord de la faillite, vient d’ailleurs de menacer tous les grands acteurs de la Silicon Valley d’un redressement fiscal. En visant non pas les entreprises (qui ont su en temps voulu défiscaliser à l’étranger) mais les salariés eux-mêmes. Il est pour le moins emblématique que cela arrive en Californie, Etat ultralibéral qui est à lui seul une puissance mondiale ! Gardons bien à l’esprit qu’aujourd’hui, un Etat non-stratège finira toujours comme un Etat punisseur. Il va inéluctablement se retourner contre ses populations pour sa propre survie financière.

Et l’Europe ?

L’Europe que nous connaissons n’est pas stratège, elle ne l’a même jamais été depuis sa naissance sur les fonds baptismaux d’après la Seconde Guerre mondiale. L’Europe  de la politique fiscale ou de la politique sociale ne marchera pas, du moins dans la configuration actuelle. Mais on continue à s’acharner sur ces objectifs en dépit de tout bon sens. En revanche, on aurait pu se servir du leadership européen en matière de technologie dans les années 1980 pour passer à l’étape supérieure, à savoir l’Europe stratège de l’innovation, projet qui politiquement tenait la route. Mais on a préféré sauver des structures en déshérence plutôt que de choisir résolument la voie du futur, en privilégiant à court terme des mesures bancales pour des résultats douteux. Cette tendance à sacrifier à l’immédiateté est l’une de nos tares principales.

D’où la distinction que vous opérez en permanence entre gestion à court terme et vision à long terme…

Oui. On a géré les difficultés non en réfléchissant à faire évoluer le modèle dans sa globalité, mais en essayant de colmater plus ou moins maladroitement les brèches au coup par coup, sans essayer de se projeter sur le long terme, sans oser mesurer les conséquences d’une telle attitude. L’univers occidental a ainsi été pris dans une logique de déport systématique. Chacun a caché les actifs difficiles et autres entreprises en détresse, par exemple dans des structures permettant de sortir ces actifs de la surveillance européenne. La Grèce l’a fait bien sûr, mais aussi l’Angleterre, à un niveau bien supérieur à nous d’ailleurs. Comme pour les subprimes, chacun s’est ensuite retourné vers les marchés, pour leur demander de gérer le problème. Réponse : oui, nos mécanismes de déport sont plus performants que les vôtres, car les nôtres sont globaux, avec une faculté de déporter ailleurs, comme en Irlande, en Islande, etc. dans ce qu’il faut bien appeler un jeu de dupes où chacun trouvait son compte.

Beaucoup de gouvernements ont sans doute été sincères, pensant que les marchés allaient trouver une solution. Cependant, des hommes honnêtes et suffisamment éduqués auraient dû comprendre que la planète Terre étant un ensemble fini, les mécanismes de déport allaient forcément devoir s’arrêter quelque part… Or, les réponses tactiques, faciles et immédiates, permettent de déplacer le problème momentanément. C’est la voie de la facilité. Alors que faut-il faire ? Avant tout, l’inventaire de ces actifs pour avoir un point de situation réelle et redéfinir une stratégie. L’investissement que l’on perd à gérer des actifs en détresse serait mieux utilisé dans la création de nouvelles activités.

Faut-il pour autant être pessimiste face à notre avenir ?

Non. La balance penche encore en notre faveur en termes d’innovation. Le problème est que nos élites politiques ne sont pas équipées mentalement pour faire face à ces nouveaux enjeux. On raisonne en termes de comptabilité publique. On colmate les brèches plutôt que de s’interroger sur les causes réelles de notre malaise. On multiplie les gadgets et les solutions à l’emporte-pièce, sans faire l’effort d’une analyse en profondeur, objective, portant sur les racines mêmes des maux. L’Etat reste dans son fonctionnement vertical et dans une logique essentiellement administrative. Il se révèle tout à la fois très peu coordinateur et très peu stratège.

En guise de conclusion, quid du vide stratégique dans la sphère militaire ?

Les militaires de la plupart des grandes nations ont su anticiper, depuis vingt ans, les logiques d’asymétrie ou de rupture. Mais ils sont pris en étau entre des systèmes contradictoires. Pour des motifs politiques, on les envoie à la défaite tactique sans aucune visée stratégique. D’où des armées en forte souffrance. Rien de pire pour un militaire qui est loyal que d’être contraint à remplir des objectifs conduisant à la défaite tactique sans but stratégique ! Cette situation est d’autant plus critique que l’on peut craindre une montée en puissance des conflits armés. Or souvenons-nous que, face à ces crises majeures, nous aurons besoin de militaires donnant du sens à leur engagement…