Nov 142019
 

De Hongkong à Taïwan, Pékin fait partout bouger les lignes… Jusqu’où ?

CLES231Focalisés sur la crise de Hongkong qui retient l’attention des médias depuis l’été dernier, nous aurions tort de négliger l’autre point chaud asiatique de ce second semestre : les tensions récurrentes entre Pékin et Taipei, dans la perspective de l’élection présidentielle taïwanaise de janvier 2020…

Deux poussées de fièvre qu’on ne peut séparer de la grande reprise en main idéologique et diplomatique engagée par Xi Jinping, potentiellement président à vie depuis la réforme de la constitution chinoise du printemps 2018, laquelle ne fixe plus de limites à la reconduction de ses mandats. 

Dans un pays où les journalistes devront, à partir de l’an prochain, se soumettre à des tests de connaissance du « marxisme léninisme » – obligation inédite depuis la Révolution culturelle de 1966 ! -, où les entreprises sont priées de former leurs salariés à la « pensée Xi Jinping » et où les citoyens sont soumis à un système de « crédit social » visant à évaluer leur « comportement » (lire p.3), quelles peuvent être les répercussions économiques et géopolitiques de cette mise au pas généralisée sur fond de guerre commerciale sino-américaine ? 

La crise politique qui sévit à Hongkong depuis le mois de juin dernier donne des sueurs froides aux multinationales bien implantées sur le marché chinois, que Pékin accuse, à tort ou a raison, de soutenir les manifestants.

Ces derniers, rappelons-le, protestent contre la loi autorisant la justice locale à extrader vers la Chine continentale des ressortissants hongkongais.

Une disposition revenant à annuler le principe de l’autonomie politique et judiciaire du territoire, pourtant proclamée lors de sa rétrocession par la Grande Bretagne, en 1999, dans le cadre du modus vinvendi « un pays, deux systèmes ».

Que, même à titre privé, des salariés d’entreprises étrangères critiquent la répression qui frappe les contestataires, et le couperet tombe aussitôt : un appel au boycott lancé par des associations de consommateurs de Chine continentale, aussitôt relayé par les médias officiels.

En 2018, la marque italienne Dolce et Gabbana a ainsi vu ses ventes s’effrondrer en Chine après un mot d’ordre analogue lancé à la suite d’une publicité jugée « dégradante » par les autorités de Pékin – on y voyait une jeune femme chinoise vêtue d’une robe rouge de soirée tenter de manger une pizza avec des baguettes… 

Or le marché chinois représente aujourd’hui un tiers du chiffre d’affaires mondial réalisé dans le secteur du luxe, part qui devrait atteindre 40% en 2024 selon le cabinet américain Boston Consulting Group (voir à ce sujet l’enquête de Frédéric Schaeffer dans Les Echos du 5 novembre 2019).

Un poids devant lequel cède même le géant Apple qui, à la demande des autorités de Pékin, a promptement retiré une application permettant de localiser en temps réel la police de Hongkong…

Aujourd’hui Hongkong, demain Taïwan ? 

Plusieurs raisons expliquent que Pékin, loin de craindre des sanctions, en fasse a contrario planer la menace sur les investisseurs étrangers.

La première est que le débouché chinois est devenu si important pour les multinationales occidentales que celles-ci ne peuvent se permettre de le voir se rétracter.

Notamment dans le domaine du luxe, alors même que beaucoup d’entreprises chinoises, désormais détentrices d’un savoir faire équivalent à celui de leurs concurrentes, attendent la première occasion pour les supplanter…

« Le poids économique de la Chine est devenu tel que les multinationales ont pris l’habitude de se confondre en excuses dès que leur comportement est pointé du doigt par des internautes chinois », résume Frédéric Schaeffer dans Les Echos. 

Une autre raison tient au rôle déclinant de Hongkong dans l’économie chinoise.

« Hier pointe avancée de l’économie de marché, Hongkong est désormais dépassée par sa voisine continentale, Shenzhen, tant par les richesses produites que par le dynamisme technologique des entreprises qui y sont implantées (Huawei, Tencent Holdings, etc.) », explique Martine Bulard dans Le Monde diplomatique de septembre 2019 (Hongkong, poudrière géopolitique, p. 8-9).

Autant dire qu’en devenant de moins en moins « spéciale », l’ancienne « région économique spéciale » n’a plus grand chose à monnayer pour conserver son statut privilégié…

Surtout, la reprise en main politique de Hongkong constitue un test grandeur nature de la capacité des Occidentaux – et des plus puissants d’entre eux, les Américains – à empêcher Xi Jinping de réaliser son grand dessein : le rattachement de Taïwan à la République populaire de Chine (RPC).

Sur la Grande Ile où s’étaient réfugiés les nationalistes chinois de Tchan Kaï-chek après l’entrée des troupes maoïstes à Pékin en 1949, l’opinion ne s’y est pas trompée : « Aujourd’hui Hongkong, demain Taïwan ? » est la question qui revient le plus souvent sur les réseaux sociaux, comme le constate le correspondant de Libération à Taïwan, Arnaud Vaulerin, citant la formule prononcée au début de l’année par le numéro un chinois : « La Chine doit être réunifiée et elle le sera »… (Libération, 30 septembre 2019).

L’élection présidentielle taïwanaise de janvier prochain lui facilitera-t-elle la tâche ?

Régulièrement dénigrée par Pékin depuis son accession au pouvoir en 2016, l’actuelle présidente, Tsai Ing-wen, soutenue par Washington, sera en effet opposée à un partisan déclaré de la « Chine unique » : Han Kuo-yu, issu du Kuomintang (l’ancien parti de Tchan Kaï-tchek, désormais dans l’opposition).

Encore inconnu du grand public voici un an, ce dernier bénéficie du soutien déclaré de Pékin… et de solides moyens de communication.

Même si les évènements de Hongkong ne plaident guère en faveur d’un retour de Taïwan dans le giron continental, donc d’une élection de Han Kuo-yu, l’ancienne Chine rouge dispose, à moyen terme, d’autres atouts dans sa manche. 

Pressions économiques et offensive diplomatique

D’abord les pressions économiques. De plus en plus d’entreprises occidentales sont ainsi menacées de boycott par Pékin si elles commercent avec Taipei…

Ou si elles ne se conforment pas aux desiderata idéologiques de la Chine populaire.

Ainsi de Gap qui a dû récemment se confondre en excuses pour avoir osé faire figurer sur un Tshirt une carte de la Chine sur laquelle Taïwan ne figurait pas !

Ensuite et surtout, le gouvernement de Pékin s’est lancé dans un vaste marchandage qui est en train de porter ses fruits : tout Etat rompant avec Taïwan pour reconnaître la RPC est assuré de voir ses dépenses d’infrastructures généreusement financées. Résultat : Taipei a perdu sept alliés en trois ans.

Deux dans le Pacifique : les Kiribati et les Salomon ; trois dans les Caraïbes, pourtant situées dans la sphère d’influence américaine : Panama, le Salvador et la République dominicaine ; deux enfin en Afrique : São Tome et le Burkina Faso.

Quand l’Europe joue sa carte 

Face à cette montée en puissance, les Etats-Unis qui, sous la férule de Donald Trump, ont déclenché l’épreuve de force commerciale avec Pékin, hésitent entre deux politiques.

La menace quand le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, encourage les entreprises occidentales à prendre leurs distances avec la Chine pour éviter à leurs salariés de passer sous les fourches caudines idéologiques du régime.

« Fermer les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme peut générer des bénéfices à court terme mais, à la longue, le coût sera de plus en plus élevé pour la réputation de ces entreprises, à mesure que le bras long de Pékin détruira la capacité de leurs employés de parler librement de leur opinion politique », déclarait ce dernier le 9 octobre…

Et l’apaisement, quand le président américain lui-même explique dans un tweet, « avoir zéro doute » sur la capacité du président Xi Jinping de résoudre « avec humanité » la crise de Hongkong et qu’il envisage (le 7 novembre) de lever progressivement les droits de douane institués unilatéralement par Washington, avant même qu’un accord général soit trouvé avec Pékin.

Ni plus ni moins, ce que réclame la RPC !

Tandis que l’Amérique tergiverse, l’Europe, elle, semble bien décidée à jouer sa propre carte : alors qu’Emmanuel Macron visitait la foire de Shanghai et en profitait pour signer, en faveur de la France, plusieurs contrats importants (du nucléaire à l’agro-alimentaire en passant par l’aéronautique et le spatial, soit un rapport escompté de 13 milliards d’euros), la Commission de Bruxelles annonçait, le 5 novembre, qu’un accord commercial « historique » venait d’être signé entre l’Union européenne ès qualités et la République populaire de Chine.

C’est le premier du genre. 

Limité pour l’instant au secteur agro-alimentaire, cet accord bilatéral, obtenu au terme de huit ans de négociations, vise à protéger une centaine d’indications géographiques (IGP) de produits européens en Chine et autant d’IGP chinoises en Europe.

Pour les producteurs européens souvent victimes de contrefaçons, c’est une victoire incontestable, comme l’explique Hélène Gully dans Les Echos du 6 novembre, au moyen d’un exemple édifiant : « En 2014, Ye Chunlin, un entrepreneur chinois avait enregistré la marque ‘Kalisong d’Aix’ pour commercialiser ses propres confiseries, jouant sur la ressemblance phonétique avec les ‘Calissons d’Aix’. Après trois ans de bras de fer juridique, l’Union des fabricants de calissons d’Aix-en-Provence avait réussi à faire interdire la commercialisation de ce produit. »

Nul doute que les agriculteurs européens apprécieront, et parmi eux les Français, dont la Chine absorbe 10% des exportations…

Pour aller plus loin :

  • Il est midi à Pékin, Le monde à l’heure chinoise, par Eric Chol et Gilles Fontaine, Fayard, 2019 ;
  • La Chine e(s)t le monde, essai sur la sino-mondialisation, par Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, Odile Jacob, 2019 ;
  • Géopolitique de la Chine, par Mathieu Duchatel, PUF, 2019 ;
  • Géopolitique de la mer de Chine méridionale, par Eric Mottet (dir), Presses de l’université du Québec, 2018. 

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