Oct 042018
 

Quand la puissance terrestre se forge dans les étoiles…

CLES219-2Nouveau coup de bluff ou authentique révolution stratégique ?
En annonçant, au début de l’été, son intention de créer une « armée de l’espace » destinée à assurer non plus seulement la défense des Etats-Unis, mais leur « domination » (sic), Donald Trump a attisé toutes les spéculations.

Côté russe, le doute est de mise, du moins officiellement : jadis victime de l’Initiative de défense stratégique de Ronald Reagan – le fameux « bouclier spatial » qui ne fut jamais mené à bien mais dont la seule annonce acheva de ruiner l’Union soviétique en l’entraînant dans une surenchère technologique qu’elle ne pouvait assumer – le Kremlin semble croire à un piège du même ordre…

Gesticulation ou pas, il n’en reste pas moins que si le président américain obtenait du Congrès de dépenser 8 milliards de dollars bien réels pour financer son projet – en plus des 8 déjà affectés annuellement aux satellites et aux lanceurs – Washington relancerait comme jamais la course aux armements…

Et porterait un coup fatal au traité international sur la non-militarisation de l’espace, pourtant signé et ratifié en 1967 par les Etats-Unis.

Un texte qui, aux yeux de la Maison Blanche, appartient bel et bien au passé… 

En sus d’imposer une utilisation strictement pacifique des technologies d’ordre extra-atmosphérique, la philosophie implicite du traité de 1967 était d’empêcher toute « territorialisation » du cosmos.

D’abord en l’ouvrant à tous ceux qui auraient les moyens d’y accéder (60 Etats en 2018) ; ensuite et surtout en transformant l’espace en zone de contrôle réciproque au sein de laquelle chacun pourrait observer la bonne exécution par l’autre des accords de désarmement.

Mais depuis la disparition de l’URSS, les Etats-Unis ont profité de leur statut d’unique hyperpuissance pour coloniser l’espace.

A partir des années 1990, résume Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, « l’armée américaine a décidé d’utiliser sa technologie spatiale non seulement pour se renseigner, mais pour permettre de mener des opérations militaires. Elle a fait descendre l’espace sur le champ de bataille, en passant de l’échelon stratégique à l’échelon tactique, afin, le cas échéant, de pouvoir mener deux conflits à la fois. » (Géopolitique du spatial, de la Guerre froide au « New Space », entretien diffusé sur Diploweb.com).

Et pour faire profiter leurs entreprises du formidable bain technologique légué par la Guerre froide, les Etats-Unis ont pris le parti de les associer étroitement à leur stratégie…

Volonté de puissance américaine et privatisation du cosmos sont devenus indissociables

De sorte que loin de perdre la vitesse acquise, l’Amérique a utilisé son industrie de défense comme un formidable accélérateur de croissance pour le secteur privé.

Mais sans jamais perdre de vue l’essentiel : renforcer tous azimuts l’influence globale des Etats-Unis.

A partir de 1994, par une décision unilatérale de l’administration Clinton, beaucoup de satellites militaires ont vu leur exploitation confiée à des sociétés commerciales agréées par le gouvernement fédéral.

Un quart de siècle plus tard, le résultat est sans appel : la formidable avance technologique acquise pendant la Guerre froide a permis aux entreprises américaines de conquérir les marchés, en particulier dans le domaine des réseaux de communication et d’observation, grâce au désormais incontournable GPS.

Parmi les 2 à 3 milliards de citoyens qui utilisent aujourd’hui ce système, via notamment leurs téléphones, combien savent que cette technologie, d’origine militaire, est contrôlée de A à Z par le Pentagone ?

C’est dire combien la géopolitique de l’espace, articulée à l’origine autour de l’imagerie, s’organise maintenant autour de flux de données traités par algorithmes.

Et combien la conquête du cosmos est devenue moins un but en soi qu’un moyen d’asseoir sa puissance sur Terre.

D’où la tendance, parfaitement illustrée par Donald Trump, mais aussi par les Chinois et les Russes qui ne restent pas inertes, de concevoir l’espace non plus comme un bien commun, mais comme un champ de bataille potentiel, avec ses territoires, ses enjeux… Et ses cibles.

Cet été, le président américain n’a donc fait que rendre public ce qui avait été énoncé secrètement, dès 1995, par une directive du Pentagone aujourd’hui déclassifiée : l’espace doit être considéré comme « un milieu au même titre que la Terre, la mer et les airs, où des activités militaires seront conduites pour satisfaire les objectifs de sécurité nationale des États-Unis. »

En conséquence de quoi  » l’interférence délibérée avec des systèmes spatiaux américains sera vue comme une atteinte à nos droits de souveraineté » conduisant les États-Unis à « prendre les mesures appropriées d’autodéfense », et à « contrer si nécessaire, les systèmes spatiaux ou les services issus de ces systèmes utilisés à des fins hostiles ». (Cité dans le Rapport de synthèse numéro 153 du 28 février 2016 de la Fondation pour la Recherche Stratégique).

La France s’engage elle aussi dans la guerre spatiale

Première conséquence spectaculaire de la réintégration par la France du commandement intégré de l’Otan ? Quelques semaines après les annonces du président Trump, la ministre des armées, Florence Parly a indiqué, le 9 septembre dernier à Toulouse, devant le Centre national d’études spatiales (CNES) que la France s’apprêtait à suivre une voie analogue à celle des Etats-Unis : « renforcement de notre capacité nationale de renseignement et de surveillance spatiales » mais aussi « ouverture au financement privé ».

Sur ce dernier aspect, Madame Parly veut favoriser le développement de petits satellites d’observation qui « aideront à la mobilité de nos futurs systèmes d’armes ».

Il est vrai que ce marché s’envole : dans les dix ans à venir, 7000 de ces engins devraient être lancés.

Soit six fois plus que dans la dernière décennie, pour un investissement évalué à 38 milliards de dollars.

La ministre cite aussi l’exemple de Thalès qui, par l’intermédiaire de la Space Alliance (le partenariat stratégique conclu avec l’Italien Leonardo), investit dans les capteurs pour identifier les objets spatiaux (Les Echos, 10 septembre 2018).

Et de conclure : « Ne pensons plus au financement tout étatique comme unique moyen de mener des projets ».

En attendant, la France a tout de même prévu, dans la loi de programmation militaire, de consacrer 3,6 milliards d’euros au renouvellement de ses satellites.

La Chine, première visée par cette nouvelle « guerre des étoiles »

Si Florence Parly a cru bon, pour illustrer son propos, de citer l’épisode du satellite français Athena-Fidus, « frôlé » voici un an par un concurrent russe (un type d’incident qui se règle, d’ordinaire, dans le secret des chancelleries, et dont l’évocation publique vaut indication sur la météo politique entre Paris et Moscou), nul n’est dupe de la préoccupation prévalant à Washington comme à Paris : la montée en puissance des Chinois qui consolident comme jamais leurs positions dans l’espace.

Ils ont d’ailleurs été cités explicitement, le 9 août dernier, par le vice-président américain, Mike Pence, quand celui-ci a mis en musique les annonces de Donald Trump.

« En démontrant, a-t-il dit, sa capacité à détruire l’un de ses propres satellites, [ndlr: en 2007] la Chine a apporté la preuve, hautement provocatrice, de sa capacité à militariser l’espace. Le temps est venu de nous préparer au prochain champ de bataille » (Le Figaro,18/19 août 2018).

Il faut dire que, le 3 août précédent, Pékin avait annoncé avoir testé avec succès un missile hypersonique atteignant la vitesse vertigineuse de Mach 25 (30 600 km/h).

Un engin littéralement non-interceptable, si ce n’est au moyen de frappes préventives…

Mais les Chinois ne se contentent pas de moderniser leur arsenal. Fidèles, sur ce point, à la dialectique maoïste, ils tentent de concurrencer l’adversaire avec ses propres armes : en enrôlant le secteur privé au service de leur montée en puissance spatiale.

C’est ainsi que la société Commsat vient d’annoncer qu’elle lancerait, d’ici 2021, 72 satellites commerciaux à orbite basse destinés à former une « constellation de collectes de données en temps réel » (Le Monde, 27 juillet 2018).

Zones visées : celles dépourvues d’internet et qui pourront ainsi partager instantanément des informations dans tous les secteurs imaginables.

Soit, pour Pékin, une « nouvelle frontière » commerciale aussi stratégique que le fut, pour les Etats-Unis, l’association des entreprises aux projets du Pentagone, dans les années 90.

Certes, les moyens mis par Pékin sont loin – officiellement – d’être aussi conséquents que ceux mobilisés par les Américains en faveur de leur projet de défense spatiale, ne serait-ce que par la disproportion des budgets militaires – d’un rapport de un à quatre en faveur de Washington.

Mais comparaison n’est pas toujours raison : contrairement aux Etats-Unis, la Chine ne fait pas apparaître dans ses comptes publics les investissements de Recherche et de Développement.

Une lacune volontaire destinée à dissimuler les secteurs qui se taillent la part du lion…

Jusqu’à ce qu’on découvre, comme en août dernier, qu’en matière de technologie hypersonique, par exemple, elle détient la suprématie absolue !

Pour aller plus loin :

  • Le nouvel âge spatial : de la Guerre froide au New Space, par Xavier Pasco, CNRS Editions, 2017 ;
  • Un empire très céleste : la Chine à la conquête de l’espace, par Denis Borel et Isabelle Sourbès-Verger, Dunod, 2008 ;
  • Sécuriser l’espace extra-atmosphérique, éléments pour une diplomatie spatiale, rapport de synthèse de la Fondation pour la Recherche Stratégique, numéro 153 du 28 février 2016.

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