Déc 052019
 

Quand le pape François ré-écrit en profondeur le logiciel international du Saint-Siège.

CLES232-1Depuis Jean-Paul II et son rôle dans l’effondrement du communisme, nul ne se risque plus à demander, comme jadis Staline : « Le Vatican, combien de divisions? » Quant à imaginer qu’avec le Pape François, le Saint-Siège s’invite au coeur de tant de crises, et dans un langage aussi direct, nul ne s’y serait risqué lorsqu’il fut élu en 2013… 

Il est vrai que Jorge Mario Bergoglio est le premier successeur de Saint Pierre à être originaire d’Amérique latine.

Et que, pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise, son chef ne place plus l’Europe, ni même l’Occident lato sensu, au coeur de ses préoccupations.

D’où une diplomatie résolument multipolaire, solidaire d’une hiérarchie de valeurs différente de celles de ses prédécesseurs.

Quand ceux-ci se contentaient par exemple d’encourager le désarmement, lui condamne l’arme atomique, comme au Japon, le 25 novembre dernier.

Un changement qui en entraîne d’autres, à commencer par l’hostilité déclarée de l’Amérique trumpienne à ce pape qui ne se borne pas à soutenir les migrants, mais condamne le système économique « délétère » qui les pousse à se déraciner. 

D’emblée, quelques repères de base sans lesquels on ne comprendrait pas l’impact des prises de position du pape François.

Comme le rappelle Jean-Baptiste Noé, dans son essai très documenté, Géopolitique du Vatican (PUF, 2015), « si, du point de vue de sa superficie, le Saint-Siège est le plus petit Etat du monde (44 hectares), du point de vue de son influence […], il est l’un des plus grands ».

Et aussi l’un des mieux dotés en diplomates : ses 185 représentations à travers le monde – sur un total de 196 Etats reconnus par l’ONU – le placent, en matière d’effectifs consulaires, juste derrière les Etats-Unis et la France.

Ces diplomates ne sont pas seulement accrédités auprès des gouvernements ; ils sont aussi et surtout les représentants du Saint-Siège auprès de la plupart des institutions internationales, onze au total, aussi diverses que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIET), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou encore l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

Auprès de l’ONU, le Vatican n’est qu’observateur permanent, mais ses représentants siègent dans la plupart de ses organes, de la FAO (Alimentation et Agriculture) à l’OIT (organisation internationale du Travail) en passant par l’OMS (Santé).

Du côté des ONG, le Saint-Siège dispose aussi de puissants réseaux d’influence dans le cadre des Organisations internationales catholiques (OIC), associations composées de clercs et de laïcs qui couvrent tous les champs d’action et de réflexion. 

Une priorité : désamorcer les conflits. 

Fort de cette infrastructure planétaire qui, sous ses prédécesseurs, servait surtout à défendre les intérêts de l’Eglise et des minorités chrétiennes isolées ou persécutées, le Pape François a décidé d’aller plus loin en élargissant systématiquement son domaine d’intervention à la « défense de la justice et du droit », priorité qui, dit-il, requiert « une action multilatérale afin que ne diminue pas la volonté d’une confrontation sereine et constructive entre les États » (discours devant le corps diplomatique, 7 janvier 2019).

D’où la nécessité d’agir au delà du cadre chrétien stricto sensu (même si la devise de Saint François d’Assise, « Fais de moi l’instrument de ta paix » n’est jamais loin), afin de jeter des ponts entre les acteurs des principaux conflits. Quelle que soit leur religion. 

Un exemple, le Moyen-Orient, épicentre d’une confrontation en trois dimensions : entre Arabes sunnites et Iraniens chiites ; entre sunnites de la péninsule arabique et rebelles chiites du Yémen ; entre tenants d’une société traditionnelle où la religion est aux mains des émirs et partisans d’un islam transformé en doctrine politique, autrement dit l’islamisme.

En février dernier, le pape s’est ainsi rendu à Abu Dhabi pour l’un des voyages les plus politiques de son pontificat.

Pourquoi là ? Parce que la capitale des Émirats est le principal allié de l’Arabie saoudite qui souhaite limiter ses contacts avec le Vatican. 

Décryptage de Christian Makarian, de L’Express : « Autant dire qu’exercer une influence aux Emirats revient à provoquer un écho direct en Arabie, pays qui règne sur les deux principaux lieux saints de tout l’islam. Or, à l’inverse du royaume wahhabite, le petit et richissime émirat tolère la construction d’églises, laisse les catholiques libres de leur pratique pourvu qu’elle reste confinée à leurs lieux de culte et se montre bien plus dur envers les Frères musulmans qu’envers les Frères des écoles chrétiennes. »

Bref, un « pays idéal pour le message de paix que le pape souhaite porter dans le golfe Persique. » (Le Pape François, dernier vrai diplomate, L’Express, 04/02/2019).

Dans ce même esprit, François a fait de l’environnement, dont la destruction, dit-il, accentue la pauvreté et attise les conflits, une priorité exprimée dès 2015, dans son encyclique Laudato Si (« Loué sois-tu »).

Avant de choisir la date où les Etats-Unis dénoncaient l’accord de Paris sur le climat (2 juin 2017) pour adresser un appel conjoint aux catholiques et aux musulmans pour qu’ils défendent ensemble la planète , « notre maison commune » 

Ne pas faire des migrants des boucs-émissaires 

« Les affamés en Afrique sont pour la plupart des agriculteurs : accablés évidemment par les conflits armés et par le réchauffement climatique, ils doivent aussi parfois réagir contre leurs dirigeants souvent liés à l’agro-business qui les chassent de leurs terres. Ceci a été décrit par le pape François dans son encyclique Laudato Si », rappelle le Comité contre la faim et le développement (CCFD), très proche du Saint-Siège après avoir longtemps été taxé de « gauchiste » par les supporters les plus actifs de Jean-Paul II… [ Lire l’intégralité du communiqué du CCFD sur le blog de Patrice de Plunkett].

C’est dire si, loin de se contenter d’en appeler à la solidarité humaine en faveur des migrants qui choisissent de traverser la Méditerranée, (ou le Rio Grande séparant le Mexique des Etats-Unis), le pape François se concentre sur les causes du phénomène, autant que sur ses conséquences humanitaires.

Une méthode foncièrement géopolitique, au sens qu’assigne Thierry de Montbrial à la discipline, à savoir « l’idéologie relative aux territoires »

Alors que les papes qui le précédaient se limitaient aux relations internationales qui, selon la définition du même, sont du domaine des « diplomates, en principe sous la direction de leurs gouvernements ».

« Je ne crains pas un schisme » 

Est-ce parce qu’il s’efforce de remonter à l’origine des questions qu’il traite que le pape François s’est fait, en si peu d’années, autant d’ennemis (mais aussi tant de partisans, et même de « fans », notamment parmi les jeunes des pays en voie de développement qui sont loin d’être tous chrétiens) ?

Fidèle à son habitude de ne pas contourner les problèmes, il a créé l’évènement en déclarant, le 10 septembre dernier, dans l’avion qui le ramenait d’une visite dans trois pays de l’Océan indien – Madagascar, l’Ile Maurice et le Mozambique : « Je n’ai pas peur d’un schisme » (Le Monde, 11/09/2019). 

Ce disant, le pape réagissait au livre, paru quelques jours plus tôt, de Nicolas Sénèze, journaliste à La Croix, Comment l’Amérique veut changer de pape (Bayard).

L’auteur y décrit comment l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche a poussé certains prélats catholiques américains, mais aussi des associations évangélistes, proches du Parti républicain, à dire tout haut ce qu’ils pensaient auparavant tout bas, les vannes ayant été grandes ouvertes, en août 2018, par l’ancien nonce apostolique à Washington, Mgr Carlo Maria Vigano qui n’a pas hésité à en appeler… à la démission du pape ! 

Dans son enquête, Nicolas Sénèze démontre, preuves à l’appui, comment les prises de positions du pape François en faveur de l’écologie, mais aussi contre la logique néolibérale, ont poussé ses adversaires à s’organiser.

Sinon pour le pousser à la démission, à tout le moins pour lui trouver un successeur acceptable.

Cécile Chambraud, du Monde, raconte : « Ils ont baptisé l’opération The Red Hat Report par référence à la toque rouge (la barrette) que les cardinaux reçoivent du pape lorsqu’ils sont élevés à cette haute dignité : une enquête lancée par un groupe de riches catholiques ultraconservateurs américains, ulcérés par la tournure qu’a prise le pontificat de François (et qui) ont décidé de passer au crible tous les cardinaux en âge de participer au conclave (ils sont aujourd’hui cent dix-neuf à avoir moins de 80 ans) qui, le moment venu, choisira en son sein le successeur du pontife argentin ».

Leur objectif : favoriser l’élection d’un pape « qui ne passerait pas son temps à dénigrer ‘le dieu Argent’ et le libéralisme débridé, à dénoncer la politique des Etats occidentaux à l’égard des migrants, à faire preuve de mansuétude envers les auteurs de toutes sortes d’entorses à la morale catholique (homosexuels, femmes qui ont avorté, couples non mariés, divorcés remariés, etc.). Bref, un conservateur bon teint qui saurait restaurer l’ordre catholique de toujours, profané, à leurs yeux, par François. » (Le Monde, 6/09/2019). 

Soft power américain contre soft power papal : nul doute que les prochaines années ne couleront pas comme un long fleuve tranquille au pied de la Basilique Saint Pierre.

Pour aller plus loin :

  • Comment l’Amérique veut changer de pape, par Nicolas Senèze, Bayard, 2019 ;
  • Dans les secrets de la diplomatie vaticane, par Constance Colonna-Cesari, Seuil, 2016 ;
  • Le Vatican, combien de divisions ? in Diplomatie n°83, novembre 2016 ;
  • Géopolitique du Vatican, par Jean-Baptiste Noé, PUF, 2015.

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