Moteur de l’économie mondiale, il incarne un défi croissant pour l’environnement…
L’image du paquebot géant MSC Opera heurtant de plein fouet un quai du port de Venise, le 2 juin dernier, a ravivé, s’il en était besoin, le débat ouvert depuis des années à propos du tourisme de masse : ce qu’il rapporte globalement à l’économie (10,4% du Pib mondial selon les chiffres du World Travel and Tourism Concil rendus publics en mars dernier) ne masque-t-il pas les dégâts qu’il provoque sur les écosystèmes concernés ?
Représente-t-il vraiment une chance pour les pays pauvres dont il est censé élever le niveau de vie, mais aussi pour les pays riches frappés par la crise du secteur industriel ?
A l’heure où beaucoup de Français s’apprêtent à prendre des vacances bien méritées, et sans vouloir culpabiliser quiconque de préférer les destinations lointaines à d’autres moins consommatrices de carbone, il n’est pas inutile de lire l’essai très documenté publié chez CNRS Editions par Thomas Daum et Eudes Girard, Du voyage rêvé au tourisme de masse.
Un dossier que ces deux agrégés de géographie abordent avec le sérieux que mérite le sujet… sans oublier l’humour qui sied aux vacances !
Quand un occidental adepte de l’éco-tourisme traverse la Mongolie à bord d’un 4/4 japonais pour découvrir le mode de vie ancestral des habitants de la steppe et « s’extasie sur un authentique berger lancé sur son cheval » sans s’apercevoir que ce dernier « jette un regard envieux sur l’énorme machine », ce « chassé-croisé lourd de quiproquos » peut, de fait, prêter à sourire.
Et même à rire, en découvrant (p.209) la photo de ce panneau « Interdit aux touristes » ornant la devanture d’un hôtel de Saint Jean-Pied-de-Port (Pyrénées Atlantiques) contraint de refouler les estivants pour pouvoir loger sa clientèle traditionnelle de pélerins de Saint Jacques.
Mais on s’amuse moins quand les auteurs décrivent la situation des populations de l’ile de Bornéo (Indonésie) dont la mortalité infantile a été multipliée par deux après qu’ayant dû quitter leur habitat forestier traditionnel, ils se sont entassés dans des bidonvilles pour tenter de récupérer quelques miettes des « éco-touristes » débarquant en masse pour découvrir ce paradis… en voie de perdition !
Exemples parmi d’autres, ces cas d’espèce démontrent, s’il en était besoin, que le tourisme contemporain est devenu un noeud d’ambiguités sans fin : vécu comme une alternative à la standardisation du mode de vie occidental, il devient un puissant vecteur de son exportation ; censé favoriser le contact entre les hommes, il débouche parfois sur la création de nouveaux ghettos ; moteur désormais indispensable de l’économie mondiale, il devient aussi un élément-clé de la compétition entre les Etats et les régions du monde.
Un moteur de l’économie mondiale
Selon la définition de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), un touriste international est « une personne voyageant dans un pays autre que son lieu de résidence habituel pour une période supérieure à 24 heures et inférieure à douze mois et dont le motif principal de visite est autre que celui d’exercer une activité rémunérée permanente dans le pays visité ».
Sans donc que soient comptabilisés les voyageurs à la journée, le produit de ces déplacements qui, depuis 2018, contribuent pour plus de 10% au Pib mondial, dépasse celui de l’industrie automobile, de l’industrie pétrolière ou de l’industrie agro-alimentaire (source : La documentation française, rapport téléchargeable ici ).
Ce chiffre global dissimule bien sûr de fortes disparités.
Si la France reste la première destination mondiale, elle est aussi celle où l’on dépense le moins : 662 dollars par touriste et par séjour, contre 1 000 dollars en Espagne et en Chine et 2 369 dollars aux États-Unis.
C’est l’inconvénient d’occuper une position centrale, limitrophe avec huit pays voisins, explique Jérémy Boer, expert en développement touristique au sein du Pôle Tourisme Éthique et Développement de l’ONG Acting For Life : « Il s’agit à la fois d’une destination proche de ses principaux marchés émetteurs et également d’une zone de passage importante. La France reçoit donc une proportion élevée de touristes effectuant des séjours courts et dépensant peu. En revanche, les États-Unis sont très éloignés de leurs marchés émetteurs, hormis le Canada et le Mexique. Les touristes se rendant aux États-Unis ont donc tendance à y rester plus longtemps et à y dépenser davantage. »
D’où une compétition accrue des Etats pour conserver, développer ou conquérir cette manne dont la gestion fait l’objet, depuis 2009, d’une instance de concertation : le T20 (comme il existe un G20, depuis 1999, s’agissant de l’économie mondiale).
D’où une dimension géopolitique incontournable qui explique qu’en 2014, à la demande de Laurent Fabius, alors au Quai d’Orsay, le dossier du tourisme fut rattaché directement au ministère des Affaires étrangères.
Objectif : accueilllir 100 millions de visiteurs étrangers à l’horizon 2020 (soit 10 millions de plus qu’en 2018, année record après la baisse enregistrée en 2016, à la suite des attentats qui ont frappé le territoire).
Comme le rappellent Thomas Daum et Eudes Girard, il serait cependant erroné de penser, comme y incitent certaines formules toutes faites, que certains pays « vivent » déjà du tourisme.
Seules certaines îles dites « de rêve » (les Baléares, les Seychelles, les Maldives…) peuvent prétendre à cette caractéristique.
Un rapport avantages / coûts fortement contrasté selon les zones
Il existe même des régions touristiques qui, confrontées à une véritable catastrophe écologique, cherchent à inverser la tendance.
Le cas de Venise, médiatisé à juste titre en raison de l’hyperpollution provoquée par le fuel lourd des paquebots géants qui y accostent, est évidemment emblématique.
3 500 fois plus chargé de soufre que celui utilisé pour les voitures, ce carburant rejette en un an sur la ville autant de particules que si 1 million d’automobiles y tournaient à l’arrêt, 24 heures sur 24 !
Sans parler des remous causés par les moteurs de ces immeubles flottants qui ébranlent la structure même de la ville, construite sur pilotis…
Mais sait-on qu’en raison de l’afflux de touristes 30 millions par an), la cité a vu fuir près de la moitié de ses habitants, passés de 100 000 en 1976 à 55 000 en 2016 (dernier recensement) ?
Sait-on qu’à 20 000 km de la Sérénissime, la Nouvelle Zélande a décidé d’instituer, à partir du 1er octobre prochain, une taxe écologique payée par les touristes pour financer la protection des espaces naturels saccagés par leur afflux ?
Trop pauvre, le Népal ne peut s’offrir ce luxe, mais ne dissimule plus le scandale constitué par les tonnes de déchets qui s’accumulent sur les pentes et jusqu’au sommet de l’Everest depuis que les Tour operators se sont emparés de la destination…
Vers une nouvelle géographie du tourisme
En même temps que s’amorce un début de désenchantement face aux avantages présumés du tourisme de masse, se profile un grand basculement des flux jusqu’alors dominants.
Quand, en 1967, l’Assemblée générale des Nations unies vota une résolution en faveur du tourisme pour promouvoir la paix dans le monde, l’Europe représentait 73% des destinations et l’Amérique du nord 16%.
En 2017, l’Europe n’en accueillait plus que 51%, l’Amérique du nord, toujours 16%, mais l’Asie-Pacifique déjà 22%.
Selon les projections de l’OMT, cette dernière région pourrait représenter 30% des arrivées mondiales dès 2030, contre 41% pour l’Europe et 14% pour l’Amérique du Nord…
A cette recomposition planétaire, s’ajoute une série de recompositions locales qui dessinent ce que pourrait être le tourisme de demain.
A la fois relocalisé, moins destructeur pour l’environnement, et lié plus directement à la culture.
En France, dans le département du Calvados, la mise en valeur du patrimoine historique lié au Débarquement du 6 juin 1944 a renouvelé, en quelques années, le profil des visiteurs, attirant toujours plus de gens de la région, en sus des « pélerins » anglo-saxons traditionnels.
Un exemple parmi d’autres de cette « mise en tourisme » de la France via ses musées (8 000 aujourd’hui contre 600 en 1965), même si, là encore, les régions sont inégalement concernées.
Deux chiffres résument le travail qui reste à faire : si l’Ile de France, la région PACA et Rhône-Alpes concentrent 30% des musées de France, ce petit tiers bénéficie de 70% de leur fréquentation globale.
L’Allemagne connaît la même tendance à la relocalisation du tourisme (qui n’empêche pas l’attrait croissant des destinations lointaines, mais peut conduire à en limiter la fréquence) en s’appuyant sur d’autres ressorts que les musées classiques.
Par exemple la mise en valeur de l’ancien patrimoine industriel, notamment dans la Ruhr.
Fermé en 1986, le complexe sidérurgique de Völklingen a obtenu son classement en tant qu’objet du patrimoine industriel et culturel de l’humanité par l’Unesco en 1994, et depuis l’ouverture du site, en 2000, plusieurs millions de touristes l’ont visité.
Conclusion de Thomas Daume et Hugues Girard : « Si les débats de la géographie, dans les années 1980-1990, traitaient du tourisme comme facteur de développement des pays du Sud, il convient de se demander aujourd’hui si, face à la crise et donc à la mutation des Etats développés, il ne serait pas l’ultime source de croissance pour maintenir leur place au sein de la hiérarchie des puissances économiques mondiales. »
Pour aller plus loin :
- Du voyage rêvé au tourisme de masse, de Thomas Daum et Eudes Girard, CNRS Editions, 2018 ;
- Géographie du tourisme et des loisirs : dynamiques, acteurs, territoires, de Philippe Duhamel, Armand Colin, 2018 ;
- Les enjeux contemporains du tourisme : une approche géographique, de Philippe Violier, Vincent Coëffé et Mathis Stock, Presse universitaires de Rennes, 2017 ;
- Les espaces du tourisme et des loisirs, d’Anthony Simon, Dunod, 2017.
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