Jan 282013
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Jean de Maillard

Pénaliste de renom, le juge Jean de Maillard est un spécialiste reconnu de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière. Auteur de nombreux ouvrages sur ces questions, il plaide pour rétablir le primat du politique face à une financiarisation débridée qui, à l’échelle planétaire, étouffe l’économie réelle enracinée dans les territoires. Et appelle de ses voeux une géopolitique réaliste, intégrant la raison d’État pour atteindre ses objectifs stratégiques.

Quelle est votre perception de la géopolitique ? Quelles relations a-t-elle avec le droit  ? 

Pour qu’il y ait géopolitique, il faut d’abord que la politique existe. Ensuite, il convient de prendre en compte le cadre géographique, économique, humain, de l’examiner lucidement et ne pas craindre d’étudier les rapports de force. La géopolitique vise à mobiliser des énergies pour à la fois se défendre et prospérer à l’international. Autrement dit, elle implique de poser un regard réaliste sur le monde, ce que savent parfaitement faire par exemple les Chinois, les Russes et tous les pays émergents. Aujourd’hui, force est de constater que les pays occidentaux n’ont plus de ligne géopolitique. Ancien pays riche, en perte de vitesse, nous avons une vision de la géopolitique aux antipodes de nos concurrents. Elle est fondée sur l’idée que le droit doit gouverner le monde. C’est oublier que cela n’est possible qu’à l’intérieur d’un consensus minimum sur le respect du droit. Or, quand vous avez affaire à des acteurs pour lesquels ce qui est déterminant est in fine le rapport de force, et non le rapport de droit, on ne se bat pas avec les mêmes armes. On a un sabre en bois quand l’autre a un fusil ! Si nous voulons retrouver notre rang, nous devons prioritairement prendre en compte les rapports de force sur la scène internationale.

Ne doit-on pas revenir à une conception plus pragmatique de la géopolitique ?

Je le crois. Tout le problème de l’Europe est là. L’Europe s’est bâtie sur une conception du droit qui entendait se substituer à la politique. On a ainsi créé une gigantesque bureaucratie « a-démocratique » qui gouverne à la place des États, lesquels doivent obtempérer à des décisions qui ne sont pas prises sur des fondements politiques mais juridiques. De la sorte, l’Europe apparaît comme déconnectée et impuissante dans le grand jeu géopolitique mondial. Bruxelles ne veut pas voir le monde tel qu’il est, au moment même où des forces terribles sont en train de ressurgir et en passe de faire basculer le centre de gravité du monde. C’est oublier qu’une loi ne peut produire d’effet que si elle peut être appliquée dans un cadre donné et respectée autour d’un consensus. Ce n’est pas pour rien que Thémis est toujours représentée les yeux bandés avec une balance à la main. Mais sans glaive, elle reste impuissante.

Cet effacement du politique dans nos vieux pays est d’autant plus inquiétant que vous évoquez d’ailleurs dans l’un de vos livres la fraude comme substitut à la politique ?

Effectivement. La politique, c’est la volonté. C’est être capable de définir un objectif, un programme pour le réaliser, et de se donner les moyens d’agir concrètement. Ce qui implique que l’on ait la capacité à penser pour construire son avenir. À l’inverse, la fraude, c’est la renonciation au changement par la voie de la volonté lucide pour au contraire laisser agir des forces occultes, dont on attend benoîtement qu’elles règlent nos problèmes. La fraude peut alors empêcher le système de se réformer ou, ce qui n’est pas mieux, faire les réformes à sa place. On est content qu’elle fasse le travail ingrat, mais même quand on a obtenu le résultat voulu, on s’aperçoit qu’on a invité pour longtemps un hôte indésirable : l’esprit de fraude qui ne disparaît pas une fois sa mission accomplie…

Qu’est-ce qui fait que des gens dérapent, à un moment donné de leur vie, et se mettent à transgresser les règles ?

Il y a le dérapage des individus et le dérapage des systèmes, des structures, des organisations. Dans le premier cas, à savoir le dérapage des individus, je n’en sais rien. Sans être cynique, je dirai que tout dépend souvent du prix qu’on est prêt à mettre pour « acheter » quelqu’un… C’est malheureusement inhérent à la nature humaine. En revanche, le dérapage des systèmes eux-mêmes est infiniment plus problématique. Bernard Madoff, le fraudeur américain, n’était qu’une figure emblématique, pesant certes près de 50 milliards de dollars, mais il n’était qu’un amateur à côté de la pyramide des subprimes et des fraudes systémiques de la finance mondiale. Contre cela, l’individu seul ne peut rien. Si vous êtes trader chez Goldman Sachs, vous n’avez que deux options. Adhérer au système ou le quitter. Et cette analyse s’adapte bien sûr à cet autre scandale qu’est la manipulation des taux Libor et Euribor. On veut nous faire croire que ce sont des salariés des banques qui, de leur propre initiative, auraient décidé de modifier les taux du système financier mondial… De qui se moque-t-on ? En réalité, les principaux bénéficiaires n’ont pas été les salariés, même avec leur bonus, mais bien le système bancaire lui-même, qui sans cela se serait effondré. C’est lui le seul gagnant de la manipulation de ces taux. Les dirigeants de ces institutions, qui essaient de refiler la patate chaude à leurs employés, étaient parfaitement au courant.
Les systèmes ont leur autonomie, leur inertie, ils sont d’une tout autre dimension que les individus qui les font fonctionner. Celui qui travaille dans l’industrie d’armement n’a guère le choix quand l’acheteur vient lui dire « il faut 10 % de la facture qui sortent vers tel ou tel paradis fiscal, c’est là le prix à payer pour obtenir le contrat ». On peut bien sûr en référer à sa hiérarchie, mais quoi qu’il en soit, chacun se trouve impliqué dans le processus. L’homme ne peut rien, il est pris dans une machine infernale. La question de fond qui se pose est plutôt de savoir comment, à long terme, parvenir à modifier les systèmes eux-mêmes.

La fiscalité s’impose aujourd’hui comme un thème majeur des débats politiques et économiques dans notre pays. Quand on se reporte à votre livre L’arnaque, on se demande s’il n’existe pas, de fait, une véritable géopolitique financière ?…

La question de la fiscalité, c’est le petit bout de la lorgnette. L’essentiel, là encore, c’est de comprendre comment les mutations géopolitiques depuis la fin de la Guerre Froide ont pu favoriser l’émergence de nouvelles formes de délinquance et criminalité systémique dans un contexte géopolitique nouveau. De nouvelles puissances ont émergé. La puissance reposait hier sur la capacité de faire la guerre ou d’empêcher la guerre, notamment par la dissuasion. La puissance militaire reposait elle-même sur la puissance économique.

Aujourd’hui, c’est différent. Ainsi, l’actuelle domination économique des Chinois va probablement déboucher sur une domination monétaire. Leur objectif non-avoué est que leur monnaie devienne la référence internationale, au moins égale sinon supérieure au dollar. Dès lors, la puissance de la Chine qui jusqu’ici avançait plutôt masquée, risque fort d’être bientôt nettement revendiquée. Verrons-nous alors un effondrement du système libéral anglo-saxon sur le modèle de l’ex-URSS ? Assisterons-nous à des affrontements armés, directs ou indirects ? Quoi qu’il en soit, les enjeux géopolitiques s’inscriront dans ce cadre de basculement de puissance, où l’économie ne sera plus en arrière-plan pour pousser la puissance, mais bien plutôt en ligne de front pour tirer la nouvelle notion de puissance.

Et la fraude dans ce contexte ?

Les stratégies et tactiques mises en place par les uns et les autres dans ce nouvel affrontement pour l’hégémonie économique sont d’abord d’ordre financier. On doit donc au préalable dénouer l’écheveau et comprendre comment tout cela fonctionne. Or la globalisation économique et financière ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été préparée dès les années 1970 avec la fin des accords de Bretton Woods et s’est mise ouvertement en place dès les années 1980.

Le process de mondialisation est le fruit du projet ultra-libéral dont l’épicentre se situe aux États-Unis. La finance s’est mise à dominer l’économie et dès lors, la fraude, la criminalité, la délinquance sont devenues les modes de management d’un système miné par ses propres contradictions internes. D’énormes fraudes ont ainsi été organisées sous prétexte de stabilité, fraudes qui depuis se sont reproduites de crise en crise. Ce fut d’abord la crise des Caisses d’épargne, peu connue en France, qui coûta très cher à l’Amérique. Sa résolution fut confiée à la fraude, voire au crime organisé. Seconde étape, la bulle internet, résultat concret de la financiarisation de l’économie.

On a ainsi découvert qu’une multitude d’entreprises – parfois de grandes entités comme Enron – n’étaient que des bulles spéculatives, reposant en réalité sur l’escroquerie et la fraude. S’y ajouta ensuite la crise des subprimes, dont la bulle explosa en 2007-2008 avec le résultat que l’on sait, plongeant l’économie mondiale dans des turbulences dont nous connaissons encore les effets. Autant dire qu’au-delà des discours lénifiants, on est très loin d’être sortis de la crise…

À vous entendre, les rapports sont plus que troubles entre fraude et capitalisme financier…

Entendons-nous sur le terme de fraude, à savoir une transgression des normes, pas forcément légales ou pénales d’ailleurs. Il y a ainsi en permanence des manipulations de marchés qui ne relèvent pas nécessairement d’une qualification juridique précise. De fait, le système, dans sa dynamique, ne peut fonctionner que par la négation de son propre équilibre. C’est le principe de la bicyclette. Si l’on arrête de pédaler, on tombe. La finance relève de la même logique. La fraude s’impose comme un mode de management dans ce système dynamique et évolutif quand le politique renonce à son pouvoir de régulation. La fraude vit en fait de la transgression des normes du système. Seule compte encore la course au profit.
En effet, un système dynamique qui n’avance plus est un système qui s’effondre sur lui-même immédiatement. Dans un système profondément pervers comme celui dans lequel nous sommes, la fraude systémique sert avant tout à préserver ses vices. Outre les problèmes qu’elle pose aux valeurs d’une société, elle prospère au détriment de l’économie réelle. Elle libère l’idée que le profit – n’importe quelle sorte de profit – est la seule valeur. On imagine la suite…

Pour en revenir à l’aspect géopolitique de la question, on peut dire que la finance ne connaît pas de frontière alors qu’une partie de l’économie réelle est ancrée dans les territoires ?

Oui, et cette dichotomie cache le fait que l’économie reste un enjeu géopolitique. Ainsi, nombre de pays émergents, les BRICS par exemple, utilisent sans sourciller l’économie comme un instrument de leur stratégie géopolitique. Alors que dans le même temps, les pays occidentaux – anciens pays riches – ont voulu dépolitiser leur économie et simultanément s’extraire des réalités géopolitiques. Mais le réel reprend toujours ses droits et nous risquons de payer cher nos utopies. En accédant au pouvoir, Clinton assurait ainsi vouloir privilégier la géoéconomie par rapport à la géopolitique. Pour lui, l’économie devait primer sur le politique. L’Amérique en est largement revenue, mais pas l’Europe. Résultat, on a ouvert les frontières à une concurrence débridée et faussée, émanant de pays qui, eux, savent pertinemment protéger leurs intérêts et maintenir des frontières, directes ou indirectes ! la géopolitique. Pour lui, l’économie devait primer sur le politique. L’Amérique en est largement revenue, mais pas l’Europe. Résultat, on a ouvert les frontières à une concurrence débridée et faussée, émanant de pays qui, eux, savent pertinemment protéger leurs intérêts et maintenir des frontières, directes ou indirectes !

Avec un vrai objectif politique au bout…

Bien sûr ! Eux se situent toujours dans une perspective géopolitique et une logique de puissance, ce que nous avons renoncé à faire. Prenons un exemple dans un domaine éminemment stratégique et qui peut avoir une importance capitale sur l’évolution des rivalités monétaires et financières. L’or, l’argent, les métaux précieux sont des marchés complètement manipulés, notamment par les gouvernements chinois et occidentaux. L’occident vend son or pour empêcher le dollar de s’effondrer, ce qui fait que l’or reste à un niveau très inférieur à ce qu’il serait sans ces interventions. Le résultat est qu’une telle attitude laisse aux Chinois l’opportunité d’acheter de l’or finalement assez bon marché, ce qui leur permettra sans doute de rétablir l’étalon-or quand la Chine décidera opportun de le faire, remplaçant ainsi le dollar par le yuan.

En conclusion, face à ces gigantesques dérives financières, vous semblez plaider pour rétablir le primat du politique et pour un retour au réalisme, surtout quand on évolue dans une compétition mondiale avec des concurrents qui se moquent bien de la transparence et sont, eux, uniquement guidés par la quête de puissance ? 

C’est exact. La vraie question de fond qui se pose est la suivante : sommes-nous capables, nous autres Français et Européens, de restaurer une authentique volonté politique au niveau national et international ? Si oui, nous devons accepter une conception des rapports économiques où le politique exige de préserver une part d’ombre. À une époque pas si lointaine que cela, lorsqu’un marché international était soumis à une condition de corruption, on pouvait en aviser un service compétent à Bercy, présenter le cas et demander un feu vert pour verser les pots de vin avec la bénédiction de l’État. Ca s’appelle la raison d’État. Mais encore faut-il qu’il y ait un État. Aujourd’hui, il faudrait beaucoup d’audace pour affirmer que la corruption internationale a disparu, mais elle échappe à toute régulation : est-ce un progrès ?

Soyons sérieux, l’État n’est pas un être moral. Souvenons-nous de ce que disait Hobbes, l’État, c’est un Léviathan ! Le droit doit avoir sa place, toute sa place mais rien que sa place. Il existe des situations, des occurrences, dans lesquelles on règle un problème non par le droit mais par la force ou le rapport de force. Le droit ne peut pas tout et, dans le monde tel qu’il est, mieux vaut ne pas être trop angélique. Le monde est violent, il est affrontement de puissances. Si dans le monde tel qu’il est, l’homme veut être à la hauteur des valeurs qu’il professe, il lui faut garder une dose de réalisme et se montrer capable de s’adapter pour conserver le cap. Le mieux est l’ennemi du bien.

La finance sans frontières face à l’économie réelle

« Les mécanismes de la finance de marché, libérés de leurs entraves au cours des trente dernières années, n’ont-ils pas modifié structurellement les fondamentaux économiques, monétaires et financiers, au point de devoir réviser certains acquis de la pensée économique qui paraissaient les plus solides ? Pour être plus précis, je proposerai l’hypothèse suivante : la monnaie a changé imperceptiblement de nature ou, plus exactement, la finance de marché a provoqué l’apparition d’une nouvelle forme de monnaie subliminale, la « monnaie financière », dont les effets, devenus incontrôlables, ont ravagé l’économie mondiale. Si je la qualifie de subliminale, c’est parce qu’elle n’a pas les apparences immédiatement visibles d’une monnaie, bien qu’elle en possède les attributs. Et, si elle est un agent de destruction massive de l’économie, c’est parce qu’elle renverse la fonction naturelle de la monnaie : au lieu de permettre les échanges économiques, elle s’applique à les détruire. La finance de marché a génétiquement modifié la fonction monétaire et elle est en train de ruiner l’économie mondiale. » (Jean de Maillard, in Quand la monnaie tue l’économie, revue Le Débat, n° 172, novembre-décembre 2012.

Pour aller plus loin

L’arnaque: La finance au-dessus des lois et des règles – Jean de Maillard